lundi 29 janvier 2018

FAST EDDIE CLARKE PART 3

"Ce bonhomme de cinquante ans est en train, en quelques accords, de leur donner une leçon."

Dave King ramène ses copains pour un nouveau Fastway. Clarke a trente-cinq piges, et ne comprend rien à ses gamins avec qui il n'a aucun point commun, et ne sait pas quoi faire. « Waiting For The Roar » est un album sous influence ZZ Top de 1987, l'inspiration en moins à par un ou deux titres comme « Backdoor Man ». Le reste sent le Rock FM ultra-formaté, et sera un four commercial. Dave King se désintéresse du Heavy-Rock. Et pourtant c'est lui que Clarke appelle en 1987 pour la bande originale d'un film d'horreur cheap : Trick or Treat. Clarke n'a plus de groupe, et c'est le producteur qui demande les rythmiques des thèmes. Désormais seul aux commandes, avec seulement un Dave King blasé, il offre un de ses derniers albums captivants. Le doublage synthétique résonne toujours sur la batterie, mais exit les claviers, c'est le grand retour des guitares. En quelques trente minutes, Clarke compose une poignée de chansons du niveau du premier disque de Fastway, totalement esseulé et sans soutien. Le climax sera atteint avec le superbe Boogie « Hold On To The Night », preuve éclatante que Clarke n'est ni un compositeur fini, ni un guitariste dépassé. Le coup de grâce lui ait porté lorsque le chanteur Dave King le laisse pour se consacrer à son projet de Rock celtique.

Revenu seul une fois de plus à la case départ, Clarke perd complètement pied. Il nage dans l'alcool jour et nuit, se perd dans la dépression. Il est un homme fini, semble-t-il. Les années Motorhead sont loins, et Fastway a échoué. Dans la voie de garage, un jeune guitariste-chanteur l'aborde et lui propose de travailler avec lui. Clarke, surpris et ravi que l'on s'intéresse encore à lui, accepte. Il vient de signer une forme de pacte avec le Diable. Le jeune homme s'appelle Lea Hart et est un pur opportuniste du business musical. Il compose, écrit, et joue dans des groupes de Pop depuis dix ans, mais n'a jamais obtenu le succès commercial dont il rêve. Opportunément, il a réorienté sa carrière vers le Hard-Rock FM, celui qui fait fureur aux USA avec Foreigner, Def Leppard, ou Bon Jovi. Il se voit en star, mais pour le moment, il se cherche une crédibilité. Il va donc écumer les clubs où traînent les musiciens à la dérive. Lea Hart va également récupérer dans ses filets Paul DiAnno et Dennis Stratton, respectivement chanteur et guitariste sur le premier album d'Iron Maiden. Il va leur faire enregistrer ses propres titres au début des années 90, dont certaines chansons ont déjà été utilisées avec Fastway. Il ira aussi récupérer le groupe Bad Company. Fast Eddie Clarke est sa première grosse prise. Il bénéficie toujours de la réputation de rocker intraitable de Motorhead, mais est dans l'incapacité de composer quoi que ce soit, ce qui permettra à Hart de fourguer ses chansons et ses arrangements. L'album qui en résulte sort en 1988, il s'appelle On Target. Comme si l'opportunisme ne sentait pas assez fort, la pochette arbore le portrait de Clarke et de Hart. Musicalement, quelques chansons pourraient être agréables, si ce n'est que Clarke est inaudible, noyé dans les synthétiseurs et la rythmique FM. Les interventions en guitare solo ne sont pas mentionnées afin de jeter le trouble entre celles de Clarke et celles de Hart. Une version dite Reworked paraîtra en 1997. On découvrira que Clarke ne fut pas si distant de la composition. En livrant cette version, on découvre que les guitares étaient plus présentes, et le disque plus Rock. Pourtant, c'est le mixage Hart qui fut conservé. La sortie de l'album ne sera suivi d'aucun concert : Hart n'aime pas ça, et préfère faire le malin dans les clubs et les studios à la recherche de proie. Pendant ce temps, Clarke dépérit un peu plus. Il gagne un peu d'argent en vendant ses bandes de Motorhead au label Receiver Records. Clarke en est le seul bénéficiaire, et cela fâchera Lemmy qui considère ces disques comme pirates et sans intérêt.

L'album est un four commercial. Cela n'empêche pas l'équipage de remettre le couvert avec l'album Bad Bad Girls en 1990. Cette fois, Clarke sera quasiment absent de l'enregistrement et pour cause : ses organes sont en train d'exploser à cause de l'alcool. Pétris d'ulcère, le foie et la rate explosés, il souffre, ne tient plus debout. Il rentre d'urgence à l'hôpital, entreprend une cure de désintoxication. Il restera six mois. Il revient juste pour poser quelques parties de guitare sur un disque qu'il n'aime pas et qui n'aura aucune suite scénique. Fin du chapitre, Fastway disparaît en 1991. Revivifié, il enregistre son premier album solo en 1993. Lemmy vient chanter sur un titre par amitié, et le résultat ressemble à ce qu'aurait dû ressembler Motorhead si Clarke était resté.

