lundi 17 septembre 2018

SOFT MACHINE LIVE 1970 PART 2


"Il voit tout cela, dans ce torrent de notes électriques fuligineuses. « Out-Bloody Rageous » déborde de colère noire."


SOFT MACHINE : Somewhere In Soho / Live 1970

Live At Ronnie Scott's 20-25 avril 1970



Il enlève cette veste qu'il commence à détester. Les souvenirs du jour l'ont malmené, et ce vêtement n'est qu'un symbole de son attachement idiot à son passé. Il la chiffonne et la jette dans la poubelle sous l'évier. Il ira se chercher une veste de son choix, c'est décidé. Il débouche une bouteille de scotch et s'en verse un grand verre. Il allume une cigarette, et allume la grande lampe du salon. Elle inonde la pièce d'une lumière orangée qu'il affectionne particulièrement, douce et chaude. Les alignements de livres et de disques sur les étagères semblent se perdre dans l'obscurité. Il s'assoit dans un vieux fauteuil de cuir fatigué. C'est qu'il a fallu meubler cet appartement, et il n'avait plus rien. Il arrangea à son goût. Cela n'était pas parfait. Il aimait tant la couleur, les vieilles affiches de cinéma, les vieilles publicités, ces images de musiciens des années 70 aux couleurs sépias. Mais il était chez lui. Et lorsque la porte était fermée, il se sentait enveloppé d'un cocon doux et moelleux. C'était son monde. Et personne, personne ne pouvait l'atteindre.

Ces vieux souvenirs sont si embarrassants. Il y pense encore, mais de moins en moins souvent. Ces reflux nauséeux s'espacent, remplacés par des instants de sérénité profonde, comme une libération. Comme si il avait retrouvé sa vraie raison d'exister, sa vraie personnalité. Il n'avait que foutre d'avoir une belle maison, un chien, une grosse voiture, et de l'argent à dépenser dans des galeries marchandes. Il préférait acheter un bon disque plutôt qu'un vêtement à la mode ou une paire de chaussures. Il préférait la richesse intellectuelle plutôt que l'apparence. Il n'était décidément pas de ce monde. Pourtant, la perspective de finir seul ne lui faisait plus peur. Il ne voulait plus sacrifier son âme à la bêtise matérialiste.

Il était pourtant préoccupé. Ce tourment de retour l'avait troublé. Il voulait mettre un disque. Il sélectionna bien des albums, jusqu'à tomber sur un concert de Soft Machine. Tout à coup, cela fut évident. Ecouter Soft Machine en plein sentiment mélancolique était un fait. Il sortit au hasard un double album du nom de Somewhere In Soho.

En 1970, Soft Machine vient de sortir son premier double album : Third. Soft Machine était un groupe mort et enterré à la fin de l'année 1968 après une tournée interminable avec Jimi Hendrix Experience aux Etats-Unis. Le bassiste d'alors, Kevin Ayers, partit se réfugier à Majorque, le batteur-chanteur Robert Wyatt enregistra quelques démos, et l'organiste-prodige Mike Ratledge pensa écrire un livre sur le cinéma. Seulement voilà, ils avaient un contrat sur un label, Probe, qui exigeait deux disques, et le premier ne sortit qu'en novembre 1968 aux Etats-Unis, alors que la formation était déjà dissoute. II sortit en 1969 avec Hugh Hopper à la basse, déjà auteur-compositeur de morceaux sur le premier album.
Sur Third, Soft Machine franchit le Rubicon. C'est un double album, avec un morceau par face, point final. Et le résultat est merveilleux. Il n'intéresse pourtant qu'une part congrue des amateurs de musique. Soft Machine mêle avec finesse et inventivité Jazz, Rock, et psychédélisme. Dès la fin de 1969, le travail d'improvisation est considérable. Déjà probant depuis 1966, il atteint un pinacle miraculeux. Les thèmes s'étendent, s'enchaînent. Des cuivres sont ajoutés, se réduisant au saxophoniste-clarinettiste Elton Dean en 1970. Comme sur les deux premiers albums, les concerts sont un enchaînement ininterrompu de thèmes connus comme inconnus. Ecouter un concert de Soft Machine, c'est se plonger dans une heure et trente minutes de musique totale. C'est un flot ininterrompu de notes magiques qui bouleverse l'organisme.

