"Ils
sont déjà des vieux alors que commence à pousser une nouvelle
génération avec les New York Dolls et les Stooges. "
THE
ROLLING STONES : It's Only Rock'N'Roll 1974
Mick
Taylor a une moue d'enfant boudeur. Son regard est doux. C'est un
garçon posé, calme. Il contraste avec la folie qui règne autour
des Rolling Stones. Ses cheveux raides forment un casque d'un blond
vénitien, légèrement ondulé. Il brode des motifs bleus sur les
riffs de Keith Richards, distillant des notes acides ou de belles
lignes de slide avec son bottleneck sur sa Gibson Les Paul. Il bouge
peu sur scène, laissant le travail de scène à Mick Jagger, et dans
une moindre mesure à Keith Richards. Taylor se contente d'être
présent musicalement, puissamment.
Il
fallait être un musicien doué pour remplacer l'imaginatif Brian
Jones, mais aussi une personnalité discrète qui ne viendrait pas
trop embêter le monopole Jagger-Richards. Nous sommes en 1969, et
son arrivée se fait sur l'album Let It Bleed.
C'est tout simplement l'un des tous meilleurs albums du groupe, qui
doit pourtant succéder au magnifique Beggar's Banquet
de
1968. Devant la virtuosité
naturelle de Taylor, Richards décide de s'effacer, et de se
concentrer sur les riffs et les rythmiques, laissant le jeune homme
enluminer les mélodies. Il
brille de mille feux sur l'album en direct Get Yer Ya-Ya's
Out en 1970. Les vieilles scies
stoniennes sont transfigurées, magnifiées : « Sympathy
For The Devil », l'opéra-blues « Midnight Rambler »….
Keith
Richards, malgré sa dépendance à l'héroïne, domine la
composition. En roue libre, il s'imbibe de psychotropes, d'alcool, de
blues et de country. Jagger apporte ses textes, mais contribue peu à
la musique, car le seul avec qui Richards peut échanger des idées
est Taylor. Toujours dans l'ombre, il n'hésite pas à sortir sa
guitare et à improviser sur les idées produites, en apportant
d'autres. Les soirées sont longues. Le groupe commence à travailler
vers 22 heure, et ne s'arrête qu'au petit matin. C'est la période
vampire, sur la riviera française. Sticky Fingers
sort en 1971, le double Exile On Main Street en
1972. Le blues-rock domine la tonalité. Mick Taylor et son passage
dans le groupe de John Mayall alimentent indiscutablement la musique
des Rolling Stones, belle, pure, riche.
Les
concerts sont aussi des événements, et chaque tournée est un
triomphe. Si les Rolling Stones ne sont pas des bombardiers
électriques comme Led Zeppelin, les Who ou Deep Purple, un set des
Stones est un alignement de morceaux magnifiques, rock, blues,
sensuels, interprétés avec un feeling et une sensibilité musicale
unique. Même
si les Rolling Stones ne donnent pas dans la furie hard, il règne
autour d'eux d'un halo sulfureux de sexe et de drogues, un hédonisme
totalement outrageant. Et
puis, du duel prestigieux qui les opposa avec les Beatles, ils en
sont les grands vainqueurs, toujours là et au sommet de leur forme
créative.
Les
histoires de drogues de Richards commencent à poser des problèmes.
Le groupe est obligé de quitter la France, tous les dealers du
sud-est du pays alimentant la maison du guitariste. La police est sur
les dents, c'est l'époque de la French Connection. Il
perd aussi sa main-mise sur le groupe, qui barbote un peu après
quatre albums studios fabuleux d'affiler. Goat Head's Soup
paraît en 1973. Commercialement, tout va bien, grâce au tube
« Angie ». Mais c'est une ballade, un slow, une première
pour les Rolling Stones, la première concession commerciale. Il y a
un beau clip, les musiciens jouant devant les caméras avec un Mick
Jagger plus caricatural que jamais. Le
groupe est interdit de territoire français, un concert est organisé
à Bruxelles pour les fans français, avec des trains affrétés par
la radio RTL. Sur scène, la formation est en pleine forme, et la
tournée dans l'hémisphère sud achève d'asseoir leur réputation
scénique. L'enregistrement
de l'album suivant va se révéler plus compliqué.
