dimanche 28 avril 2019

THE ROLLING STONES 1974


"Ils sont déjà des vieux alors que commence à pousser une nouvelle génération avec les New York Dolls et les Stooges. "



THE ROLLING STONES : It's Only Rock'N'Roll 1974

Mick Taylor a une moue d'enfant boudeur. Son regard est doux. C'est un garçon posé, calme. Il contraste avec la folie qui règne autour des Rolling Stones. Ses cheveux raides forment un casque d'un blond vénitien, légèrement ondulé. Il brode des motifs bleus sur les riffs de Keith Richards, distillant des notes acides ou de belles lignes de slide avec son bottleneck sur sa Gibson Les Paul. Il bouge peu sur scène, laissant le travail de scène à Mick Jagger, et dans une moindre mesure à Keith Richards. Taylor se contente d'être présent musicalement, puissamment.

Il fallait être un musicien doué pour remplacer l'imaginatif Brian Jones, mais aussi une personnalité discrète qui ne viendrait pas trop embêter le monopole Jagger-Richards. Nous sommes en 1969, et son arrivée se fait sur l'album Let It Bleed. C'est tout simplement l'un des tous meilleurs albums du groupe, qui doit pourtant succéder au magnifique Beggar's Banquet de 1968. Devant la virtuosité naturelle de Taylor, Richards décide de s'effacer, et de se concentrer sur les riffs et les rythmiques, laissant le jeune homme enluminer les mélodies. Il brille de mille feux sur l'album en direct Get Yer Ya-Ya's Out en 1970. Les vieilles scies stoniennes sont transfigurées, magnifiées : « Sympathy For The Devil », l'opéra-blues « Midnight Rambler »….

Keith Richards, malgré sa dépendance à l'héroïne, domine la composition. En roue libre, il s'imbibe de psychotropes, d'alcool, de blues et de country. Jagger apporte ses textes, mais contribue peu à la musique, car le seul avec qui Richards peut échanger des idées est Taylor. Toujours dans l'ombre, il n'hésite pas à sortir sa guitare et à improviser sur les idées produites, en apportant d'autres. Les soirées sont longues. Le groupe commence à travailler vers 22 heure, et ne s'arrête qu'au petit matin. C'est la période vampire, sur la riviera française. Sticky Fingers sort en 1971, le double Exile On Main Street en 1972. Le blues-rock domine la tonalité. Mick Taylor et son passage dans le groupe de John Mayall alimentent indiscutablement la musique des Rolling Stones, belle, pure, riche.

Les concerts sont aussi des événements, et chaque tournée est un triomphe. Si les Rolling Stones ne sont pas des bombardiers électriques comme Led Zeppelin, les Who ou Deep Purple, un set des Stones est un alignement de morceaux magnifiques, rock, blues, sensuels, interprétés avec un feeling et une sensibilité musicale unique. Même si les Rolling Stones ne donnent pas dans la furie hard, il règne autour d'eux d'un halo sulfureux de sexe et de drogues, un hédonisme totalement outrageant. Et puis, du duel prestigieux qui les opposa avec les Beatles, ils en sont les grands vainqueurs, toujours là et au sommet de leur forme créative.

Les histoires de drogues de Richards commencent à poser des problèmes. Le groupe est obligé de quitter la France, tous les dealers du sud-est du pays alimentant la maison du guitariste. La police est sur les dents, c'est l'époque de la French Connection. Il perd aussi sa main-mise sur le groupe, qui barbote un peu après quatre albums studios fabuleux d'affiler. Goat Head's Soup paraît en 1973. Commercialement, tout va bien, grâce au tube « Angie ». Mais c'est une ballade, un slow, une première pour les Rolling Stones, la première concession commerciale. Il y a un beau clip, les musiciens jouant devant les caméras avec un Mick Jagger plus caricatural que jamais. Le groupe est interdit de territoire français, un concert est organisé à Bruxelles pour les fans français, avec des trains affrétés par la radio RTL. Sur scène, la formation est en pleine forme, et la tournée dans l'hémisphère sud achève d'asseoir leur réputation scénique. L'enregistrement de l'album suivant va se révéler plus compliqué.

