mardi 3 janvier 2017

LES CHAUSSETTES NOIRES

BONNE ANNEE A TOUS, chers lecteurs. Je n'aime guère cette phase de congratulation réciproque afin de se souhaiter une bonne année alors qu'elle sera forcément pourrie par les mêmes conneries que les années précédentes. Néanmoins, souhaitons-nous en une qui ne soit pas pire que 2016, ce sera déjà ça.
Et pour bien commencer :

"Les amateurs de Rock'N'Roll américain en France sont rares en 1959."

LES CHAUSSETTES NOIRES : L'Intégrale 2011

A la fin des années cinquante, la France retrouve le sourire. Les plaies de la Guerre se referment doucement, l'économie du pays tourne à plein régime. De grands ensembles remplacent peu à peu les bidonvilles des faubourgs des grandes villes où s'entassent des familles entières d'ouvriers. Les rues s'emplissent d'amples robes fleuries, de Renault Dauphine et de Citroën DS, et d'une génération d'adolescents née juste après la guerre. Certains vont bientôt pouvoir profiter de leurs services militaires pour découvrir les joies du conflit colonial en Algérie, et le Général de Gaulle profite du souk de la quatrième République pour créer la cinquième en 1958, prenant au passage la place toute neuve de Président de la République.

Les gamins s'ennuient pourtant dans cette France de l'après-guerre. Le pays est tout entier tourné vers sa reconstruction, et laisse bien peu de place au divertissement. La musique se cantonne à Tino Rossi et les Frères Jacques, alors que de l'autre côté de l'Antlantique, les Etats-Unis semblent tout entier à l'écoute de leur jeunesse. Quelques bribes de cette culture appelée Rock'N'Roll apparaît sur les écrans nationaux via les films où chantent Elvis Presley ou Bill Haley. Ces artistes vont avoir un retentissement majeur sur les gamins des faubourgs, qui rêvent de cette Amérique qui semble si joyeuse et moderne.

Plusieurs artistes émergent au tournant des années soixante : Johnny Hallyday, les Chats Sauvages de Nice, et les Chaussettes Noires de Paris, parmi les plus fameux.Tous ne vont pas se qualifier de Rock'N'Roll, mais plutôt de Rock'N'Twist. La plupart ne savent pas que le terme Twist est en faite un sous-genre du Rock'N'Roll crée de toutes pièces par le business. Le but est de produire une forme de Rock'N'Roll dénuée de ses oripeaux de musique noire : paroles à connotation sexuelle, guitare agressive, tempi Soul et Blues, et tant qu'à faire, interprètes blancs. A la fin des années cinquante, l'Amérique puritaine chasse les artistes dévergondés : Chuck Berry est emprisonné pour détournement de mineure, Elvis Presley part au service militaire, Little Richard rentre dans les ordres après des déboires avec la Justice concernant sa consommation de drogue et son homosexualité. Quant à Jerry Lee Lewis, il doit se faire oublier après avoir crée le scandale en épousant sa cousine âgée de treize ans. Le Twist remplace alors le Rock'N'Roll sur les ondes américaines. Les artistes américains s'expatrient en Europe afin de poursuivre leur carrière : Chuck Berry, Gene Vincent, Bo Diddley… et s'adaptent pour certains au Twist afin de survivre, et de profiter du succès de l'Elvis du pauvre en Grande-Bretagne : Cliff Richard. La démarche française est bien plus naïve, guidée par un furieux besoin de donner vie à cette nouvelle musique dans le pays.

Les amateurs de Rock'N'Roll américain en France sont rares en 1959. En région parisienne, ils sont généralement tous amis, et s'échangent les disques uniquement disponibles en import à prix d'or, où via les bases américaines implantées dans le pays. C'est cette passion qui va réunir le chanteur Claude Moine, et le guitariste Aldo Martinez. Ils forment un groupe avec l'ajout de deux autres guitaristes : Tony d'Arpa et William Benaïm, et le batteur Jean-Pierre Chichportich. Claude Moine se rebaptise d'un pseudonyme plus Rock'N'Roll : Eddy Mitchell.