 L'alchimie est toujours là. Les deux brigands se sont réconciliés il y a bien longtemps, dans les coulisses du festival de Reading en 1983. Clarke était venu joué un titre avec les Twisted Sister dont il avait produit le premier album, Lemmy était là en spectateur. Les deux hommes se sont réconciliés, et à chaque sortie d'album de Fastway, Lemmy vint faire un tour à la télévision pour soutenir son vieux copain, même en pleine période FM-Rock. Conscient qu'il revient de loin, Lemmy n'a pas hésité une seconde pour donner un coup de main à Clarke. Le disque se vend peu, mais musicalement, Fast Eddie s'est retrouvé. Il va ensuite laisser les années s'écouler tranquillement. Son retour sur scène se fait en 2001 pour les 25 ans de Motorhead. Lemmy lui demande de venir jouer à la Brixton Academy avec le line-up actuel. Clarke hésite, mal à l'aise. C'est que ses dernières prestations scéniques remontent au milieu des années 80. Qu'importe, il sera là. Il répète les morceaux d'arrache-pied. Le soir venu, il apparaît vêtu de la chemise de cow-boy et de la veste en cuir qu'il portait sur scène sur la tournée Ace Of Spades en 1980. Clarke rentre toujours parfaitement dedans. Ils vont jouer « Bite The Bullet/ The Chase Is Better Than The Catch ». Placé devant les amplificateurs, à droite sur la scène, et à la gauche de Lemmy, comme c'était autrefois, il prend sa Fender Stratocaster, et commence à équarrir les riffs aux côtés de Phil Campbell. Tout à coup, un miracle se produit : Campbell disparaît du spectre sonore. Malgré son enthousiasme scénique, et ses quinze années de Motorhead, il vient d'être éclipser par Clarke. C'est qu'il sait comment jouer avec la grosse basse de Lemmy, se placer en contrepoint aigu, surmonter la machine et apporter de la puissance. Mikkey Dee est ébahi, il n'en revient pas. Ce bonhomme de cinquante ans est en train, en quelques accords, de leur donner une leçon. Campbell donne tout ce qu'il peut, saute partout, riffe dans tous les sens, écrase ses pédales d'effet, rien à faire : il a disparu de scène. Le vieux sorcier est en train de lui donner une correction. Tout est parfait : riffs impeccables, solo luisant de Blues psychédélique. Timide, collé contre l'amplificateur, Lemmy et Clarke n'arrêtent pas de se regarder comme un couple amoureux. Le vieux bassiste se sent pousser des ailes avec son vieux frère, se permet même quelques pas de Boogie, chose qu'il n'a quasiment plus fait depuis les années 80. Son jeu de scène est devenu celui d'un vieux cèdre multi-centennaire. Mais là, avec son vieux pote Clarke, les deux hommes s'éclatent. Il ne manque que Taylor à la fête. Après un ultime solo acéré et luisant comme la lame d'un couteau de cuisine, Clarke se retire, saluant poliment les musiciens et le public, ravi d'être là. Lemmy ne cesse d'hurler son nom, Clarke lui offre l'accolade. Campbell, lui, est bien content que tout cela s'arrête. Il s'en est fallu de peu pour qu'il se fasse virer et que son patron, pourtant fidèle en amitié, ré-embauche son desperado initial. Il n'en sera rien. Clarke vit tranquillement dans son petit pavillon de l'Est de l'Angleterre, et ne sort de sa tanière que pour travailler sur les rééditions des albums de Motorhead, par ailleurs parfaites, quoiqu'en dise Lemmy.

Il reforme un Fastway en 2007-2008 pour une tournée mondiale, puis un album en 2011. Fastway revient au Hard-Blues et au Hard-Rock. Les années Rock commerciales sont oubliées, Clarke les déteste. Il veut retrouver l'esprit Blues – Led Zeppelin des débuts. Le résultat est brillant, mais ses comparses ont tous une autre carrière musicale pour joindre les deux bouts. Fastway, c'est excellent, mais ça fait pas vivre son homme. Qu'importe, le résultat est très bon, mais n'aura pas de suite. Le groupe ne réussira pas à se réunir avant 2016 et une tournée en première partie de Saxon en Grande-Bretagne. Clarke espère un album, mais sa santé le tracasse.


Entretemps, il publie un superbe disque de Blues en 2014 : Make My Day, Back To The Blues. Avec sa pochette de mauvaise compilation de Country pour routiers, l'album renferme une musique de tout premier plan. Clarke est du niveau d'un excellent Chicken Shack, et sa voix gouailleuse n'est pas sans rappeler Stan Webb. Le jeu est impeccable, d'une subtilité magique. Toutes ses influences originelles y passent : Hendrix, Clapton, Led Zeppelin, Jeff Beck Group, Humble Pie…. Un disque invendable en 2014 évidemment, mais un superbe disque, inspiré de la première à la dernière note. Et puis Clarke voulut réveiller le monstre Fastway, il semble que le destin lui ait signifié la fin des hostilités. Nous échangeâmes ponctuellement ensemble. Son message lorsque je fis paraître ma biographie sur lui fut ce que je lus de plus beau. D'une humilité immense, j'entendis presque ses sanglots de remerciements, comme un gosse. Un petit français venait de se fendre, par pure passion, d'un livre consacré à sa musique. Il ne me remercia jamais assez. J'aurais tant voulu qu'il puisse en lire une version anglaise. Lorsque le livre parut, Clarke était déjà affaibli, mais ne voulait pas se rendre. On me reprocha de ne pas l'interviewer, mais il était trop loin, et trop malade pour me consacrer du temps. Il voulait juste jouer sa musique encore une fois. Il était incapable d'écrire le pourquoi de telle ou telle chanson. Tout lui venait, sa vie se concentrait dans ses doigts, les notes sortaient. Mais mes quelques analyses en anglais sur ses morceaux finissaient toujours par un commentaire aussi laconique que merveilleux : « C'est ça mec, t'as tout compris. Merci beaucoup ». Merci pour tout Eddie.

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dimanche 21 janvier 2018

FAST EDDIE CLARKE PART 2

"Le succès monte à la tête, l'argent circule sans que le groupe ne puisse réellement en profiter. "

Lorsque Motorhead apparaît pour la première fois à la télévision à l'émission Top Of The Pops pour jouer leur nouveau simple, « Louie Louie », qui vient d'entrer à la 75ème place des classements, Clarke est en bleu en train de repeindre un bureau de bookmakers. Il demande au patron de tourner la télévision du bureau, et exulte : « C'est moi à la télé ! ». Le chevelu qui repeint, c'est effectivement le guitariste légendaire de Motorhead. La suite, ce sera une chevauchée ahurissante de quatre années de tournées et d'albums. Le trio devient le premier symbole d'un Heavy-Metal sans concession, débarrassé de ses oripeaux hippies. Après Motorhead, Judas Priest opte pour l'uniforme de cuir et de clous fin 1978, début 1979. Le trio est le plus implacable, le plus puissant, le plus intransigeant, le plus intègre des groupes de Rock anglais.

Le disque Bomber publié en octobre 1979 est l'occasion de découvrir Clarke au chant. Selon Lemmy, un caprice de guitariste en manque de reconnaissance, selon le guitariste, la volonté du bassiste d'encourager Clarke à se mettre en lumière dans le groupe. Le morceau sera un Blues miraculeux, collant aux tripes : « Step Down ». La gouaille Punk de Clarke colle à merveille sur ce morceau fragile. Il enregistrera aussi une version de « Stone Dead Forever », mais il préférera garder la version de Lemmy au chant. A l'écoute de cette version, on distingue ce qui ressemble fort à Metallica à ses débuts. Sur Bomber, Clarke fait rugir la wah-wah, décoche riff sur riff, et fait un malheur, bien autant qu'Overkill. Avec Ace Of Spades, il opte définitivement pour la Fender Stratocaster et sa tonalité coupante qui contrebalance si bien avec la basse Rickenbaker de Lemmy. Vic Maile, le producteur, leur définit un son dur et coupant, où les scories psychédéliques de Clarke n'ont plus beaucoup de place. No Sleep 'Til Hammersmith, leur premier album en concert, se classe numéro un des classements anglais. Motorhead est une star populaire.