Soft Machine connaît une certaine reconnaissance européenne. Mais en Grande-Bretagne, sorti de Londres, le groupe peine à trouver des lieux où jouer dans de bonnes conditions. Le circuit des universités ne leur convient pas encore, les salles sont à-moitié vides. Soft Machine décide donc de se confronter au public Jazz puriste. Cela se fera au club Ronnie Scott's, club sélecte qui reçoit une clientèle branchée Jazz américain. Soft Machine restera à demeure du 20 au 25 avril 1970, une éternité pour ce club.

Surtout, les bandes de ces sets, publiées dans les années 2000, conserveront une mauvaise réputation. Il fut avancé des sets bâclés, peu inspirés. Le groupe n'était pas à son aise, et ne recommencerait pas l'expérience. En réalité, cette appréciation est bien fausse. Certes le son n'est pas optimal. Il résonne, vrille, sourde. Mais l'ensemble du groupe est distinct.

Il brille magnifiquement grâce au magnifique enchaînement « Out-Bloody-Rageous »/ « Eamonn Andrews »/ « Mousetrap » / « Noisette » / « Backwards » / « Hibou, Anemone & Bear ». Il représente 35 minutes de musique magique captée avec une absence absolue de délicatesse. Il s'agit de musique Jazz-Rock psychédélique totalement brute, sans fard. Il faut avoir écouté cet enchaînement magique, cigarette et whisky à la main. Il se dessine la poésie pure de la musique. L'orgue plane comme une lame liquide, survolé de saxophone. Hopper et Wyatt créent une boucle sur la rythmique. Les paysages se succèdent, comme des obsessions. Le groupe se trouva médiocre, il semble pourtant en apesanteur. Peut-être est-ce l'ambiance coincé du Ronnie Scott's, sa clientèle bon chic bon genre, qui a l'habitude de venir, guindée, voir des musiciens noirs américains en esthète. Je m'imagine dans la salle, ballotté par la basse de Hugh Hopper, les friselis de cymbales de Wyatt, et les claviers liquides de Ratledge. Le saxello de Elton Dean survole le propos délicatement, comme un oiseau au-dessus d'une falaise gardoise dans le soleil d'automne. La foule est partie, elle laisse enfin la nature respirée. Les espaces jadis foulés de claquettes de touristes, l'herbe et les rochers massacrés par la submersion opportuniste, retrouvent enfin leur sérénité. Les monuments romains retrouvent leur oubli historique, les oiseaux survolent à nouveau la vallée du Gardon. Ils peuvent enfin se concentrer sur leurs proies, se poser tranquillement où bon leur semble. Il y perçoive pourtant cette odeur persistante de sueur et de crasse laissée par les hommes qui perturbent leurs facultés olfactives. Les petits rongeurs ont encore leur chance.

Il voit tout cela, dans ce torrent de notes électriques fuligineuses. « Out-Bloody Rageous » déborde de colère noire. Il revoit ces horizons écrasés de chaleur, il savoure encore les parfums de la garrigue, et ce calme lorsque les pas sont trop nombreux pour admirer. C'est cette sérénité magnifique qui flotte dès la cinquième minute du morceau. La fureur laisse place à la contemplation. L'air flotte, doux et chaud, dans les buissons provençaux. La sauge, le chêne vert et le chêne kermes, le thym, le laurier sauce et fleur, les pins maritimes, les chemins de pierres blanches qui mènent aux collines ponctuées de falaises, de tours romaines et d'églises romanes font divaguer l'esprit de l'homme fragile. Son cerveau noirci de colère retrouva sa liberté. Malgré les agressions verbales de ce passé qui refusait de le laisser en paix, il distingue enfin la fin du voyage diabolique. Il sent que s'apaise la colère, que toutes ces réparties sont vaines. Il sent enfin que répondre n'a aucun intérêt. Cela n'est que surenchère, mais dans quel but ? Il sait ce qu'il a perdu, mais il sait aussi qu'il a gagné une sérénité précieuse, que personne ne peut vraiment comprendre. Elle court sur « Eamonn Andrews ». Il s'agit de plus de dix minutes d'expérience enivrante de piano électrique flottant comme cet organisme marin au gré des ressacs. Il y a tout ce que j'aime profondément en Soft Machine. Il y a le son, il y a la manière, il y a l'inspiration. Tout est magnifique durant cette improvisation subtile et féroce.