Le groupe se nomme d'abord Eddy Dane And The Danners, les Cinq Rocks, puis les Five Rocks. Ils répètent dans une salle paroissiale en 1960 sur Paris. Le responsable de la salle, Daniel Gouin, non-voyant, les enregistre sur un magnétophone lors d'une de ces répétitions, et captent quatre morceaux dont trois serviront tels quels sur les deux premiers quarante-cinq tours du groupe en 1961.

Eddy Mitchell recherche activement une maison de disques, porté par le succès tout neuf de son ami Jean-Philippe Smet, alias Johnny Hallyday. Les Five Rocks obtiennent une audition aux studios Hoche devant Jean Fernandez et Eddie Barclay. Leur adaptation de « Wild Cat » de Gene Vincent impressionne particulièrement, et ils décrochent un contrat pour trois ans. Ce dernier sera paraphé par les parents des musiciens, tous mineurs, la majorité étant à vingt et un ans en 1960.

En décembre 1960, les premières sessions d'enregistrements commencent. Elles sont pour le moins laborieuses, car aucun des musiciens n'a la moindre notion de solfège, et les erreurs sont fréquentes. De plus, emportés par la fougue, aucun n'a réfléchi à la configuration musicale d'un groupe, chacun prenant l'instrument qui lui plaît. Les artistes américains se sont tous entourés de musiciens rompus au fonctionnement d'un groupe, et les sessions ont été réalisées par des producteurs ayant déjà officié dans le Blues et le Jazz. Les Five Rocks ont trois guitaristes mais aucun bassiste. Le batteur ne dispose pas d'un kit complet avec grosse caisse, mais d'une simple caisse claire et d'une cymbale. Chichportich, complètement dépassé par les événements, est remplacé par des musiciens de studios. Quant à la basse, elle est tenue par le contrebassiste Jean Bouchéty, tandis qu'Aldo Martinez apprend les rudiments de la quatre-corde. Ces cafouillages de jeunesse ont ainsi alimenté les rivalités entre les Chaussettes Noires de Paris, et les Chats Sauvages, de Nice. Le chanteur de ces derniers, Dick Rivers, n'a pas hésité à insister sur le fait que les Chats enregistraient tout eux-mêmes en studio, EUX.

Le premier quarante-cinq tours sort en janvier 1961, et bénéficie du soutien de la radio Europe 1. Seulement voilà, au lieu d'annoncer les Five Rocks, le présentateur les désigne sous un nouveau nom : les Chaussettes Noires. Le patronyme figure également sur le premier disque. Il s'agit d'un contrat signé entre Eddie Barclay et les chaussettes Stemm, avec la complicité du directeur de la programmation d'Europe 1. La marque Stemm, désireuse de se forger une image plus jeune, aboutit à cet accord avec Barclay, dans le dos des musiciens. Ces derniers n'obtiendront d'ailleurs pas grand-chose en retour, à part une boîte de dix paires de chaussettes noires chacun. Néanmoins, ce nom plus français leur permet une programmation sur les radios plus aisées. Elle donnera toutefois lieu à un incident. Alors que le groupe est programmé à l'émission de télévision Toute La Chanson, l'ORTF menace d'annuler leur passage à cause de cette publicité détournée que la maison de télévision nationale trouve honteuse. Finalement, les musiciens seront présentés sous un de leurs anciens patronymes : les Cinq Rocks. Le succès sera immédiat, et les Chaussettes Noires deviendront l'un des groupes emblématiques du Rock Français naissant, ainsi qu'une figure majeure des Yé-Yé du début des années 60.