Après
trois années d'activité intense, entre albums et tournées, les
musiciens semblent un peu
rincés. Richards patauge dans l'héroïne. Jagger sniffe de la
cocaïne et adore les clubs branchés de la haute-société. Charlie
Watts se rafraîchit
les cheveux avec
une coupe Bovver-Rock, et picole comme un trou. Quant à Bill Wyman,
il enregistre ses premiers simples en solo dont « Monkey Grip
Glue ».
Mick
Taylor a aussi été touché. Ses cheveux blonds naturels se sont
teints
de platine pour être dans le ton Glam-Rock. Le khol lui emplit les
yeux, et sa moue est bien triste. Le Jazz-Rock est en train de
connaître une véritable explosion avec Mahavishnu Orchestra, Return
To Forever, Santana, Weather Report…. Taylor voudrait développer
des musiques plus sophistiquées. Seulement voilà, les Rolling
Stones ne sont pas des virtuoses. Ils sont bons ensemble, mais aucun
n'est un prodige de son instrument. Leur cohésion est leur force.
Leurs défauts aussi.
Des scories des précédents
albums ressortent quelques belles idées. Richards veut revenir à un
vrai disque de Rock. La ballade « Angie » ne lui a pas
plu. Taylor s'en réjouit. Jagger arrive avec quelques idées piquées
dans les clubs, et notamment issues de la musique Funk. Wyman s'en
fout, et Watts reste lui-même. C'est dans ce climat un peu étrange,
en semi-déliquescence, que va être construit ce disque.
Goat
Head's Soup avait déçu, les
Rolling Stones vivent une période de difficulté au niveau de la
musique. It's Only Rock'N'Roll
va vite être oublié. Considéré comme
inférieur aux grands disques des Stones, comme son prédécesseur,
il disparaîtra dans l'histoire du groupe d'autant plus vite qu'à
peine après sa sortie, Mick Taylor s'en ira, en mai 1974. On ne sait
comment le qualifier, peut-être un disque de transition. Il
est tellement supérieur musicalement à tout ce qu'ont pu faire les
Stones avec Ron Wood par la suite qu'il mérite bien un peu
d'attention.
It's
Only Rock'N'Roll est un superbe
album. Il n'est ni doté de la richesse sonore de Sticky
Fingers ou de Exile On
Main Street, ni de la férocité
des premiers albums. La production est sophistiquée mais rude. Il y
a quelques effets, très mesurés, rien de surfait. Ce
qui ressort en fait de cet album, c'est une immense mélancolie.
Comme si les cinq musiciens étaient au bord d'un précipice. Ou
plutôt sur ce sommet de l'excellence, et que le pas de plus était
celui de la redescente vertigineuse. Tous sont perturbés
personnellement. La magie du
Rock'N'Roll n'aura pas suffi a effacé les blessures : la
drogue, les divorces, l'alcool, la solitude, la pression, l'argent….
C'est ce qui fait la beauté
de It's Only Rock'N'Roll :
c'est un album de pur rock d'où suinte la douleur de la vie. Et
la superbe pochette de Guy Pellaert en est le symbole : les
Stones sont les rois du monde, mais c'est un univers un peu
déglingué, sur le fil du rasoir.
Le
premier morceau est un fier
blues-rock stonien : « If You Can't Rock Me ». C'est
presque, déjà, une caricature du son des Stones. Pourtant, il est
ultra-efficace. La production est superbe. Tous les instruments sont
bien mis en valeur, y compris la basse et la batterie. Wyman a même
droit à son mini-solo funky. « Ain't
Too Proud To Beg » est un boogie qui sera le théâtre d'un
clip très Glam. Tous les musiciens sont habillés en costume de
satin rose. Jagger est fardé comme une prostituée, la
chorégraphie un peu ridicule.
Le morceau est plutôt bon, et annonce « Start Me Up » et
bien d'autres choses de la fin des années 70.