Le succès monte à la tête, l'argent circule sans que le groupe ne puisse réellement en profiter. Clarke commence à se sentir isolé, Lemmy et Taylor étant en permanence au coeur d'une orgie de groupies et de speed. Clarke picole de la vodka depuis maintenant cinq ans, mais reste un homme discret et intègre. Il est attentif à l'image de ce qu'il considère tout autant que les autres comme son groupe. L'affichage de je-m'en-foutiste des deux autres commence à l'agacer sérieusement. Pour Fast Eddie, Motorhead a une éthique implacable, et c'est ce qui plaît aux fans. Cela plaît moins à Lemmy et Taylor, qui commencent à trouver Clarke sérieusement chiant et rabat-joie. Pourtant, le guitariste a raison. Ils se sont forgés une image de desperados Rock absolus, cela implique un travail constant en matière de musique, et une communication intense et briffée. Il estime que les épreuves des années de misère ont forgé leur identité et leur amitié, et rien ne doit briser cela.

La tension est telle que Clarke se fait virer en mai 1982 en pleine tournée US. Les explications de Clarke ne sont guère flatteuses pour les deux autres, qui se sont montrés aussi prétentieux qu'inutiles, voire dangereux. Dans un souci d'éthique, Clarke se met en colère suite à un duo de Motorhead avec la chanteuse Wendy O'Williams, que Lemmy admire surtout pour sa poitrine. Fast Eddie la trouve carrément nulle, et refuse de finir la production du disque, lui qui a hérité de la production des disques de Motorhead quelques mois auparavant avec l'album Iron Fist. Lemmy calme le jeu, et lui annonce que le disque sortira sous le nom de Lemmy et Wendy. Clarke finit le travail, et en remerciement, Taylor et Kilmister arborent des tee-shirts Plasmatics, le groupe de Wendy O'Williams sur toute la tournée canadienne. Clarke commence à trouver la plaisanterie lourde, et les choses finissement par s'envenimer au point que Clarke restera enfermé seul dans sa chambre d'hôtel, un molosse gardant la porte et ne l'autorisant à sortir que pour assurer les deux derniers concerts. Puis, il sera mis dans l'avion, sans son matériel, resté sur la route.

Une fois revenu en Grande-Bretagne, Clarke traîne sa dégaine dans la rue, esseulé, une bouteille de vodka dans la poche. Il finit par rencontrer le bassiste Pete Way, lui aussi fraîchement débarqué de son groupe de coeur : UFO. Les deux montent donc leur propre groupe : Fastway. Ils cherchent d'abord un batteur. Clarke rêve d'avoir celui d'Humble Pie : Jerry Shirley. Ca tombe bien, le bonhomme est décorateur d'intérieur depuis la seconde séparation d'Humble Pie en 1981. Clarke et Way font cinquante bornes pour le recontrer dans un pub, Shirley arrive en bleu, couvert de peinture. Il repartiront tous largement imbibés. Fastway a son batteur.


Seconde étape : il faut un chanteur. Une audition est lancée, et la cassette d'un jeune homme irlandais fait mouche : Dave King. Et puis, Way est rappelé par son label : il ne peut signer le contrat du premier album de Fastway, car il est chez CBS, et Way est toujours lié à celui de UFO : Chrysalis, dont les conditions furent minables. Fastway conserve son nom, mais perd son bassiste. Il sera remplacé par Richard MacCracken, un ancien de Taste de Rory Gallagher. Ce bel équipage fait un carton aux USA, à la grande surprise générale. Le premier album s'écoule à 500 000 exemplaires aux Etats-Unis, mais le succès ne se confirmera pas. Fastway Mark I meurt fin 1984, et Clarke perd peu à peu pied. Il finit par se laisser guider, bouffé par son alcoolisme et la dépression. (à suivre)

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mardi 16 janvier 2018

FAST EDDIE CLARKE PART 1

FAST EDDIE CLARKE

"Ce grand gaillard un peu manche a un sacré feeling. "