Après trois années d'activité intense, entre albums et tournées, les musiciens semblent un peu rincés. Richards patauge dans l'héroïne. Jagger sniffe de la cocaïne et adore les clubs branchés de la haute-société. Charlie Watts se rafraîchit les cheveux avec une coupe Bovver-Rock, et picole comme un trou. Quant à Bill Wyman, il enregistre ses premiers simples en solo dont « Monkey Grip Glue ».
Mick Taylor a aussi été touché. Ses cheveux blonds naturels se sont teints de platine pour être dans le ton Glam-Rock. Le khol lui emplit les yeux, et sa moue est bien triste. Le Jazz-Rock est en train de connaître une véritable explosion avec Mahavishnu Orchestra, Return To Forever, Santana, Weather Report…. Taylor voudrait développer des musiques plus sophistiquées. Seulement voilà, les Rolling Stones ne sont pas des virtuoses. Ils sont bons ensemble, mais aucun n'est un prodige de son instrument. Leur cohésion est leur force. Leurs défauts aussi.

Des scories des précédents albums ressortent quelques belles idées. Richards veut revenir à un vrai disque de Rock. La ballade « Angie » ne lui a pas plu. Taylor s'en réjouit. Jagger arrive avec quelques idées piquées dans les clubs, et notamment issues de la musique Funk. Wyman s'en fout, et Watts reste lui-même. C'est dans ce climat un peu étrange, en semi-déliquescence, que va être construit ce disque.

Goat Head's Soup avait déçu, les Rolling Stones vivent une période de difficulté au niveau de la musique. It's Only Rock'N'Roll va vite être oublié. Considéré comme inférieur aux grands disques des Stones, comme son prédécesseur, il disparaîtra dans l'histoire du groupe d'autant plus vite qu'à peine après sa sortie, Mick Taylor s'en ira, en mai 1974. On ne sait comment le qualifier, peut-être un disque de transition. Il est tellement supérieur musicalement à tout ce qu'ont pu faire les Stones avec Ron Wood par la suite qu'il mérite bien un peu d'attention.

It's Only Rock'N'Roll est un superbe album. Il n'est ni doté de la richesse sonore de Sticky Fingers ou de Exile On Main Street, ni de la férocité des premiers albums. La production est sophistiquée mais rude. Il y a quelques effets, très mesurés, rien de surfait. Ce qui ressort en fait de cet album, c'est une immense mélancolie. Comme si les cinq musiciens étaient au bord d'un précipice. Ou plutôt sur ce sommet de l'excellence, et que le pas de plus était celui de la redescente vertigineuse. Tous sont perturbés personnellement. La magie du Rock'N'Roll n'aura pas suffi a effacé les blessures : la drogue, les divorces, l'alcool, la solitude, la pression, l'argent…. C'est ce qui fait la beauté de It's Only Rock'N'Roll : c'est un album de pur rock d'où suinte la douleur de la vie. Et la superbe pochette de Guy Pellaert en est le symbole : les Stones sont les rois du monde, mais c'est un univers un peu déglingué, sur le fil du rasoir.

Le premier morceau est un fier blues-rock stonien : « If You Can't Rock Me ». C'est presque, déjà, une caricature du son des Stones. Pourtant, il est ultra-efficace. La production est superbe. Tous les instruments sont bien mis en valeur, y compris la basse et la batterie. Wyman a même droit à son mini-solo funky. « Ain't Too Proud To Beg » est un boogie qui sera le théâtre d'un clip très Glam. Tous les musiciens sont habillés en costume de satin rose. Jagger est fardé comme une prostituée, la chorégraphie un peu ridicule. Le morceau est plutôt bon, et annonce « Start Me Up » et bien d'autres choses de la fin des années 70.

