samedi 22 février 2020

NUCLEUS 1970-1975


"Le rock anglais commence à s'imprégner de sonorités nouvelles."




Nous sortons de la salle de concert, une amie et moi. Je lui propose d'aller boire un verre. Il n'est pas tard, et le temps est agréable. La nuit est tombée sur Besançon. Nous traversons le pont Battant, et nous pénétrons dans un bar aux murs de pierres de taille dans une vieille bâtisse du centre-ville, près de la place de la Révolution. Nous évoquons le petit concert sympathique, et de fil en aiguille, la discussion bascule vers la musique en général. J'évoque alors le terme jazz-rock pour qualifier le son d'une formation sur laquelle nous devisons, et je vois dans les yeux bleus acier de mon interlocutrice un instant de désarroi. « Qu'est-ce que c'est que le jazz-rock, me demande-t-elle ? » J'ai tâché de faire relativement court ce soir-là pour ne pas rendre la conversation pédante, mais le sujet est vaste, et fortement méconnu en France.



Pire, c'est même un gros mot. Balayé en 1977 par le punk au même titre que le rock progressif, cette musique instrumentale mêlant jazz et rock était un symbole de tout ce que les punks détestaient : de longues improvisations alternant les soli de divers instruments, des pochettes psychédéliques, des titres aux références cosmiques ou historiques… Et puis il y avait le look des musiciens, souvent proche du prof de math ou de français : moustache, barbe, front dégarni, la trentaine. Apparence austère et musique virtuose, voilà qui était un vaccin à la spontanéité revenue de la fin des années 70. Pourtant, c'est oublié combien le jazz-rock fut l'expression de la liberté musicale totale à la fin des années 60.


Si le jazz est dominé par les Etats-Unis, et ses innombrables génies du genre : Miles Davis, Thelonious Monk, Art Blakey, John Coltrane, Oscar Peterson…. Quelques pionniers comme Ken Moule joue le jazz en Grande-Bretagne. Le pays développa dans les années 60 une scène très intéressante, fortement alimentée par la visite des musiciens américains précédemment nommés, alors à la recherche de publics plus réceptifs. La scène jazz anglaise se confond assez facilement avec celle, naissante, du blues anglais. Il s'agit d'une affaire de connaisseurs de la musique noire américaine, que quelques passionnés importent.



Au milieu des années 60, le blues-boom explose. Les Rolling Stones, Les Animals, les Who, les Pretty Things, et John Mayall apportent le blues sur le devant de la scène. Dans l'underground des clubs, blues, jazz et rythm'n'blues copulent allégrement. Quelques prodiges croisent le fer sur des tempi audacieux : le bassiste Jack Bruce, les batteurs Ginger Baker et Jon Hiseman, le saxophoniste Dick Heckstall-Smith, le guitariste Chris Spedding, les organistes Graham Bond et Brian Auger….



Ces jams produisent quelques albums peu connus mais merveilleux de fougue et d'audace sonore : les deux albums du Graham Bond Organisation avec Bond, Bruce, Baker et Heckstall-Smith, les Mike Taylor Quartet et Trio avec le prodige trop tôt disparu Mike Taylor, Hiseman et Bruce, le Mike Westbrook Concert Band, Keith Tippett Group, Brian Auger And The Trinity….



Le rock anglais commence à s'imprégner de sonorités nouvelles : le blues bien sûr, mais aussi le jazz. Les Beatles défrichent le chemin de l'expérimentation Pop avec l'album 'Revolver' en 1966. Le psychédélisme ouvrent de nouveaux horizons. On improvise, on pioche dans les musiques orientales, des pays de l'Est, le jazz manouche, et le jazz modal de Miles Davis et John Coltrane.



Soft Machine va créer un rock psychédélique fortement mâtinée de jazz, totalement dépourvu de guitare, dont l'album 'Three' de 1970 est un sommet absolu. Jon Hiseman fonde quant à lui le groupe Colosseum en 1968 avec Dick Heckstall-Smith après avoir quitté les Bluesbreakers de John Mayall. Le sage du blues anglais s'était aventuré avec eux sur les terres de l'alliage du blues et du jazz sur l'album 'Bare Wires' en juin 1968.


Miles Davis lui-même s'ouvre aux sonorités électriques grâce à de nouveaux musiciens afro-américains qu'il tient en très haute estime : Jimi Hendrix et Sly Stone. L'album 'Miles In The Sky' en 1968 avec Georges Benson à la guitare ouvre l'ère électrique du trompettiste. L'année suivante, c'est la sortie du majestueux 'In A Silent Way' avec le jeune guitariste anglais John MacLaughlin.
Le trompettiste Ian Carr jouit d'une certaine réputation sur cette scène underground jazz. Il joue depuis 1965 avec le saxophoniste Don Rendell dans le Don Rendell/Ian Carr Quintet. Alors que sort le très bon cinquième album 'Change Is' en 1969, le trompettiste ressent la nécessité d'un changement imminent. Change is. Il sent qu'il doit former son propre orchestre, inspiré du travail électrique de Miles Davis et de la poésie sonore de John Coltrane.