Voilà, le dernier desperado est parti. Fast Eddie Clarke était le dernier survivant du trio mythique Motorhead entre les années 1976 et 1982, considérées comme les années d'or par les fans, à juste titre. Phil Taylor puis Lemmy partirent en 2015, voilà maintenant Clarke, début 2018. Ainsi disparaît définitivement et sans espoir de retour l'un des groupes les plus légendaires du Rock anglais. Ils ont crée un alliage venimeux de Heavy-Metal et de Rock Punk, sans concession, qui ouvrira la voie autant à la New Wave Of British Heavy-Metal qu'au Thrash-Metal américain et au Black-Metal primitif européen. Sans, pas de Metal, comme on l'appelle aujourd'hui, tout simplement. Encore aujourd'hui, jamais du Rock n'a sonné aussi impressionnant, sans concession, de sa musique à son image même : trois cow-boys de l'Enfer, vêtus de blousons de cuir, de cartouchières, de jeans noirs, et de bottes de moto. Pas de frime, de l'attitude. Car ils étaient eux-mêmes, sans fard, sans chercher à être quelqu'un d'autre.
C'est que la genèse du trio mythique est une aventure de deux années pleines, un parcours ahurissant de galères, de souffrances, mais aussi de musique de plus en plus implacable. Clarke est, comme Ian Fraiser Kilmister alias Lemmy, un allumé des quartiers interlopes de Londres, un en particulier : Ladbroke Grove. Dans les années 70, c'est une succession de squats et de pubs crasseux dans lesquels une scène musicale fortement politisée à gauche fait vibrer les murs. Ce sont des fils de hippies, mais qui refusent farouchement l'ordre établi. Ils prennent des acides, jouent fort, et veulent participer gratuitement dans les festivals. Ils sont les précurseurs du Punk, et d'un Heavy-Metal autrement plus agressif en gestation. Ils s'appellent Hawkwind, Pink Fairies, Third World War, Crushed Butler, Stray…. Clarke est d'abord un allumé psychédélique, copain avec Mick Farren, journaliste et fondateur des Deviants, groupe précurseur des Pink Fairies. On le retrouve jouer sur un toit de grange de la guitare électrique, juste parce que le son de la vallée est extraordinaire, meilleur que n'importe quel ampli…. Il est un fan du Blues électrique anglais : Peter Green's Fleetwood Mac, Cream, Jeff Beck Group, Led Zeppelin, Humble Pie, Jimi Hendrix….. Il ne se départira jamais de ces mamelles fondatrices, qui lui permettront de faire de son jeu de guitare un firmament de fusion de Blues psychédélique et de Hard-Rock. Il sera suffisamment affûté pour rejoindre la formation anglaise d'un certain Curtis Knight, correct chanteur de Soul-Blues qui connut son heure de gloire en embauchant …. Jimi Hendrix au milieu des années soixante, juste avant que le guitariste n'explose à la face du monde avec son Experience. Knight exploitera le filon Hendrix jusqu'à plus soif pour se faire des sous. A tel point, qu'il est convoqué au procès du dernier manager d'Hendrix, Mike Jeffries. Pendant le temps du procès, et après presque dix ans de silence, il forme un groupe local pour passer le temps. Les concerts sont rares, mais un contrat discographique minable permet à Knight de sortir un voire deux albums. Il forme un groupe nommé modestement Zeus, qui récure la lie des musiciens sans boulot de Londres. Clarke fait partie du wagon, et va éclabousser le disque de sa Gibson Les Paul Blonde, la même que Jeff Beck sur la première tournée de son Group en 1968. Il finira par partir former un groupe, suivi de la quasi-totalité du Curtis Knight Zeus, hormis Knight. Bien couillon, il tentera la menace, en vain. Le groupe change de nom à plusieurs reprises, Clarke prend le chant, par défaut. Il partage son amplificateur avec l'autre guitariste, le son est pourri. Engueulades, frustrations, Clarke jette l'éponge.
Il prend un travail bien, et devient contre-maître sur un chantier fluvial. Il encadre la petite équipe chargée de la restauration des péniches. Un jour, son patron lui ramène un gamin hirsute, les cheveux noirs en pétard, l'oeil pervers, la clope au bec, le jean déchiré. Clarke le forme, et les deux sympathisent. Ils ont en commun l'amour du Rock'N'Roll et des références particulièrement pointues : le II de Led Zeppelin, Humble Pie, Pink Fairies…. Clarke lui raconte qu'il les a croisé, les deux finissent souvent au Pub local. Et puis un jour, l'apprenti disparaît. Il reviendra une semaine plus tard comme si de rien n'était. Clarke, scrupuleux, le tanse vertement. Le jeune homme lui avoue qu'il vient d'obtenir le poste de batteur dans un groupe et qu'il a fêté ça. Le groupe s'appelle Motorhead, et le fondateur, c'est l'ancien bassiste de Hawkwind entre 1972 et 1975 : Lemmy Kilmister. Phil n'a pas eu de mal à intégrer Motorhead : il est dealer d'herbes et d'acides. Lemmy le trouve sympa, Taylor a une frappe de teigne, il l'embauche en lieu et place du mou Lucas Fox. Lorsque Taylor revient sur le chantier fluvial, il frime. Il explique à Clarke qu'il a intégré Motorhead, et que la grande vie est à la porte. Eddie, pour qui la vie professionnelle est plutôt réussie en tant que chef de chantier, ne peut totalement se résoudre à abandonner la guitare. Il est certes vieux pour les jeunes groupes dits Punk du circuit, il a déjà vingt-six ans. Mais il veut intégrer un vrai groupe avant d'abandonner. Taylor lui suggère que Motorhead cherche un second guitariste, un mec qui tient la rythmique derrière la guitare lead. Larry Wallis, un ancien des Pink Fairies, tient le manche. Lemmy trouve que lorsque Wallis prend ses soli, il y a un trou entre la basse et la batterie. Wallis concède un guitariste rythmique. Clarke accepte de participer à l'audition, et bien plus que cela. Son sens de l'organisation finit par le voir organiser l'audition complète. Il trouve le bâtiment, installe le matériel, et à l'heure dite, avec même une minute d'avance, il se tient prêt, Fender Stratocaster entre les bras. Lemmy et Taylor n'ont pas le permis, Clarke va les chercher et les ramène dans la salle de répétitions, au premier étage. Les répétitions sont éloquentes.
Ce grand gaillard un peu manche a un sacré feeling. Sauf qu'il n'est pas à sa place. Il auditionne pour devenir guitariste rythmique. Le guitariste principal de Motorhead est Larry Wallis. Le trio cherche un autre guitariste pour soutenir Wallis lorsqu'il part en rythmique. Sauf que Wallis est en retard à la répétition, très en retard. Kilmister, Taylor et Clarke décident de jouer ensemble en attendant, et la magie opère. Ils interprètent du Blues anglais, du Rock'N'Roll des années 50, et même du ZZ Top que Clarke a découvert et trouve fantastique. Les trois musiciens s'amusent, la complicité est là, mais Wallis a du retard, beaucoup de retard. Kilmister s'absente régulièrement pour appeler. Le guitariste arrive dans cinq minutes, huit heures durant. Pendant ce temps-là, le trio Kilmister-Clarke-Taylor s'amuse comme des gosses. Lorsqu'un des trois propose un morceau, les deux autres emboîtent le pas : tu connais ce truc de Little Richard ? Yardbirds ? John Mayall ?…..Lorsque Wallis arrive avec son matériel, l'ambiance devient subitement pesante. Il installe son matériel sans un mot, la tronche de travers. Lorsque débute le premier morceau, « Vibrator », un morceau des Pink Fairies repris par Motorhead sur son tout premier disque, On Parole, le son est immonde. Aigu, strident, il déchire les tympans. Clarke se sent coupable. Il perd ses moyens. Malgré les deux guitares, c'est comme si un long larsen aigu traversait la pièce. Au bout de trois morceaux, Lemmy prend en aparté Wallis. La discussion s'éternise plusieurs dizaines de minutes pendant lesquelles Eddie s'effondre. Malgré les blagues de Taylor, Clarke remballe son matériel, et donne quelques livres sterling pour payer sa part de la location de la salle à Taylor. Il se sauve dans la nuit, confus, sa guitare et son amplificateur à la main. Il est convaincu qu'il a échoué. Sa carrière musicale vient de mourir ce jour-là. Il est persuadé de ne pas être à la hauteur des musiciens professionnels. La preuve : le son immonde de la séance avec Wallis ne peut être que de son fait et de son incompétence.
La semaine qui suit est terne. Clarke rejoint son chantier fluvial, les mâchoires serrées. Il a signé l'arrêt de mort de sa carrière de guitariste deux jours avant, la réparation de bateaux sera désormais son quotidien. Le samedi suivant, après une semaine de dur labeur, Eddie traîne au plumard en slip. Il est arraché de son lit par de violents coups sur la porte de son appartement. Il feint de ne pas être là, mais les coups sont insistants. Clarke, excédé, ouvre la porte en slip. Il trouve devant l'entrée Lemmy et Phil, tout de cuir noir et de jean vêtus. Lemmy tend un blouson de cuir râpé et une ceinture de cartouchière à Clarke : « Bienvenue dans Motorhead ». Les deux teignes tournent les talons, laissant Clarke en slip, blouson et cartouchière à la main, sur le pas de la porte de son appartement. Finalement, l'audition ne fut pas si mauvaise. En fait, lorsque Lemmy prit à part Larry Wallis lors de l'audition de Clarke, ce fut tout simplement pour lui expliquer de se barrer aussi vite que possible, car ils avaient trouver leur guitariste providentiel : Edward Clarke. Eddie venait de recevoir son uniforme.
La carrière du groupe ne fut pas aussi amusante que prévue. Nous sommes en février 1976, et Motorhead traîne depuis la fin de l'année 1975 la réputation de pire groupe de Rock du monde après son passage en première partie de Blue Oyster Cult. Ce qui aurait dû être un tremplin enterre Motorhead dans les oubliettes de l'histoire du Rock. Ce qui fait sourire aujourd'hui grille totalement le trio professionnellement. Il n'est plus question de chercher un contrat avec une telle réputation. La recherche d'un autre guitariste cinq mois plus tard n'est finalement pas innocente…. Eddie Clarke est en fait l'homme providentiel, et bien plus que cela. Il n'est pas seulement un guitariste enthousiaste et doué. Il est celui qui a façonné la musique de Motorhead, bien plus que Lemmy. Le bassiste avait la basse tronçonneuse, la voix et la gueule de l'emploi. Son humour fracassant faisait merveille dans les journaux. Mais il n'est que le joueur de basse tronçonneuse et celui qui écrit les textes au vitriol. Pour les riffs, les mélodies, c'est Clarke, parfois secondé de Taylor. Le batteur et le guitariste sont amis, et sortent souvent ensemble. La donne changera quand le guitariste trouvera une petite amie stable, ce qui poussera le fêtard Taylor vers Lemmy. Outre les riffs, Clarke a établi le son Motorhead. En jouant classiquement à côté de la basse de Lemmy, le son est inaudible. Les amplificateurs du bassiste ont les boutons basses à zéro, créant un son de guitare rythmique sourd. Jouer sur le même niveau ne provoquait qu'une bouillie inaudible. Clarke comprend qui lui faut jouer sur un autre spectre sonore complémentaire. Ses riffs seront donc asserrés, haut perchés, Punk avant l'heure, pour contrebalancer la basse. Cette idée géniale fait de la musique de Motorhead un mur du son implacable que comprendra parfaitement Jimmy Miller, le producteur de l'album Overkill. Mais avant, ce sera l'enregistrement du premier album en douze heures de studio juste après ce qui devait être leur dernier gig au Marquee de Londres. Gavés de speed, à peine sorti de scène, le trio envoie son répertoire sur bandes. Le premier album de Motorhead est né et rentre dans les classements d'albums anglais à la 43ème place. Cela suffit pour convaincre le label Bronze de les signer après quelques vicissitudes avec d'autres producteurs véreux. (à suivre)
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lundi 8 janvier 2018