A suivre
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mardi 11 septembre 2018

SOFT MACHINE LIVE 1970 PART 1

"Ecouter Soft Machine en plein sentiment mélancolique était un fait."



SOFT MACHINE : Somewhere In Soho / Live 1970
Live At Ronnie Scott's 20-25 avril 1970

Les quais sont illuminés du soleil pâle de septembre. Une lumière vive, à peine blanche, traverse les feuillages jaunissant des grands peupliers d'Italie. Le vent doux souffle dans leurs grandes carcasses, et ils dansent dans l'air comme ivres. Leur feuilles dégagent une odeur amère, et elles sonnent comme de petites clochettes sourdes. Les quais de gros pavés de granit se recouvrent peu à peu d'une pellicule jaune qui se déplacent en petits tourbillons sous les rafales. Les enfants qui rentrent de l'école aiment jouer avec, apportant un peu de joie alors que se meurt doucement l'été. Le fleuve est secoué de petites vagues, et les péniches tanguent mollement sur l'onde. Les amarres peinent parfois à les retenir, et elles cognent dans un bruit sourd de ferraille et de caoutchouc des ballasts. Les passerelles se déplacent de quelques centimètres en avant, avant de reculer pour revenir à la même position.

L'homme avance d'un pas décidé au milieu de cette douce agitation, les mains dans les poches de sa veste de costume gris. Il est mal rasé, le cheveu mi-long. Il est d'une taille moyenne, porte un léger embonpoint. Son pantalon de velours est un peu trop court, et il dévoile des chaussettes bordeaux un brin fatiguées. Ses chaussures souples en cuir semblent elles aussi avoir vu du pays. Il porte les yeux de l'homme fatigué qui refuse d'abdiquer. Son regard clair peine à briller au milieu de ses paupières mi-closes, ébloui par le soleil rasant de cette fin d'après-midi.

Il remonte l'escalier du pont des Arts avec un certain entrain, et traverse le boulevard en-dehors des clous, faisant un petit signe de la main pour remercier les automobilistes mécontents ayant pris la peine de ralentir pour le laisser passer. Il franchit la porte du bar-tabac, achète le journal, deux paquets de cigarettes et une pochette d'allumettes. Dès sa monnaie récupérée, il enfourne le journal dans la poche de sa veste, et ouvre un paquet pour extraire une cigarette qu'il allume aussitôt. C'était la sortie de l'après-midi, après avoir passé une partie de l'après-midi à bouquiner. Le matin, il a pris la peine d'aller faire quelques courses au marché du la place située au-dessus de sa rue. Quelques légumes, un peu de viande séchée, des œufs, du fromage, et du pain, voilà qui permettra de tenir la semaine.

Cette cigarette fait du bien. Malgré le temps, il n'arrive pas tout à fait à oublier. Il a fini par devenir philosophe, à se contenter de cette existence frugale à côté de son travail quotidien. Il paraît qu'il a de la chance d'avoir du travail. Cela paye le loyer, les factures, un peu de nourriture, et quelques livres et des disques qui lui offrent un peu d'évasion intellectuelle.

Il repense encore parfois à son ancienne vie, à ce couple qu'il formait lui et son ex-compagne, il y a déjà presque un an. La vie n'était pas toujours facile, mais elle avait une apparence de confort bourgeois. Les objectifs semblaient si balisés : un appartement, un chien, les dîners du dimanche avec la belle-famille, et ces emplois synonymes de réussite sociale. Il n'y a jamais cru, mais elle si, beaucoup, beaucoup trop. Au point d'oublier le reste, et le plus important : les sentiments. Il fallait courir après la fortune, l'ascension sociale qui permet juste de s'acheter mille choses futiles et sans intérêt pour paraître, pour afficher ces signes extérieures de richesse.