« It's Only Rock'N'Roll » sera l'autre clip, avec les musiciens en costume de marins dans un vaste bain de mousse, une idée piquée aux clubs fréquentés par Jagger. Taylor chorusse toujours de fort belle manière. Après « Angie », le voilà propulsé dans l'univers de la vidéo musicale qui commence à se répandre. Le guitariste est blond, grand, un peu rigide, avec son khol sur les yeux. Il semble fatigué, mais pourtant pas à cours d'idée.

L'album devient encore plus intéressant avec les chansons qui suivent, et qui n'auront pas l'honneur d'un vidéo-clip. « Till The Next Goodbye » est un magnifique Country-Blues qui rappelle « Dead Flower », ce genre de choses. Taylor apporte une ligne de guitare électrique, avec un souffle Jazz et de la bottleneck. Son inventivité n'est pas tarie.

Puis provient une merveille : « Time Waits For No One ». Sur cette beauté électrique enluminée d'acoustique règne une grande mélancolie. Le temps n'attend personne. Même pas les Stones. Ils sont déjà des vieux alors que commence à pousser une nouvelle génération avec les New York Dolls et les Stooges. Jagger transcrit magnifiquement le doute et la douleur intérieure. Les percussions sont inventives, et Taylor improvise quelques lignes caribéennes.

« Luxury » est au contraire une plongée dans la boue Blues. Richards équarrit un riff raide, tendu, infernal. Taylor ponctue, enlumine. La rythmique est saccadée, presque tribale. Jagger jongle vocalement sur ce massif vénéneux.
« Dance Little Sister » est une nouvelle semi-caricature de morceau des Stones, avec son riff caverneux. Il précède une ballade un peu mielleuse : « If You Really Want To Be My Friend ». Ce n'est pas très bon, et c'est originellement une idée de Mick Jagger, qui reproduira ce genre de miévrerie avec davantage d'intensité sur des disques à venir, comme « Fool To Cry » sur Black'N'Blue.

« Short And Curlies » est un petit intermède Blues et Rock qui semble issu de Exile On Main Street. Il précède un immense chef d'oeuvre, celui de ce disque : « Fingerprint Files ». Ce Blues-Rock Funk est le pinacle de cet album, presque la raison de l'acheter. Sur quasi sept minutes, Taylor et Richards se répondent comme des coyotes affamés, entre riffs sales et flashes de wah-wah. Wyman et Watts tapent un rythme impeccable, presque zeppelinien. Mick Jagger se prend pour un chanteur de soul. Il coasse, il éructe, comme les shouters noirs. Ce qui brille, ce sont les illuminations de Fender Telecaster à la wah-wah et les énormes arabesques de Les Paul de Mick Taylor. Il survole le Funk, se joue de lui, grogne le blues. « Fingerprint Files » est un immense morceau. Ce fut un choc lorsque je l'entendis par hasard à la radio, tard dans la nuit, il y a bien longtemps.

Le disque ne sera pas défendu en tournée. Taylor annonce son départ, il faudra recruter un successeur. Après des hésitations avec Jeff Beck ou Rory Gallagher, ce sera Ron Wood. La tournée du grand retour aura lieu aux USA en 1975.

Il annonçait à la fois Black And Blue, et le départ de Mick Taylor. Le jeune homme fuit sa dépendance évidente à l'héroïne, et va poursuivre une carrière solo discrète. On peut chercher des explications où l'on veut. Mick Taylor n'a fait que sauver sa peau, sortant d'un groupe où il a tout donné et bien plus. Beaucoup de ses contributions ne furent jamais rétribuées. Tout était signé Jagger-Richards. Pourtant, son impact artistique est évident. Son arrivée fut un choc sonore, son départ fut le début de la déliquescence artistique des Rolling Stones. Ron Wood et Keith Richards furent les meilleurs amis du monde, mai personne ne remplaça Mick Taylor, et son indescriptible talent. A tel point qu'il est encore difficile de l'évaluer à sa juste valeur.