Toutefois, il ne veut pas d'un assemblage de fines lames. Il veut un vrai groupe stable, comme le John Coltrane Quartet. Il veut une collaboration, une interaction. Il recrute Karl Jenkins aux claviers et au hautbois, Chris Spedding à la guitare, Brian Smith aux saxophones et à la flûte, Jeff Clyne à la basse électrique, et John Marshall à la batterie. La petite équipe est montée en 1969, et dès janvier 1970, la formation nommée Nucleus entre en studio. Le sextet vient d'être signé sur le label de rock progressif Vertigo, qui compte aussi Black Sabbath ou Uriah Heep.



En juin 1970, 'Elastic Rock' paraît. Il va atteindre la 46ème place des meilleures ventes d'albums en Grande-Bretagne. Chris Spedding décrira la musique comme étant la fusion entre la guitare de Steve Cropper de Booker T And The MG's et la rythmique de Miles Davis, avec les cuivres de John Coltrane.



Rapidement, Nucleus part en tournée. Ian Carr ne conçoit le développement de la musique que par la scène. Le groupe triomphe sur la scène du festival de jazz de Montreux. Ils reçoivent même le prix de meilleur album de jazz de l'année. 'Elastic Rock' est un enchaînement d'instrumentaux plutôt courts qui forment une suite sonore. L'ensemble est déjà passionnant. Toutefois, C'est lorsque Nucleus se lance dans des improvisations au long court qu'il devient absolument passionnant. 'Torrid Zone' est fascinant, posant un climat, dessinant des paysages envoûtants. La section rythmique pétrit des arabesques d'argile sur lesquelles la trompette et le saxophone virevoltent au gré des remous de la rivière.



Le succès de l'album entraîne un nouvel enregistrement rapide. Dès septembre 1970, Nucleus est en studio. Ils captent 'We'll Talk About It Later', publié en mars 1971. Les thèmes s'allongent. La composition s'affirme : elle est dominée par Karl Jenkins. Le nouvel album s'ouvre par 'Song For The Bearded Lady' : c'est une fantastique cavalcade de jazz et de proto-funk, dont le tempo est défini magistralement par Marshall et Clyne. Le disque laisse largement la place à des morceaux plus longs où les musiciens peuvent laisser libre court à leur fantaisie.


Alors que le second album n'est pas encore sorti, Nucleus enregistre à nouveau en décembre 1970 ce qui constituera 'Solar Plexus', qui sortira également en 1971. Ian Carr fait appel à d'autres solistes : Tony Roberts au saxophone et à la clarinette, Keith Winter au synthétiseur. A nouveau, les thèmes fascinants se succèdent : 'Changing Times', les magnifiques crescendos de 'Bedrock Deadlock' et 'Spirit Level', l'énergique 'Torso'.



Nucleus tourne énormément en 1971 afin d'assurer la promotion de ses nouveaux albums, mais les ventes baissent. Des tensions apparaissent. En mai, Chris Spedding part pour une seconde escapade solo : 'Songs Without Words' poursuit l'exploration sonore poétique de Nucleus. Il est remplacé par un virtuose de la guitare jazz anglais modal et free : Ray Russell. A la fin de l'année, John Marshall, Karl Jenkins, et Jeff Clyne, quittent l'odyssée. Dans l'intervalle, 'Solar Plexus' est sorti sous le nom de Ian Carr et Nucleus.



Carr se retrouve seul avec Brian Smith. Pourtant, il ne peut pas poursuivre sous le nom de Nucleus : le contrat a été signé avec le nom de tous les membres originaux. Le trompettiste poursuit donc sous son nom. En juillet 1972, il réunit un nouveau groupe avec Smith : Allan Holdsworth est à la guitare, Dave MacRae au piano électrique, Roy Babbington à la basse, et Clive Thacker à la batterie. Ils enregistrent l'album 'Belladonna', produit par le batteur de Colosseum, Jon Hiseman. Si la musique reste électrique, le pendant jazz prend un peu plus le dessus. Le travail de composition est le fruit de Smith et Carr. La guitare se fait plus discrète. Le morceau 'Belladonna' reste dans la veine des albums précédents, 'Summer Rain' est mélancolique et contemplatif avec son piano électrique aux notes percolant comme l'eau d'un orage. 'May Day' est d'inspiration funk, alors que 'Suspension' retrouve les inspirations nord-africaines de 'Oasis' et 'Snakehips Dreams'. 'Hector's House' évoque quant à lui John Coltrane en version électrique. Allan Holdsworth peut s'y dégourdir les doigts et faire la démonstration de son immense talent de guitariste. Cet album très réussi ne sert pourtant que de parenthèse à Ian Carr, le temps que les problèmes contractuels sur le nom de Nucleus soient résolus. Ils vont prendre en tout dix-huit mois, repoussant la sortie de 'Belladonna' à la fin de l'année 1972.



