"Et
Trespass n'a pas perdu une once d'énergie."
TRESPASS :
Trespass 2015
C'est
l'histoire d'un groupe maudit au sens ultime du terme. Un groupe qui
aura effleuré une renommée nationale à plusieurs reprises sans
jamais réussir à concrétiser. C'est un groupe qui existe encore,
près de quarante années après sa formation, et qui vient de sortir
un disque sublime, largement à la hauteur de son mythe, juste pour
se prouver qu'il est bien vivant, par fierté. Je ne suis pas certain
qu'un disque de Trespass fasse un carton dans les classements
internationaux, d'autant plus où en est le Rock dans les ventes de
disques. Il n'y aura sans doute pas de miracle résurrectionnel à la
Santana non plus, ce disque étant publié de manière auto-produite.
Pourtant, il s'agit d'un disque immense, qui surpasse de plusieurs
têtes tout ce qui a été publié depuis trente ans en manière de
Hard-Rock. Il est brillant à ce point.
La
Grande-Bretagne a la gueule de bois en 1978. Le Punk mute en New
Wave, froide et anxiogène. Les années de colère pubère ont laissé
la place à la désillusion, et la crise économique, suivie de
l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher va enfoncer le pays dans
l'abysse de tristesse la plus noire. Le Punk se retire donc peu à
peu de la scène pour laisser sa place à de nouvelles formations de
Hard-Rock et de Heavy-Metal. Ils sont imprégnés de ce que le genre
a fait de mieux depuis 1968, mais a mêlé cela à l'énergie du
Punk, ce qui donne une musique à la fois lyrique et dynamique. Cette
vague de groupes va être nommée la New Wave Of British Heavy-Metal
(NWOBHM), et va permettre à plusieurs groupes d'atteindre la
renommée internationale : Iron Maiden, Saxon, Def Leppard, mais
aussi dans une moindre mesure Venom, Diamond Head et Tygers Of
Pan-Tang. Derrière ces grandes figures se cachent une myriade de
groupes, dont la réputation va prendre de l'ampleur grâce à un fan
de taille : le batteur de Metallica, Lars Ulrich. L'homme, fan
absolu de tous ces groupes, n'aura de cesse d'en faire l'apologie,
des plus célèbres aux plus obscures. Il participera à une
compilation publiée en 1990 pour les dix ans de la NWOBHM qui
remettra en lumière plusieurs d'entre eux, et alors que Metallica
est à son paroxysme de célébrité avec le Black Album :
Savage, Samson, Diamond Head, Witchfynde, Sweet Savage, Venom, et
bien évidemment, Trespass.
Formé
au milieu des années 70 dans le Suffolk par les frères Sutcliffe,
Mark à la guitare-chant et Paul à la batterie, accompagné d'un
copain de lycée, Dave Crawte, à la guitare, Fusion devient Trespass
en 1978. Les trois vont tenter de créer un Hard-Rock à la fois
puissant et hautement mélodique, dans la lignée de Thin Lizzy et
UFO. Cet alliage délicat va prendre forme peu à peu, et va se
concrétiser par un premier simple historique : « One Of
These Days », publié et auto-produit en 1979, suivi de
« Jealousy » l'année suivante. Cela suffit pour
convaincre la major EMI de les signer pour une participation au
volume deux de sa compilation consacrée au nouveau Heavy-Metal
anglais : Metal For Muthas. Le premier volume avait
notamment révélé Iron Maiden, Samson et Angelwitch. Et pour ne
rien gâcher, Trespass a droit à deux titres sur ce second volume,
tout comme Iron Maiden sur le premier, c'est dire si EMI croit au
quatuor des frères Sutcliffe. Malgré deux superbes obus de première
qualité, « One Of These Days » et « Stormchild »,
le groupe n'obtient pas les retombées équivalentes à Iron Maiden.
Le second volume de Metal For Muthas n'a pas reçu le même
succès que le premier, et la porte se referme aussitôt.
Vont
s'en suivre des années de galères sans nom, où le groupe va
continuer à y croire. Un EP de trois titres, toujours auto-produit,
est publié en 1981. Mais malgré des petites salles toujours
pleines, et de cartons de disques qui partent à la fin de chaque
set, rien ne se concrétise. La NWOBHM passe peu à peu de mode, et
seuls les groupes les plus hargneux et thrashy trouvent encore un
certain écho sur les petits labels. Trespass et son Heavy-Metal
classieux et mélodique ne trouve plus sa place sur cette scène
musicale britannique en pleine mutation avec le Thrash et le
Glam-Metal. Ils entassent les démos, la formation évoluant toujours
autour des frères Sutcliffe et de Dave Crawte avec l'appui de
plusieurs bassistes et de chanteurs.
Vers
le milieu des années 80, les trois amis lâchent la rampe. Un
concert ou deux réaniment de temps en temps la flamme, mais ils ont
désormais tourné la page. Jusqu'à cette fameuse compilation mise
au point par Lars Ulrich, qui réanime le souvenir de nombreux
groupes. Beaucoup vont saisir la balle au bond pour se reformer et
vivre une seconde chance inespérée au début des années 90 :
Savage, Sweet Savage, Diamond Head, Samson, Venom, et bien sûr
Trespass. Ils vont publier un premier album regroupant des
enregistrements du début des années 80, The Works, en 1992.