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samedi 6 avril 2019

KILLING JOKE 2010

"Le Rock sait aussi se faire industriel. Il évoque bien sûr les angoisses de la ville dans le Blues-Rock ou le Heavy-Metal. Mais il sait aussi faire vivre pleinement le sentiment physique. "






KILLING JOKE : Absolute Dissent 2010

Alors que ma destinée s'améliore, je flirte avec le chaos. Je suis en formation en banlieue lyonnaise, et je fais le trajet à pied entre l'hôtel et l'école. Il n'y a qu'une demi-heure de marche, et en ce début de mois d'avril, le temps est clément. La fraîcheur du matin me réveille avant la journée d'enseignement, essentiellement axé sur le sacro-saint management. Je prends ce moment avec un certain détachement. Je sais que c'est l'étape obligée avant de bénéficier d'un emploi mieux rémunéré et plus intéressant … où il n'y aura aucun management.


J'ai trop vécu ces situations de direction, ces conflits de personnes par le passé. J'ai trop vu de misère sociale, j'ai trop été confronté à la glaciale résignation des directeurs en charge des « projets de service », l'équivalent des plans sociaux dans le privé. J'ai connu l'ascenseur émotionnelle, lorsque tu apportes à tes troupes. Et que cela se confronte aux objectifs d'économie funestes. Sauf que l'on ne vire pas, on ne remplace pas. Et on écrase ce qu'il reste. Comme dans le secteur privé.
J'ai toujours eu une haute estime du service public, de la place de l’État dans l'architecture de la société, et son équilibre. Je vais devenir ce que l'on appelle un « chargé de mission » dans le monde vaste et bien flou de la protection de biodiversité dans une région, la Franche-Comté, à l'équilibre bien fragile. Je vais tenter à mon petit niveau de sauver ce qu'il reste à sauver, et de protéger cette richesse animale et végétale des barbares ultra-libéraux, autant que je puisse faire, pour ma fille, et pour préserver mes souvenirs d'enfant du Jura.
Le trajet entre l'hôtel et l'Ecole Nationale des Travaux Publics de l’État n'est pas vraiment l'exaltation de la biodiversité et de la transition écologique. Il s'agit de relier Villeurbanne à Vaulx-En-Velin à pied, en longeant des boulevards, des autoroutes et des rocades colmatés de circulation automobile, et des quartiers sales où règnent une misère latente.
Je suis parfois accompagné de collègues, mais cela est irrégulier, en fonction du temps. Je me tiens à cette errance matin et soir. Peut-être ai-je en tête les verres de bières consommées au centre de Lyon, entre la place Bellecour et la place des Terreaux, ou ces excellents repas dans les brasseries et les « bouchons » lyonnais. Je dors de toute façon peu, et je me couche vers une heure du matin. Toutefois, le contact de l'air matinal me permet d'évacuer mes dernières brumes nocturnes. C'est sans doute la belle vie en réalité, après sept longues années à tenter un concours des plus courus dans la fonction publique. Nous sommes une poignée d'élus parmi un océan de candidats au fameux ascenseur social cher à l'administration française.


Je fais parfois le trajet seul, et cela ne me dérange guère. Malgré la misère des paysages, je dévore les photographies autour de moi, insatiablement. Et puis, lors d'une pause entre deux séquences de cours, je rencontre à la machine à café une collègue de formation : Hélène. Quelques collègues masculins l'ont déjà repéré, car elle ne laisse guère indifférent. Certains m'en ont déjà parlé, quelques objectifs graveleux circulent. Je trouve cela puéril et bien médiocre. Mais ce matin, c'est avec moi qu'elle entame la conversation. Sa silhouette est frêle et menue. Elle n'a qu'une petite trentaine d'années. Ses cheveux bruns, droits et longs dessinent son visage de bien jolie manière. Elle est souriante, la peau claire, avec de jolies fossettes. Ses yeux sont d'un bleu très clair. Son sourire est permanent. Elle aime rire, se moquer, parfois un peu brutalement, avec un côté décalé et revêche qui me plaît énormément. Ma personnalité se libère, je plaisante également, à froid, avec un ton décalé. Elle apprécie énormément.