TIM BUCKLEY 1969

"Blue Afternoon est une merveille de symbole de cet homme en pleine mutation artistique."

TIM BUCKLEY : Blue Afternoon 1969

Les grands eucalyptus penchent dans le vent. Leurs feuillages rudes frémit, créant une musique obsédante de feulements magnétiques. Les longues branches fines se balancent dans une chorégraphie végétale obsédante. Elles semblent indiquer la direction, comme autant de bras montrant la voie. Les pieds dans le sable, je regarde cette danse magique, le son de la nature chantant dans mon être douloureux. Le fils du Heavy-Blues cherche d'autres sonorités. Rien ne semble apaiser ma conscience, même dans ce bosquet d'une plage espagnole. Quelques naïades se promènent nues accompagnées de leurs chiens, pendant que de repoussants êtres masculins font admirer leurs calvities et leurs épaules velues. Comme si la végétation capillaire tomba un jour plus bas, et qu'elle prit racine sur des terres plus accueillantes mais pas forcément très esthétiques. Leurs yeux lubriques se posent sur les jeunes femmes, pendant que les épouses trop grasses serrent les dent. Je vois valser devant mes yeux ces jolies fesses, les branches des eucalyptus, et l'air de la mer qui m'envahit de sa douceur estivale. Les pieds dans le sable, le nez dans le vent, les yeux sur les fesses, je viens de perdre pied.

J'aurais aimé que sorte de mon être une poésie ultime, quelque chose d'absolument incontestable en termes d'esthétique. Mais le garçon pubère que j'étais n'arrivait pas à se résoudre à la mielleuse douceur contrite des slows et autres ballades que servait la radio. Tout cela était pour les jolis coeurs. Cela sentait trop l'hypocrisie, comme on se résout à aimer cela uniquement parce que les jeunes filles tressaillent sur ce genre de numéro. Très peu pour moi, je voulais quelque chose de plus cosmique, de plus lumineux, de plus intense, qui me parle, y exprime mes désirs et fantasmes les plus profonds, et qui fit pâmer de désir le sexe féminin.

Le jeune adolescent que j'étais rêvait de bien des merveilles. Après m'être brutalement coupé de mes camarades d'enfance lorsque mes parents partirent sur Albi, je me réfugiai dans mon univers, en quête de sens. Tout ce qui provenait de l'extérieur me révulsait. Je sentais qu'au fond de moi, tout ce monde n'avait aucun rapport avec mon âme profonde. Je camouflai cela sous de la timidité et l'apparence d'un garçon bien élevé, mais au fond, je brûlais intérieurement. Je cherchais une explication à une équation simple : comment un type aussi banal, peu intéressé par la musique et les mœurs de mon temps, pouvait-il exister et se mettre en valeur ? Je plongeai lentement dans mon univers. Je découvris un jeune homme nommé Jeff Buckley, qui publia un unique album de son vivant en 1994. Il devint la coqueluche de tout le monde, et en particulier des filles. Moi, je découvris qu'il avait un père musicien : Tim Buckley. J'eus la chance d'entendre à la télévision une version acoustique de « Song To A Siren », et je fus transpercé. La beauté de la voix, ces grands accords ouverts, mélodieux, portés par le vent, je trouvais cela fascinant. Je venais de trouver la beauté musicale absolue, qui faisait voyager mon esprit à travers les océans tout en délivrant une sensualité irrésistible.