Le disque a suffisamment de succès pour encourager Trespass à
publier un album de titres entièrement nouveau, Head, en
1993. Ce dernier n'aura par contre pas beaucoup de succès, hormis au
Japon. Ce dernier est alors un fervent supporter des groupes de la
NWOBHM, une appréciation proche du culte, au même titre que
quelques grands noms du Hard-Rock anglais des années 70 comme Deep
Purple. Trespass va s'y produire pour une petite tournée japonaise,
premier déplacement du groupe hors de Grande-Bretagne. Mais
l'aventure s'arrêtera à nouveau là, le quatuor retrouvant l'oubli.
Une seconde compilation de démos sera publié en 2000, The Works
II, au moins aussi bonne que la première, qui ne ravira à
nouveau que les fans ultimes. L'ensemble de ces enregistrements fera
l'objet d'une nouvelle anthologie assemblée par le label de Iron
Maiden, Sanctuary, sous la forme d'un beau double disque compact, en
2004. Il ne trouvera acquéreur que chez les fans de la NWOBHM, et
permet de maintenir l'intérêt afin que Trespass puisse poursuivre à
jouer dans quelques salles dans le pays.
Mais
jamais, Paul Sutcliffe, Mark Sutcliffe, et Dave Crawte
n'abandonneront vraiment. Ils sont ainsi de plus en plus fréquemment
invités sur des festivals revival regroupant des formations
anglaises du début des années 80 partout en Europe. Trespass n'a
jamais eu de succès, et n'a jamais publié d'album durant l'époque
glorieuse de 1979-1983, mais conserve son statut de groupe culte
soutenu et reconnu par Lars Ulrich de Metallica.
Les
technologies évoluant, il devient de plus en plus facile de publier
un album soi-même, et de le diffuser via un site internet. Cette
opportunité est trop belle pour Trespass de capter de manière
propre ses vieux morceaux. Ce qui aurait pu être un simple baroud
d'honneur de la part d'un groupe usé, aux musiciens ayant atteint la
cinquantaine, va se transformer en chef d'oeuvre.
Les
dix morceaux sélectionnés sont pour ainsi dire répétés et
étrennés depuis presque quarante ans. Ils sont peaufinés, ciselés,
affûtés depuis toutes ces années. Et Trespass n'a pas perdu une
once d'énergie. Leur technique instrumentale s'est au contraire
largement améliorée, et ils sont désormais des musiciens
parfaitement accomplis, au feeling redoutable. Les versions captés
au début des années 80 et publiés sur les deux volumes de The
Works avaient déjà permis de constater que Trespass disposait
d'un répertoire brillant, mais dont la prise de son était parfois
bien maigre par rapport au potentiel des chansons. On sent le groupe
se battre avec les moyens et les circonstances. Cette fois-ci,
Trespass ne se fait plus d'illusion, mais a décidé de tout donner
dans ce qui pourrait être son ultime disque, qu'il va
vraisemblablement vendre à ses concerts, toujours réguliers. Le
quatuor tourne toujours dans un van, le matériel entassé à
l'arrière, comme en 1980, la foi intacte. Quelques concerts ont
d'ailleurs fait sensation sur les réseaux sociaux : Trespass
impressionne toujours par son brio musical intact.
Cet
album éponyme de 2015 est une fantastique preuve de la vivacité de
Trespass. Les dix compositions antédiluviennes sont littéralement
transcendées par les quatre musiciens. Certains n'avaient fait
l'objet que d'une démo mal dégrossie comme « Ace Of Spades »
ou « Lightsmith ». Ils sont désormais explosifs,
brûlants de puissance et de férocité métallique. Il n'est pas
question ici d'une quelconque course à l'armement pour concurrencer
les thrashers. Il s'agit bien de virtuosité et de talent à l'état
pur dans l'interprétation. Cette dernière est purement Hard-Rock et
Heavy-Metal. Le son est organique, simple, carré. Les guitares sont
lumineuses, doublées avec minutie, les riffs tranchants, la batterie
puissante et précise, la basse sobre.
Il
n'y a absolument rien à redire. La sélection des morceaux, leur
interprétation, les idées de réarrangement par rapport aux
versions originales confinent au génie. On retrouve toute l'âme du
groupe intacte, avec une inspiration encore décuplée après
trente-cinq ans à rôder ces morceaux sur la route. Certains ont
bénéficié du rajout d'improvisation de guitare supplémentaire,
tel « Eight Til Five », qui après son thème obsédant
explose en un chorus lumineux. « One Of These Days » se
voit greffer un solo final supplémentaire, et « The Duel »
irradie littéralement d'électricité sauvage.
Je
n'attendais absolument rien de cet album. Je l'ai acheté presque
machinalement, un peu par curiosité, et par fanatisme pour cette
formation injustement méconnue. Rien, absolument rien ne m'avait
préparé à un tel choc musical. Je m'attendais à des versions
honnêtes, carrées, précises, mais aussi un peu blasées par le
temps perdu, et l'espoir et la motivation qui disparaissent. Il n'en
est absolument rien. Cet album est une pure merveille de Hard-Rock
mélodique anglais. Trespass a sorti son grand œuvre, il a
concrétisé enfin de la plus belle des manière sa musique sur
disque. Et cela me ravit au plus haut point. Il est à espérer que
cet album ne soit que le premier d'une longue série de captations du
titanesque répertoire qui sommeille depuis 1979.
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