Nous échangeons sur nos carrières en bons fonctionnaires. La discussion est agréable. Je me permets de lui poser quelques questions, elle fait de même. Nous sommes en phase, avec ce même côté sarcastique et noir. Il n'y a aucune séduction entre nous, juste un excellent contact. Je ne sais pas quel âge elle a. Elle me semble jeune, et moi, je me sens vieux et pataud. Il n'y a que des échanges rieurs. Nous nous loupons une première fois à discuter davantage en dehors de la journée de formation. Elle va boire un verre à Lyon avec un groupe de collègues, elle m'invite. Mais elle monte dans le bus, et moi, je poursuis à pied. Finalement, nous sortirons ce soir-là à deux endroits différents. Je n'ai pas pris la peine de lui demander un numéro de téléphone.
Le lendemain, nous nous croisons à nouveau. Elle me fait la bise spontanément et me parle de sa soirée. Je lui évoque la mienne, un brin plus riche et mouvementée. Elle me demande pourquoi nous nous sommes loupés. Je lui explique que je viens et je repars à pied, c'est un principe personnel. Son joli regard bleu ciel se cale dans mes yeux et elle me demande si elle peut venir avec moi, car elle aimerait bien marcher un peu avant la journée de formation. Seulement, elle n'a pas envie de faire le chemin seul, le paysage n'est pas très rassurant pour une femme seule. Sans enthousiasme démonstratif, j'acquiesce avec un sourire. Nous échangeons nos numéros de téléphones pour nous tenir au courant l'un et l'autre.
La soirée va encore se dérouler dans un bar à bières fort agréable des quais de Saône. Je me couche un peu vaseux, mais lorsque le réveil sonne, je suis plutôt en forme, malgré mon corps de presque quarantenaire un peu tanné. Je décide d'envoyer un message à Hélène pour l'informer que je vais partir d'ici une quinzaine de minutes, si cela lui convient. Elle me demande cinq minutes de plus que je lui accorde bien volontiers. Finalement, lorsque je rejoins le hall d'entrée, elle est déjà là, souriante, portant une casquette de laine à carreaux et un élégant manteau de feutre gris clair.
Nous partons ensemble, et nous discutons sur le chemin. Il n'y aura aucun temps mort. Aucun des deux ne se forcera. La conversation est relancée en permanence entre elle et moi. Il y a une envie de se connaître. Le premier aller et retour sera réservé à des échanges sur nos expériences professionnelles. J'ai un passé plus complexe et riche. Elle évoque des situations que je lui laisse développer. Un peu trop volubile, je trouve instinctivement une situation comparable pour la rassurer. Mais j'angoisse. Je ne veux pas paraître arrogant, celui qui sait tout, qui a tout vu. Je fais attention à la durée de mon explication, j'essaie d'être concis. Elle m'écoute avec attention, me pose des questions : elle s'intéresse très sincèrement. Je suis un peu déstabilisé, mais son attention naturelle est délicieuse.

La discussion est douce et agréable, avec des rires et de la connivence, malgré le fait qu'elle se décrive comme une jeune femme dure et sans concession. Dans ses propos, elle n'a certes aucune volonté de plaire à quiconque, et n'hésites pas à dire ce qu'elle pense, quitte à en rajouter dans l'humour noir. Mais notre discussion semble justement hors du temps, elle me fait l'honneur d'apprécier ma compagnie. Nous évoquons nos carrières professionnelles, puis nos vies, nos loisirs, nos déconvenues amoureuses aussi. Il ne se joue rien de particulier entre nous, aucun jeu de séduction, mais une complicité évidente s'installe. Nous oublions les tristes paysages urbains qui nous entourent, les odeurs putrides qui souillent nos fosses nasales. Nous rions même de bon coeur de certaines observations insolites ou navrantes, comme pour exorciser la folie de ce monde sordide.