Je fis peu à peu l'acquisition de tous ses albums, et il m'est bien difficile d'en mettre un seul en avant. La plupart sont merveilleux d'imagination et de fertilité musicale. Puisant dans le Jazz Post-Bop et la Soul. Au fur et à mesure de son évolution, Buckley rompit avec le Folk californien pour se tourner vers d'improbables mixtures musicales tout aussi invendables à l'époque que maintenant. Pourtant, il vous suffira de tendre l'oreille sur un morceau pour être totalement imprégné de l'intensité de cette musique.

Le bonhomme demeure une énigme inclassable dont personne ne comprend la musique. Il démarra dans le Folk, dérapa vite vers le Folk-Rock acide, avant de prendre de plein fouet le Jazz dans la figure : Nina Simone, John Coltrane, Miles Davis, Albert Ayler…. Perdu dans son monde, Tim ne fait aucune concession. Il ne sera pas un énième chanteur californien en embuscade derrière Crosby, Stills And Nash, ce dont son label rêve pourtant. Car Tim a une amplitude vocale de cinq octave et demi, un pur miracle. Mais l'homme est aussi un personnage sensible, un écorché vif, qui rêve d'une musique dans sa tête. Il n'a que vingt ans sur son premier album, il meurt à vingt-huit ans, usé par la came et l'alcool, dégoûté du business, laissant derrière lui une œuvre de neuf albums. Son visage est émacié, ses traits fatigués. A à peine vingt-sept ans, il porte des cheveux blancs sur les tempes. Le feu intérieur le brûle, il se carbonise, mais ne pliera que sur ses deux derniers disques, pourtant encore très intéressants. La période d'or de l'homme, c'est 1967-1972, cinq petites années, six albums merveilleux, empreints d'une poésie que personne n'atteindra jamais. Car il faut être sincère. Si son fils fut merveilleusement doué, si la génération Folk offrit de superbes artistes comme John Martyn ou Nick Drake, rien n'atteint la force musicale de Tim Buckley. Son fils Jeff aurait peut-être pu, si cet insolent n'était pas mort dans le Mississippi. Son père, qui ne reconnut jamais son fils Jeff, fut un merveilleux artiste, un peu moins en tant qu'individu. Mais Tim sacrifia sa vie à sa musique, jusqu'à la folie, jusqu'à ce que les femmes partent par crainte de cet homme illuminé de Jazz et de poésie intérieure.

Le plus complexe est de commencer par quelque part. Faut-il aller d'entrée vers son penchant Jazz, ou prendre soin du lecteur avec une musique plus Folk et accessible ? De toute façon, il faut être clair, personne ne passera cela à la radio. Tim Buckley est un ermite artistique et un génie absolu. Mon coeur balance entre les albums studios et les disques en concert merveilleux.

Et puis, un flash d'évidence se fit jour. Il était posé sur le bord de la rivière, de sa pochette douce et passée, d'un Tim Buckley perdu dans les airs. Blue Afternoon est une merveille de symbole de cet homme en pleine mutation artistique. Frank Zappa vient de signer Buckley sur son label Straight Records afin de lui permettre de publier son nouvel album, et alors qu'il est encore en contrat avec Elektra. Lee Underwood est à la guitare et au xylophone, fidèle second, et imprègne dans cette musique pure les couleurs délicates qui enrichissent la musique de Tim Buckley. Les notes s'écoulent comme l'eau claire d'une source sur les mousses et les rochers, petites notes liquides et cristallines qui émerveillent l'oreille. Avec Underwood, Buckley s'ouvre des horizons miraculeux. La musique prend un autre sens.


Les grands accords de guitare douze cordes de Tim du morceau d'ouverture, « Happy Time », propulse d'entrée l'auditeur dans une galaxie délicate, à la beauté lumineuse. Tim chante l'amour parti, celui des bons moments que l'on regrette. Underwood brode de petits chorus électrique sur la voix de Buckley, dans un friselis de cymbales. La nez dans le vent marin, les feuilles des chênes liège bruissent autour de moi, me faisant perdre pied pour aboutir à la rêverie. « Chase The Blues Away » prend l'auditeur à contrepoint. La contrebasse gronde lourdement derrière la voix et la guitare douze-cordes. Déjà la mélancolie s'imprime insidieusement. La mélodie est douce amère, comme un bord de mer à la fin de l'été, lorsque l'insouciance s'envole.

« I Must Have Been Blind » évoque la trahison comme un cri de désespoir résigné. Ainsi soit-il, semble dire Tim, rêvant déjà aux grandes étendues vertes, les yeux dans le ciel, dans un autre monde, moins bas. Le xylophone délivre de petites notes liquides comme une averse d'été, rafraîchissant doucement l'air trop lourd. La pluie se mue en rivière, qui serpente entre les collines. « The River » est d'une beauté poignante, un miracle sonore absolu. C'est une ode à l'isolement du monde, et un appel à vivre l'amour loin de tout et de tous. Juste deux êtres, un coin de verdure, l'eau qui percole délicatement à travers les lichens et se transforme en flots roulant dans les pierres grises et luisantes de fraîcheur.

« So Lonely » évoque la solitude sur un ton curieusement léger, comme une délivrance, une fois encore résigné de cette situation, perdant magnifique dans un monde cruel. Underwood fait résonner sa Gibson demi-caisse en un délicat solo sous influence de Wes Montgomery. « Café » explore des dissonances vaporeuses, regard par la fenêtre d'un coffee-shop de San Francisco, havre de paix délicat alors qu'autour le monde se meut en gesticulations vaines.

« Blue Monday » part à nouveau à l'assaut de la liberté de l'esprit. Porté par un piano frais, aux atours Jazz, il écarte encore le spectre visuel. Les oiseaux de la falaise prennent leur envol au-dessus des vagues qui s'écrasent sur les récifs. Le long de la jetée, la mer s'échoue paisiblement sur la plage. L'air marin caresse le visage comme les mains d'une femme. Les yeux se ferment, goûtant à cette douceur si rare. L'issue ne sera pourtant que ce train qui m'emmènera loin de mon malheur, pour un autre ailleurs, une autre vie. La locomotive galope au gré des accords de guitare douze-cordes. Tim Buckley s'imprègne de Country-Blues, va chercher Son House. Underwood brode de superbes chorus à la poésie magique. Et le train s'en va dans la vallée, loin de cette ville, loin de toi, loin des regrets. Pérégrination de près de huit minutes de Jazz-Blues illuminé, flirtant avec John Coltrane, en équilibre instable, « The Train » ondule dans l'air, virevolte dans le cerveau, mêlant confusion et tourments. La baguette imite le souffle de la machine, le ciel se fait menaçant au fur et à mesure du voyage. On échappe pas à son passé si facilement.