Les Chaussettes Noires seront aussi l'un de mes groupes emblématiques me permettant mon immersion dans le vaste monde du Rock'N'Roll. Si Téléphone fut mon choc initial, les Chaussettes Noires seront l'autre découverte de mon jeune âge. Pour un gamin de sept-huit ans, la bonne humeur contagieuse de ce Rock'N'Twist, ces chansons accrocheuses facilement mémorisables firent des ravages dans mon jeune cerveau, et remplacèrent avantageusement les artistes destinés au jeune public comme Chantal Goya ou Dorothée que je n'écoutai d'ailleurs jamais. Je pense aussi que cette musique fut ma porte d'entrée vers le Rock vintage. Le Rock'N'Roll des Chaussettes Noires était certes Twist et dansant, mais il était particulièrement rugueux et sans fioriture comparé à la musique sophistiquée des années 80. Dès lors, les Who et Led Zeppelin ne pouvaient plus me choquer l'oreille, mais au contraire me ravirent au plus haut point. Comme pour Téléphone, j'y reviens régulièrement, toujours transporté par ces chansons à l'atmosphère insouciante tout en étant profondément sincères. Elles irradient de ces images d'Epinal des années soixante ensoleillées, une ballade en Renault Floride le long de la côte, avant la crise économique et le tourisme de masse.

J'étais resté sur une fantastique compilation nommée Chaussettes Noires Story, parue en vinyle en 1974 et rééditée en cassette dans les années 80. Cette intégrale me réjouit au plus haut point. J'avais envisagé de ne retenir que l'un de ces vingt-cinq centimètres réédités en fac-similés, mais il m'est tout simplement impossible de choisir, et il vous sera de toute façon plus aisée de trouver ce coffret qu'un quelconque album. La voix croonante d'Eddy Mitchell, les guitares râpeuses entre Surf et Garage, la batterie jazzy, les mélodies simples et entraînantes, tout est parfait au plus haut point. Je connais encore les paroles des chansons par coeur, comme au temps de mon enfance.

Et pourtant, l'aventure Chaussettes Noires ne durera que trois petites années. Le groupe connaît son apogée en 1961, alignant les concerts et les disques sans répit, avant que le succès s'étiole peu à peu. La formation se délite également, les musiciens étant appelé un par un sous les drapeaux, et remplacé. Le départ d'Eddy Mitchell sonnera le glas de la formation, lui permettant de clore le chapitre pour partir sur une carrière solo préparée avant son départ au service militaire. Eddy publiera quelques excellents albums entre 1963 et 1974, piochant dans le Rock'N'Roll, la Soul, le Jazz-Rock et le Heavy-Blues. L'homme connaîtra le succès commercial complet à partir de 1975, grâce aux albums à Nashville puis les chansons plus orientées variété française. Et contrairement à Johnny Hallyday, Claude Moine écrit tous les textes de ses chansons et participe à la composition de la musique.

Il reste ce merveilleux héritage, au swing intact, qui ouvrira la voix à Bijou ou Au Bonheur Des Dames. Je suis heureux d'avoir retrouvé ce vieux compagnon après l'avoir laissé de côté durant bien des années. Plus qu'un souvenir des Yé-Yé, les Chaussettes Noires étaient de vrais pionniers, comme Chuck Berry, et ont toute leur place dans le Panthéon du Rock national.

tous droits réservés

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Les Chaussettes Noires !??! Incroyable ! C'est un joke ? Nan ? C'est sûr que c'est mieux que Doro et ses "Musclés" ...
Quoi qu'il en soit, Bonne Année. Meilleurs vœux.

Julien Deléglise a dit…

Merci à toi. Eh non, ce n'est pas une blague ah ah !
Eddy Mitchell est mon plaisir coupable. Il y a aussi un petit côté sentimental, je dois avouer.

Anonyme a dit…

Dick l'enfonce !
C'est Dick, le vrai rockeur !
Pas de musiciens de studio, avec "Les Chats".
No bullshit, just Roc'k 'n Roll !
Signé : Big Dick

Julien Deléglise a dit…

Ce n'est pas faux, c'est en tout cas ce que défend Dick Rivers. Ce dernier a fait quelques disques solo intéressant au début des années 70, il a travaillé avec Alain Bashung.
Ceci étant, je préfère Eddy Mitchell, sa voix, le second degré, et aussi son audace en solo pendant les années Zig Zag.