Mais l'intérieur devenait de plus en plus vide. Lui commença à en souffrir, profondément. Il essaya d'en parler, mais il ne reçut aucune attention. Il posa des ultimatums, quitta le foyer pour finir seul dans sa voiture avec quelques affaires durant quelques semaines. Il revint à chaque fois, parce qu'elle le suppliait avant de l'oublier à nouveau. Il sembla en devenir fou, de ne pas arriver à se faire comprendre. Mais cela avait-il seulement une chance de réussir ? Il ne pouvait que constater le fossé qui se creusait, et l'estime d'elle pour lui qui diminuait jour après jour. Il n'était qu'un raté, un type contrariant. Il avait su la combler avant qu'elle ne se lasse de lui. Il a fini par partir définitivement avec ses cartons sous le bras.

Il a trouvé ce petit appartement au quatrième étage sans ascenseur, un peu vieillot mais au charme réel dans ce vieux quartier calme et vivant. Il ne se sentait pas tout à fait seul le soir, au milieu de ses livres et de ses disques. Elle retrouva quelqu'un quelques mois plus tard, l'exact inverse de lui. Elle voulut le revoir amicalement, comme si de rien n'était, comme si aucune blessure n'existait. Elle ne sut faire autre chose que lui faire l'apologie de sa nouvelle vie, et il en bouillonna intérieurement. Ils se disputèrent. Il fut menaçant, agressif. Il était blessé, profondément. Il avait tant de mal à se remettre de cette relation. Il l'avait tant aimé, il avait tant voulu croire qu'il pourrait se faire entendre, que leur amour surmonterait leurs différends, qu'il espérait passagers. Mais il se trompa lourdement. Et ne put que constater qu'il n'avait été qu'un homme parmi d'autres. Qu'elle n'avait conservé ni souvenir, ni sentiment pour lui. La page était tournée pour elle, définitivement. Pour lui, ce n'était pas si facile. Il était en fait partagé entre colère et mélancolie. Il était trop rêveur, trop intellectuel. Elle avait fini par lui reprocher. Il n'arrivait pas à se résoudre que la femme qu'il avait aimé n'était plus. Il avait l'impression d'avoir été trompé, trahi. Ce sentiment anima leur dispute, attisé par cette arrogance dont elle fit preuve, comme si elle cherchait à lui montrer délibérément qu'il n'était qu'un imbécile comparé à son remplaçant. Une fois encore, elle ne comprit pas, se renferma dans ses convictions, lui dans les siennes. Il sut toutefois lui faire part de la douleur ressentie, de ces instants où il fut à la rue à cause d'elle, de tout l'amour qu'il lui donna et qu'elle ne remarqua pas. C'est que cela n'avait rien de matériel. Ce n'était pas des cadeaux, ni des week-ends. Elle sut lui reprocher, lui qui n'avait jamais d'argent après avoir payé les factures.

Il porte encore la veste qu'elle lui offrit il y a trois ans pour une cérémonie dans sa famille à elle, un mariage vraisemblablement. A défaut d'autre chose, il la porte, et elle est désormais à son image : fatiguée, élimée. Les coudes usés ont été cousus d'une pièce de cuir marron, et la coupe s'est effondrée à force de relever le col sous la pluie et d'enfoncer ses mains dans les poches. Elle est devenue sa veste à lui, elle fait désormais corps avec son être un peu bohème, loin de confort bourgeois et convenu de sa vie d'avant. Il vit désormais de l'autre côté de la ville, vers les quais, dans les quartiers ouvriers, loin des jolis lotissements bourgeois des faubourgs.