Tim Buckley paiera encore cher un album aussi ambitieux. Les ventes seront médiocres, laissant Buckley tourner dans de petites salles devant un public averti. Elektra perd patience, Buckley sombre dans la came. Pétri de beauté intérieure, il est incapable de supporter le carcan pesant du business. Il continuera à s'échapper sur deux autres albums aussi novateurs que parfaitement ignorés par le public, avant de plier de très mauvaise grâce aux exigences de son label. Il aura en tout cas avec ce disque approcher un peu plus le Soleil, Icare hippie aux cheveux bouclés qui ne rêvait que de liberté.


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mercredi 3 janvier 2018

HUMBLE PIE 1970

"Steve Marriott procède à cette exaltation totale des sens, déchirant l'air lourd de sa voix de loup pris au piège."

HUMBLE PIE : Humble Pie 1970

L'aube se lève à nouveau en ce premier jour de l'année. Le vent souffle violemment dans les silhouettes décharnées des arbres, et une pluie abondante s'abat sur les plaines de l'Oise où je réside quelques jours chez des amis. Nous ne nous sommes pas vus physiquement depuis quinze ans, mais le contact n'a pas changé. Les discussions abondent, sur tous les sujets : politiques, spiritualité, musique… Mon bilan sentimental vient évidemment s'échouer sur ce tour d'horizon des quinze années écoulées. Alors que le couple de mon vieil ami tient fièrement la barre depuis douze ans, je dois avouer l'échec successif de deux relations qui ne m'auront pas épargné. A Noël, j'ai retrouvé un autre vieux compagnon de route, et nous avons discuté autour d'un verre des derniers mois écoulés. Là, dans ce bar rustique, assis au comptoir, et alors que les vieux mineurs de Carmaux jouent aux cartes, je brise la glace sur son sentiment vis-à-vis de moi, car j'ai senti une certaine distance. Malgré sa gentillesse et sa grande compréhension, il m'avoue brutalement que j'étais devenu une loque. Abruti par les médicaments, incapable de boire un verre sans m'effondrer brutalement d'épuisement nerveux, bouffi, l'humour en berne, tout le temps au bord du précipice, il m'explique que je faisais bien peine à voir. Aussi a-t-il pris un peu de recul, tout en s'inquiétant de mon état mental en chute libre. L'annonce de ma rupture fut pour lui un soulagement : il savait que j'étais sauvé. Là, devant le zinc, nous devisons à nouveau gaiement de la vie. Je lui présente mes excuses, pour mon attitude méprisable. J'avais fini par me détester moi-même, carbonisé par une colère intérieure dont je n'arrivais pas à distinguer clairement la source.

Ce soir du premier de l'An, et bien que je déteste cette célébration du bonheur forcé, je retrouve ma jovialité. Mon ami picard est heureux de me retrouver comme j'étais il y a quinze ans, selon ses propres dires, il n'a heureusement pas connu mes années de déchéance physique et mentale. Lui non plus n'a pas changé. La connexion est toujours là, intacte. Ses convives autour de la table sont des gens agréables et amusants, et certains ont un passé sentimental tout aussi chargé que le mien, ce qui brise rapidement la glace. Nous rions de bon coeur à ce remarquable panorama de la loose sentimentale. La soirée se terminera dans la rigolade générale devant une bouteille moisie de Génépi haute performance vers cinq heure du matin, moment où j'ai choisi de commencer à m'endormir à table, cette fois réellement fatigué, et parmi l'un des derniers à abdiquer. Le lendemain fut aussi joyeux, bien que moins arrosé. J'avais l'impression d'exister, d'être quelqu'un de bien. Je n'avais plus ressenti cela depuis longtemps. En permanence au bord du précipice, incapable de me faire entendre et comprendre, j'avais fini par mourir dans une coquille invisible dans laquelle mon âme refusait de rester enfermer. Elle frappa la gangue jusqu'à s'en faire saigner les poings, appelant à l'aide avant que la Mort ne vienne clore le chapitre. J'ai failli abdiquer avant qu'un réflexe de survie me sauve, et que l'air emplisse à nouveau mes poumons. La vie semblait plus légère, et je replongeai dans ces découvertes musicales passées. L'une s'arrêta à moi : Humble Pie. Il était tant pour moi d'évoquer le troisième album éponyme.

Humble Pie, c'est un vieux compagnon. Lorsque je l'achetai en vinyle pour quelques pièces, je découvris une inscription au feutre vert, ressemblant fort à ces signatures de propriétaires lors des surprises-parties. Sur le carton gaufré, j'avais déjà planifié un bon coup de chiffon avec de l'acétone, avant que la signature m'interpelle : S Marriott. Après comparatif avec d'autres dédicaces, il s'agissait de la vraie signature de Steve Marriott, guitariste-chanteur-compositeur d'Humble Pie, et accessoirement, une de mes idoles absolues. Jamais un homme ne sut à ce point hululer le Blues avec une telle force. Il y a le Blues noir, avec sa nature propre, et puis il y a le Blues blanc, Heavy, parlant aux gosses des banlieues occidentales. Il est considéré avec le plus grand mépris, car considéré comme un ersatz vulgaire du vrai Blues. Seulement voilà, il n'a ni la même nature, ni la même destination. Lorsque Bukka White chante le Country-Blues, il exprime cette Amérique ségrégationniste, qui n'a aucun rapport avec le spleen du gamin blanc de Birmingham ou de Detroit. Et c'est bien normal, car nous ne sommes pas dans le même monde. Mais rien n'empêche d'être sensible à la poésie de Bukka White, ce qui est mon cas.

Le troisième album d'Humble Pie est en fait le premier pour le label A&M. Le manager mafieux Dee Anthony les a récupéré, et le groupe se cherche une seconde voie. Les deux premiers albums étaient un fin mélange de plusieurs influences : Soul, Blues, West Coast, Heavy primitif. Le résultat était merveilleux mais bien trop riche pour des oreilles étroites. Lorsque Humble Pie revient de sa première tournée américaine, son label, Immediate, a fait faillite. Le groupe est en équilibre au bord de la falaise. Anthony les récupère et les fait signer chez A&M. Ainsi débute l'ascension d'Humble Pie.