Entretemps, le jazz-rock a évolué, et s'est largement développé aux Etats-Unis. Miles Davis a servi de mentor pour d'innombrables musiciens qui ont joué avec lui. Mahavishnu Orchestra avec le batteur Billy Cobham et le guitariste John MacLaughlin, Weather Report avec le pianiste Joe Zawinul et le saxophoniste Wayne Shorter, Return To Forever avec le pianiste Chick Corea, ou les Headhunters du pianiste Herbie Hancock sont les têtes d'affiche des festivals de jazz et de rock. C'est l'apogée du jazz-fusion.



Ravi d'avoir les mains libres et d'avoir récupéré le nom de sa formation, Ian Carr monte un nouveau Nucleus avec de multiples musiciens. Brian Smith est toujours là aux côtés de Roy Babbington à la basse, de Dave MacRae aux claviers, des batteurs Clive Thacker et Tony Levin, et du trompettiste Kenny Wheeler. Ian Carr innove en prenant une chanteuse sur certains thèmes : Norma Winstone, alors enceinte jusqu'aux yeux. Le trompettiste a décidé de s'inspirer de la mythologie grecque. Dépourvu de guitare, ce nouveau Nucleus joue une musique plus feutrée. C'est un jazz électrique qui s'éloigne du jazz-rock turbulent des débuts. Toutefois, quelques beaux thèmes se distinguent comme 'Exultation' et 'Naxos'. Enregistré en mars 1973, il est suivi d'un autre enregistrement en août pour l'album 'Roots'.



La musique reste toujours ancrée dans le jazz électrique, avec une tendance à la mélancolie sombre dans les thèmes. La guitare fait son retour, tenue par Jocelyn Pitchen. Les tempi se font plus marqués, les références sonores tendent vers le funk des Headhunters, mais aussi vers la musique brésilienne comme sur 'Whapatiti'. Le disque semble austère comparé à la luxuriance des quatre premiers albums, pourtant 'Roots' se révèle à chaque écoute grâce à des thèmes obsédants : 'Roots', 'Caliban' ou 'Southern Roots And Celebration'.



'Under The Sun' en 1974 est un pas de plus vers le jazz-funk. La formation est une nouvelle fois remaniée. Le fidèle Brian Smith est parti, laissant à Ian Carr les commandes de Nucleus. Bob Bertles est au saxophone, Gordon Beck et Geoff Castle aux claviers, Jocelyn Pitchen et Ken Shaw aux guitares, Roger Sutton à la basse et Bryan Spring à la batterie. Le chanteur Kieran White, ex-Steamhammer, vient poser sa voix sur 'The Addison Trip'. D'excellents thèmes se distinguent : le mélancolique et sombre 'New Life' ou le moite 'Rites Of Man'.
1975 voit Ian Carr plonger définitivement dans le bain du jazz-funk avec deux albums, 'Snakehips Etcetera' et 'Alley Cat', tous deux produits par Jon Hiseman. Carr conserve une formation resserrée de Nucleus avec Bob Bertles au saxophone, Roger Sutton à la basse, Ken Shaw à la guitare, Geoff Castle aux claviers, et Roger Sellers à la batterie. 'Rat's Bag', 'Alive And Kicking', 'Rachel's Tune', 'Phaideaux Corner'… sont des monstres funk capables de donner le change à Herbie Hancock ou Billy Cobham, avec toutefois cette poésie typiquement anglaise qui plane sur les mélodies. On la retrouve également dans ce que l'on appelle l'école de Canterbury, qui regroupent de multiples musiciens mêlant rock progressif et jazz : Caravan, Hatfield And The North, et Soft Machine qui en est à l'origine. A la même époque, le groupe psychédélique s'est lui aussi mué en formation de jazz électrique. John Marshall et Karl Jenkins les ont rejoint en 1972, Allan Holdsworth en 1974. Sur l'album 'Bundles', le thème 'Hazard Profile' ressemble fort à 'Song For The Bearded Lady' de Nucleus : les deux morceaux ont été composés par Karl Jenkins.



Après une activité scénique limitée, Nucleus reprend la route à la fin de l'année 1975 et une majeure partie de l'année 1976. Le contrat avec Vertigo prend fin, et avec lui, l'une des périodes les plus prolifiques du jazz-rock anglais. Le très bon disque enregistré en direct 'In Flagrante Delicto' sort en 1977 chez Capitol, mais le punk est arrivé, prenant d'assaut les salles de concerts de toute la Grande-Bretagne. Le jazz électrique survit modestement en France et en Allemagne, mais c'est la fin d'une période musicale riche et audacieuse issue des idéaux de la fin des années 60. Ian Carr s'éteindra en 2009. Il aura été l'auteur de biographies de Keith Jarrett et Miles Davis qui font autorité dans le monde du jazz. Le coffret paru chez Esoteric Records est une magnifique occasion de redécouvrir l'oeuvre d'un musicien anglais essentiel.


 tous droits réservés