Décidément, cette cigarette est agréable. Il tire dessus, la finit, et en rallume une autre. Il va s'asseoir à une petite terrasse de café à l'ombre des peupliers, et où résonne le doux clapotis des vagues du fleuve contre les quais de pierre. Il ouvre le journal et découvre les mauvaises nouvelles. Elles sont épouvantables ces nouvelles. Les guerres s'y font rares. Elles sont remplacées par un discours propagandistes sur les réformes du gouvernement que l'on se doit de faire, car il ne semble qu'il n'y ait aucune alternative. Ce n'est qu'économie, sacrifice, coupe budgétaire, privatisations, augmentations des taxes et des impôts. Mais tout cela est pour le bien du peuple, qui doit en même temps subir le spectacle des riches exposant leurs fortunes, et les discours de réussite par le travail et par le dépassement de soi, comme un mantra, comme un dogme forcené. Comme si il n'y avait que cela, comme si rien d'autre ne comptait. Comme si avoir un travail moyennement rémunéré et quelques passions personnelles était l'aveu de l'échec, celui d'être un feignant, un raté. Tout résonne alors dans sa tête. Il revoit l'image de son ex-compagne, les discours de ex-beau-père sur le travail et l'argent, ces quêtes ineptes d'argent et de symboles de fortune. Eux qui étaient incapables de profiter d'un bon repas ou d'une belle promenade sans se plaindre ou critiquer.

L'homme se lève avec une impression de nausée. Il avale son café, pose une pièce sur la note et laisse la monnaie. Il décide de rentrer chez lui avec ses cigarettes et son journal. Il n'y a vraiment que la lie de la société là-dedans, il sera parfait pour recevoir les épluchures de pommes de terre. Le soleil tombe rapidement sur les quais. Le vent devient plus frais. Il remonte la rue, et rejoint son appartement en montant les escaliers deux par deux.

Il enlève cette veste qu'il commence à détester. Les souvenirs du jour l'ont malmené, et ce vêtement n'est qu'un symbole de son attachement idiot à son passé. Il la chiffonne et la jette dans la poubelle sous l'évier. Il ira se chercher une veste de son choix, c'est décidé. Il débouche une bouteille de scotch et s'en verse un grand verre. Il allume une cigarette, et allume la grande lampe du salon. Elle inonde la pièce d'une lumière orangée qu'il affectionne particulièrement, douce et chaude. Les alignements de livres et de disques sur les étagères semblent se perdre dans l'obscurité. Il s'assoit dans un vieux fauteuil de cuir fatigué. C'est qu'il a fallu meubler cet appartement, et il n'avait plus rien. Il arrangea à son goût. Cela n'était pas parfait. Il aimait tant la couleur, les vieilles affiches de cinéma, les vieilles publicités, ces images de musiciens des années 70 aux couleurs sépias. Mais il était chez lui. Et lorsque la porte était fermée, il se sentait enveloppé d'un cocon doux et moelleux. C'était son monde. Et personne, personne ne pouvait l'atteindre.
A suivre

dimanche 2 septembre 2018

THE GROUNDHOGS 1969


"La version de « Natchez Burning » des Groundhogs est totalement habitée. C'est sans doute pour cela que peu s'y confrontent."



THE GROUNDHOGS : Blues Obituary 1969

Les Groundhogs me firent rentrer dans un univers merveilleux : celui du blues-rock anglais, qui aboutira rapidement au proto-hard-rock en fusionnant avec la musique psychédélique. C'est un monde de pochettes ahurissantes, de sonorités sans concession, de fureur électrique absolue. Les Groundhogs furent parmi les fers de lance de cette vague qui restera malheureusement cantonnée aux îles britanniques et à quelques excursions dans le nord de l'Europe : Suède, Hollande, Belgique, Allemagne. Ils ouvriront le robinet à idées du Krautrock allemand, notamment. The Groundhogs furent parmi les plus populaires de ce mouvement oublié. Trois de leurs albums firent un malheur dans les classements anglais, soutenus par la presse nationale, alors que leur musique était absolument sans concession. Le revers de médaille sera amer lorsque ces mêmes journaux s'acharneront à désosser les admirés d'hier.

La musique des Groundhogs est sans aucun doute celle à laquelle je reviens le plus régulièrement. Je reviens vers tout, de manière générale. Je ne renie rien, au mieux je découvre. Mais certains groupes ont été écoutés avec une telle intensité qu'il m'est parfois difficile d'y revenir trop souvent. Led Zeppelin, Who, Jimi Hendrix ou Deep Purple ont été de ces os à ronger sur lesquels je me penche toujours plus de vingt ans après, car je savoure toujours un morceau avec une oreille différente, celle de l'homme qui a vieilli mais continue à vibrer pour ce matériau électrique trépidant, qui vibre différemment avec l'expérience acquise.