« It's Only Rock'N'Roll »
sera l'autre clip, avec les musiciens en costume de marins dans un
vaste bain de mousse, une idée piquée aux clubs fréquentés par
Jagger. Taylor chorusse toujours de fort belle manière. Après
« Angie », le voilà propulsé dans l'univers de la vidéo
musicale qui commence à se répandre. Le guitariste est blond,
grand, un peu rigide, avec son khol sur les yeux. Il semble fatigué,
mais pourtant pas à cours d'idée.
L'album
devient encore plus intéressant avec les chansons qui suivent, et
qui n'auront pas l'honneur d'un vidéo-clip. « Till The Next
Goodbye » est un magnifique Country-Blues qui rappelle « Dead
Flower », ce genre de choses. Taylor apporte une ligne de
guitare électrique, avec un souffle Jazz et de la bottleneck. Son
inventivité n'est pas tarie.
Puis
provient une merveille : « Time Waits For No One ».
Sur cette beauté électrique enluminée d'acoustique règne une
grande mélancolie. Le temps n'attend personne. Même pas les Stones.
Ils sont déjà des vieux alors que commence à pousser une nouvelle
génération avec les New York Dolls et les Stooges. Jagger transcrit
magnifiquement le doute et la douleur intérieure.
Les percussions sont inventives, et Taylor improvise quelques lignes
caribéennes.
« Luxury »
est au contraire une plongée dans la boue Blues. Richards équarrit
un riff raide, tendu, infernal. Taylor ponctue, enlumine. La
rythmique est saccadée, presque tribale. Jagger jongle vocalement
sur ce massif vénéneux.
« Dance
Little Sister » est une nouvelle semi-caricature
de morceau des Stones, avec son riff caverneux. Il précède une
ballade un peu mielleuse : « If You Really Want To Be My
Friend ». Ce n'est pas très bon, et c'est originellement une
idée de Mick Jagger, qui reproduira ce genre de miévrerie
avec davantage d'intensité sur des disques à venir, comme
« Fool To Cry » sur Black'N'Blue.
« Short
And Curlies » est un petit intermède Blues et Rock qui semble
issu de Exile On Main Street.
Il précède un immense chef d'oeuvre, celui de ce disque :
« Fingerprint Files ». Ce Blues-Rock Funk est le pinacle
de cet album, presque la raison de l'acheter. Sur quasi
sept minutes, Taylor et Richards se répondent comme des coyotes
affamés, entre riffs sales et flashes
de wah-wah. Wyman et Watts tapent un rythme impeccable, presque
zeppelinien. Mick Jagger se prend pour un chanteur de soul. Il
coasse, il éructe, comme les shouters noirs.
Ce qui brille, ce sont les
illuminations de Fender Telecaster à la wah-wah et les énormes
arabesques de Les Paul de
Mick Taylor. Il survole le Funk, se joue de lui, grogne le blues.
« Fingerprint Files » est un immense morceau.
Ce fut un choc lorsque je l'entendis par hasard à la radio, tard
dans la nuit, il y a bien longtemps.
Le
disque ne sera pas défendu
en tournée. Taylor annonce
son départ, il faudra recruter un successeur. Après des hésitations
avec Jeff Beck ou Rory Gallagher, ce sera Ron Wood. La tournée du
grand retour aura lieu aux USA en 1975.
Il
annonçait à la fois Black And Blue,
et le départ de Mick Taylor. Le jeune homme fuit sa dépendance
évidente à l'héroïne, et va poursuivre une carrière solo
discrète. On peut chercher des explications où l'on veut. Mick
Taylor n'a fait que sauver sa peau, sortant d'un groupe où il a tout
donné et bien plus. Beaucoup de ses contributions ne furent jamais
rétribuées. Tout était signé Jagger-Richards. Pourtant, son
impact artistique est évident. Son arrivée fut un choc sonore, son
départ fut le début de la déliquescence artistique des Rolling
Stones. Ron Wood et Keith Richards furent les meilleurs amis du
monde, mai personne
ne remplaça Mick Taylor, et son indescriptible talent. A tel point
qu'il est encore difficile de l'évaluer à sa juste valeur.
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