Lorsque débute « Live With Me », première pièce de Humble Pie, il n'est plus question de savoir où Humble Pie se situe. C'est un intense Heavy-Blues transpirant d'orgue Hammond et de Soul. Il n'est même plus question de savoir si Humble Pie est capable de faire de la bonne musique. « Live With Me » est un crève-coeur. Il m'a ramassé plusieurs fois. Il est des morceaux qui vous traverse la panse comme une flèche, et qui y restent nichés comme une blessure béante. « Live With Me », c'est l'histoire de ma vie, à courir après un amour absolu, à se casser les dents sur la dure réalité matérielle, lorsque s'efface les sentiments et les illusions. J'ai beaucoup aimé ce morceau, lorsque j'étais au bord du précipice. Où était-elle cette garce lorsque le jour se levait ? Déclarer à une femme qu'on désire plus que tout vivre avec elle, dans le contexte du Heavy-Blues, c'est la déclaration d'amour totale. Je crois qu'il n'y a rien au-delà. « Since I've Been Loving You » de Led Zeppelin, pourtant mieux construit, moins foutraque, plus techniquement brillant, n'arrive pas à cette quintessence du Blues de l'âme. Steve Marriott procède à cette exaltation totale des sens, déchirant l'air lourd de sa voix de loup pris au piège. Peter Frampton brode de petits motifs Blues gorgés de graisse luisante. Le refrain est une cathédrale de sentiments exacerbés où se croisent la voix de Marriott, le riff épais, et l'orgue en érection. La rythmique impeccable de Jerry Shirley et de Greg Ridley appuie toujours plus fort sur la plaie. Ridley prend le relais au chant lead de sa grosse voix grave et éraillée, superbe contre-point à la virtuosité vocale de Marriott. Frampton achève le tryptique, sa voix chaude vient se placer entre ses deux camarades en termes de tonalité, et lorsque les trois prennent les choeurs, c'est une chorale mystique. « Live With Me » est la supplique de l'amour irrésolue, celle que le Blues vient soigner.

En 1970, le Rock anglais peine à se remettre des deux premiers albums de The Band. Ce Rock campagnard impressionne autant Eric Clapton, les Rolling Stones que Mott The Hoople. Tout le monde y va de son refrain Country-Rock. Humble Pie n'y manque pas, et intègre entre chaque titre électrique un titre électro-acoustique. « Only A Roach » en est le premier volume, et s'écoute avec plaisir. Marriott module son chant de manière très douce, accompagné de pedal-steel et de guitares acoustiques.

Fort logiquement, c'est un uppercut électrique qui suit, au titre alambiqué et salace comme les aime Marriott : « One Eyed Trouser Snake Rumba ». Un gros riff d'égoût, limite Punk, carbonise l'enceinte gauche. Marriott attaque le morceau de sa Gibson Junior comme une teigne, suivi de près par la grosse Les Paul Custom de Frampton. Ridley accroche une ligne de basse de bombardier, et Shirley enclume le tempo dans le sol. Les trois chanteurs alternent le micro avec maestria comme un dialogue roublard. Seule bouffée d'air dans ce brûlot ravageur, le solo aérien de Frampton, teinté de touches Jazz-Rock.

« Earth And Water Song » est une petite merveille acoustique chantée par Frampton, fortement imprégnée de Folk anglais. On découvre le style des mélodies de Peter, ce sens de l'accroche Pop. On retrouve les couleurs des deux premiers albums. Le morceau décolle avec quelques chorus électriques du meilleur effet, et l'intervention de l'orgue de Marriott. Cette jolie sucrerie se fait emboîter le pas par une fulgurante reprise de « I'm Ready » de Willie Dixon. Shirley envoie un violent shuffle de batterie, rapidement rejoint par les potences électriques. Steve Marriott rayonne sur le morceau de sa voix de chien sauvage. Chaque chanteur a son couplet, mais Marriott domine de la tête et des épaules la compétition. Là encore, Frampton intervient avec un superbe chorus à contrepoint du riff ravageur.

« Theme From Skint (See You Later Liquididator) » est un retour au Country-Rock. Cette fois, c'est Marriott qui domine ce morceau acoustique. Les paroles sont encore empreintes de l'esprit bravache de la petite teigne londonienne. C'est une jolie réussite à l'esprit de protest-song dont seuls les américains ont le monopole.

Il ouvre la voie au second miracle électrique absolu de ce disque : « Red Light Mama, Red Hot ». Campé sur ses deux guiboles, Marriott grogne le Blues salace. On y découvre la vraie influence du Robert Plant de Led Zeppelin sur les deux premiers albums. Le blond chanteur vouait une admiration absolue pour le petit gars des Small Faces, et Jimmy Page pressentit d'ailleurs de le débaucher pour son projet de groupe, qui comptait encore Keith Moon et John Entwistle des Who à la rythmique. Jeff Beck devait prendre la seconde guitare…. La rythmique tranche littéralement les tweeters à coups de caisses et d'impacts sur les cordes de la basse. Le riff est boueux, sans concession. Frampton a pris le parti d'emboîter le pas derrière Marriott, créant un mur du son de Heavy-Blues ravageur. Le quatuor calme les esprits pour que Steve s'occupe d'un superbe solo d'harmonica, directement accompagné d'un solo de guitare lyrique de Peter. Le morceau se meurt dans une coda moite d'harmonica, de cowbell, et de grondements de guitare sale.

C'est un superbe morceau Country-Folk qui clôt ce non moins superbe album : « Sucking On The Sweet Vine ». Greg Ridley a droit aux honneurs en tenant le chant de sa superbe voix grave. L'homme a souvent été mésestimé en tant que chanteur, ce qui est une terrible injustice. L'incroyable émotion qu'il imprime sur cette mélodie mélancolique élève le morceau vers des sommets. « Sucking On The Sweet Vine » est sans aucun doute le meilleur morceau Country-Folk du disque, empli de cette nostalgie prenante, qui colle aux basques lorsque l'esprit se perd dans le vent lors d'une ballade dans la campagne. Là, au milieu des hautes herbes pliant sous la caresse de l'air automnal, l'imagination fait le bilan. On relativise, on ravive de petites plaies, on analyse des propos passés avant d'en conclure que tout cela est désormais vain. Ridley le chante si bien, sur ces grands accords magiques de guitare acoustique, sur lesquels virevoltent les chorus Jazz de Frampton comme les feuilles mortes dans le vent.


La suite conduirait au succès, lorsque le groupe capte son double album live, Performance – Rockin' The Fillmore, qui suit un autre album de premier catégorie : Rock On. Le départ de Frampton vers d'autres horizons brise l'équilibre, mais laisse Marriott maître du vaisseau, transformant Humble Pie en une machine à Heavy Rythm'N'Blues jamais dépassée à ce jour.

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