Les Groundhogs n'étaient pas vraiment mes idoles, et pour cause. Il n'y avait en fait pas grand-chose à lire sur eux. Et puis leur musique est d'une telle puissance qu'il est complexe de s'y plonger corps et âme sans se tromper de route. C'est que ce groupe ne laisse que peu de pistes de compréhension, ni d'archives photographiques susceptibles de s'immerger correctement dans leur univers. Mais chaque fois que je me confronte avec ténacité à un de leurs albums, j'en ressors éprouvé et émerveillé. Les Groundhogs font une musique à la fois musculeuse et cérébrale, qui nécessite de s'y plonger, au risque de voir exploser devant vos yeux de terribles souvenirs personnels. Car elle racle au plus profond de l'âme, bouleverse, retourne, déroute.

C'est terrible de tenir un tel propos, mais Led Zeppelin ou les Who caressent quelque part des sentiments plus entendus, plus évidents. Malgré la force de leurs musiques, il semble que leur propos soit finalement plus évident, ce qui explique sans doute leur succès commercial massif. Les Groundhogs exhortent le tréfond de l'âme, vont caresser ces sentiments enfouis, vous arrachent le coeur et le mettent à nu sur une stèle de pierre. A ne finalement pas connaître le détail derrière chaque morceau, comme les plus grands groupes, leur musique reste mystérieuse, et elle frappe l'esprit avec une brutalité sans égale. Mais elle n'est pas totalement innocente non plus. Si Tony MacPhee, le guitariste-chanteur et principal compositeur, est souvent incapable d'expliquer ses morceaux, on détecte chez lui une grande sensibilité en filigrane derrière ce garçon discret et un peu mal dans sa peau.
Tony MacPhee fonde ses Groundhogs, en hommage à un morceau de John Lee Hooker, au début des années 60. Ils font partie des pionniers de la scène Blues anglaise. Ils vont finir par accompagner John Lee Hooker à plusieurs reprises, entre 1965 et 1969, à la demande même du bluesman. MacPhee devient aussi un homme de studio, que l'on appelle pour superviser ou accompagner des musiciens Blues américains, dont Big Joe Williams.

Le groupe se stabilise autour de Pete Cruickshank à la basse, Ken Pustelnik à la batterie, et Steve Rye à l'harmonica et au chant. Le premier album, Scratching The Surface, paru en 1968, est une merveille de pur Blues blanc. Déjà chroniqué dans ces pages, il est à la fois profondément ancré dans une culture du Blues noir exceptionnelle, et dans une violence blanche symbole de la société britannique.

Steve Rye finit par dégager. Les Groundhogs partent en tournée en avril 1969 avec John Lee Hooker, qui a pris le soin de les rappeler lui-même car il ne veut qu'eux. Il en fait d'ailleurs part au Melody Maker, très clairement. L'affiche compte aussi plusieurs artistes du label de Blues Liberty, dont Jo-Ann Kelly, future épouse de Tony MacPhee. Le set est décomposé en plusieurs parties, et Rye ne participe pas à toutes. Il part ainsi s'hydrater au pub pendant ce temps, revenant totalement ivre et incapable de jouer. MacPhee le licencie sans ménagement, mais saura lui trouver des engagements avec les artistes Liberty, incapables d'être sans pitié.

Les Groundhogs historiques sont toutefois en place. Il partent en studio en juin 1969 en compagnie de leur manager Roy Fisher qui leur crée leur propre maison d'édition : Groundhog Record. Le trio est alors en pleine mutation, comme la scène musicale. Led Zeppelin vient d'achever d'une balle dans la tête ce qu'il reste du Blues anglais, du moins le croit-il. Toutefois, l'air du temps est à l'électricité et à la démonstration : Led Zeppelin, Savoy Brown, Ten Years After...et à la surenchère heavy : Deep Purple, Black Sabbath, Budgie…..
Les Groundhogs sont à un drôle de carrefour : pas vraiment heavy, pas tout-à-fait Blues puriste. Ils commencent à dessiner une troisième voie totalement improbable : un alliage de Blues, de psychédélisme tendance Pink Floyd période Syd Barrett, de Rock anglais, et de proto-Hard-Rock. Le tout sent la stout, le bar enfumé et les embruns de la côte galloise. Le résultat sera Budgie, Stray, Groundhogs, Pink Fairies, Edgar Broughton Band, Chicken Shack et les premiers albums de Status Quo entre 1970 et 1972.