Le Rock sait aussi se faire industriel. Il évoque bien sûr les angoisses de la ville dans le Blues-Rock ou le Heavy-Metal. Mais il sait aussi faire vivre pleinement le sentiment physique. Cela s'appelle par facilité le Rock Industriel. Le terme ne veut pas dire grand-chose, regroupant dans une grande marmite les formations utilisant des tempi ou des thèmes martiaux et inquiétant, et usant de de synthétiseurs glaciaux inspirés de la New Wave anglaise du début des années 80.


L'un des fondateurs s'appelle Killing Joke et est anglais. Il est fondé à la fin de l'année 1978 comme un groupe Punk, et arrive à la remorque du mouvement. Le mouvement est en train de muter d'un Rock direct inspiré des Stooges et du MC5 vers quelque chose de plus sophistiqué et évocateur de la Grande-Bretagne sordide de l'époque. Le line-up s'assemble en quelques semaines, et ne bougera quasiment plus : Jaz Coleman au chant, Kevin Walker dit Geordie à la guitare, Paul Ferguson à la batterie, Martin Glover dit Youth à la basse. Il semble évident dès leur premier album, Killing Joke, en 1980, que l'influence de Joy Division est majeure. Le Punk Hardcore joue également un rôle, ainsi que, dans une moindre mesure, le Heavy-Metal de Black Sabbath.


Ce premier album va devenir une référence du Post-Punk, mais la discographie de Killing Joke ne souffre en réalité d'aucun mauvais disque. Dès le début, il se dote d'une imagerie violente, révolutionnaire, jouant avec les codes du nazisme et des totalitarismes. Jaz Coleman apparaît sur scène le visage maquillé de blanc et de coulures noires, et les yeux charbonneux, presque Black-Metal avant l'heure. A partir de 1983, Killing Joke injecte des synthétiseurs à son Punk-Rock métallique et tribal. Le groupe connaît un succès certain en Grande-Bretagne, mais aussi dans le reste de l'Europe ainsi que dans d'autres contrées australes fort surprenantes. L'album Night Time en 1985, leur cinquième, atteint la 11ème place des meilleurs ventes d'albums en Grande-Bretagne. C'est le sommet de leur carrière commerciale. Le disque dispose de morceaux fabuleux à commencer par le superbe et prenant « Love Like Blood » et sa mélodie romantique. Il y a aussi le titre « Eighties » qui sera largement copié par Kurt Cobain pour « Come As You Are » de Nirvana. Des rumeurs de dossiers de procès firent long feu, mais en réalité, Killing Joke n'entreprendra rien. Jaz Coleman ne manquera toutefois pas de faire remarquer les similarités entre les deux chansons. Toutefois les sarcasmes cesseront lorsque Kurt Cobain se donnera la mort.


La fin des années 80 est consacré à une musique dans la veine de Night Time, mais avec davantage de synthétiseurs et de mélodies gothiques. Killing Joke tente de rallier l'esprit d'un Simple Minds, mais cela ne porte pas ses fruits.A la fin des années 80, Geordie et Coleman sont seuls à bord. Ferguson part en 1987, et Youth a déserté en 1982 pour être remplacé par Paul Raven. Pourtant, au début des années 90, Killing Joke renaît de ses cendres avec des albums marquants : Pandemonium en 1994 qui voit le retour de Youth à la basse, mais aussi Killing Joke en 2003, la batterie étant tenue par Dave Grohl...


Les prestations scéniques sont également marquantes, le charisme de Jaz Coleman jouant un grand rôle. Mais Geordie et sa grosse Gibson demi-caisse dorée n'est pas en reste. Toutes les pièces sont rassemblées en 2008 : Coleman, Geordie, Youth et Ferguson. Ils enregistrent même leurs répétitions en vue de la tournée à venir, et les publient avec le disque : Duende – The Spanish Sessions en 2008. On peut entendre les quatre musiciens jouer en direct une sélection de leur meilleurs morceaux depuis le début de leur carrière, que tous furent là ou non. Ils ne se quittent plus depuis. Comme quatre amis fraternels, ils ont su trouver un équilibre faisant passer leur amitié indéfectible en premier. Et la version ainsi captée de « Love Like Blood » est sans aucun doute une des meilleures de toutes, supérieure à l'originale.


Cette union retrouvée a accouché de l'album Absolute Dissent en 2010. Il est tout de même rare de s'enthousiasmer pour le disque d'un artiste ayant trente ans de carrière. Souvent, on adore les disques historiques, ceux des dix ou quinze premières années. Et puis ceux, récents, qui sonnent mieux que la moyenne, dans des line-ups souvent largement remaniés dans lesquels ne subsistent souvent qu'un seul membre du groupe original, le guitariste, le chanteur, voire même le batteur, font l'effet d'une satisfaction polie. La grande force de Killing Joke, c'est qu'ils sont capables de produire à tout moment un disque meilleur que ses « classiques ». Night Time de 1985 égala Killing Joke en 1980, qui fut surpassé par Pandemonium en 1994, qui trouve son écho en terme de qualité avec Killing Joke en 2003.


Et donc, Killing Joke publie Absolute Dissent en 2010, dont la qualité équivaut à ses meilleurs albums depuis trente ans. Absolute Dissent est un disque puissant, violent. Il faut savoir puiser dans la discographie de Killing Joke. Il y a quelques écueils, certaines chansons moins plaisantes sur de grands albums. Sur ce disque, la musique prend à la gorge dés le premier accord et ne lâche plus rien jusqu'à la fin. Le son est magnifique, puissant, sans doute le meilleur que Killing Joke n'ait jamais eu. Et les morceaux sont absolument tous fantastiques.


C'est la quintessence de ce que Killing Joke a produit depuis sa carrière. On y trouve des scories de tout, alimentant un torrent de musique sombre, illuminée de quelques éclairs de lumière céleste sur certains refrains. Curieusement, ce disque n'est que très rarement cité. Pourtant, il renferme ce que Killing Joke a produit de plus homogène, de plus classieux sur soixante-deux minutes. Cela représente un aller-retour avec ma collègue entre l'école et notre hôtel, très exactement.


Jaz Coleman est brillant vocalement. Geordie emplit l'espace sonore de ces riffs de guitares farouches et romantiques. Youth et Ferguson sont une section rythmique fabuleuse, la meilleure depuis celle de Peter Hook et Stephen Morris de Joy Division : inventive, puissante, originale, virtuose et personnelle.


Chaque morceau de ce disque m'évoque tant de choses. La mélancolie féroce naturelle de Killing Joke alliée à leur prise d'âge fait que toute cela résonne puissamment dans mes tripes. En ces heures sombres, le riff illuminé de soleil noir de « Absolute Dissent » traduit la folie de ces société ultra-libérales. « The Great Cull » est une charge ahurissante d'électricité, quelque chose de largement aussi violent que le meilleur des groupes de Thrash-Metal le plus affûté. Les titres s'enchaînent sans répit, comme une charge de colère légitime. « Absolute Dissent », « The Great Cull », « Fresh Fever From The Skies », et « In Excelsis » semblent relier pour créer un mur sonore absolument imprenable. Cet album est un assaut féroce. Il n'y a aucun temps mort. Ce disque vit, profondément, presque auto-alimenté par sa propre énergie : « Endgame », « The Raven King », « Honour The Fire »….
J'ai immédiatement pensé à ce disque lorsque j'ai commencé à discuter avec Hélène dans ces territoires infâmes. Elle était cet élément de délicatesse dans ce monde infâme. Elle se montrait forte, mais voulait un peu de protection. Je lui ai apporté cette sécurité réconfortante. Elle a pu venir à pied à la formation. J'ai pu faire sa connaissance. Et nous avons pu partagé une complicité naturelle entre personnes qui se comprennent, comme si tout était évident, sans rien attendre.

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