Tony MacPhee sent attiré par ce courant, encouragé par le batteur Ken Pustelnik, pur instrumentiste psyché. Des Groundhogs originaux qui ont accompagné John Lee Hooker en 1965, il ne reste que MacPhee et Cruickshank en 1968. Pustelnik est estimé par MacPhee, car il aime sa capacité d'improvisation. Mais le batteur est incapable de tenir le rythme d'un soir à l'autre, ce qui exaspère Hooker. MacPhee fait le nécessaire pour que le bluesman américain soit au mieux. A commencer par lui accorder sa guitare, chose dont il est incapable. C'est ce que Hooker appréciera avec les Groundhogs : cette rigueur technique, malgré les pétarades psyché-blues anglaises. Le premier petit de MacPhee aura sa première gourmette offerte par Hooker, et gravée du donateur. Hooker était cet homme. Sa famille ne sut jamais lui faire un reproche. Il travaillait à l'usine pour nourrir sa femme et ses enfants, et s'échappait en jouant chaque week-end dans les clubs, pour quelques dollars supplémentaires. Hooker était très soucieux de son argent. La tournée anglaise était un moyen de joindre le plaisir et les revenus. MacPhee nota l'attention de Hooker à l'argent dépensé, malgré son illettrisme.

En juin 1969, les Groundhogs retournent en studio en trio. La volonté est d'avancer. Le titre de l'album est le symbole d'un démarquage de l'idiome Blues. Led Zeppelin avait déjà plus ou moins enterré la chose avec son premier album en janvier 1969, le boulot préparé par le Jeff Beck Group. Mais les Groundhogs vont faire bien mieux. Ils vont s'y accrocher pour en créer une nouvelle matière, tout en se tournant vers les vieilles reprises de Blues…. Qui vont pourtant lourdement alimenter ce disque.

Blues Obituary est ce disque considéré comme une transition. Il ouvre en effet une ère nouvelle, qui sera celle du succès commercial. Néanmoins, cet album est bien plus pour moi. Les albums suivants, Thanks Christ For The Bomb, Split… sont de merveilleux alliages de proto-heavy-rock et de blues, agrégés à des textes hautement engagés. Pourtant, je suis resté fasciné par cet album. Il dispose à la fois de l'ouverture vers le psychédélisme, et de l'ancrage profond dans le terrain du Blues anglais. Ce qu'il faut qualifier d'expérimentations remuent les tripes avec une force inconnue. C'est un disque académique de bien loin.
Il ne l'est en fait aucunement. Parce que chaque morceau est une merveille d'audace psychédélique et Blues. « BDD » pose déjà le problème : il signifie « Blind, Deaf and Dumb ». C'est en fait une macération d'un vieil acétate de Blues et de l'air nouveau. Ce qui frappe surtout, c'est la fantastique montée en puissance de la guitare de Tony MacPhee. Du vieux terreau Blues, l'homme vibre d'une sonorité nouvelle. Il déroute, dérange. Mais ce disque dérange, car telle est sa vocation.

Il bascule dans l'obscur avec le morceau « Daze Of The Weak ». Le jeu de mots est impitoyable, la traduction du morceau est invraisemblable de violence. C'est l'émergence de l'idiot, pour être clair. Tony MacPhee a toujours aimé appuyer sur le misérabilisme typique du Blues. Il y traduit une piètre image de lui-même. Il est un homme réservé, discret, bien peu sûr de lui-même, ce qui tranche avec les rock-stars de l'époque, où de l'image projetée et des déclarations fracassantes jetées en pâture. « Daze Of The Weak » est pétri d'un désespoir profond, que traduisent les premiers accords de guitare, lugubres, lointains, Blues quasi-hendrixien. La rythmique est lente. C'est une procession pleine de tristesse. C'est une plongée dans les abysses de la tristesse et de la déroute. Le morceau est entièrement du fait de MacPhee qui se lance dans une longue improvisation hallucinée, soutenu par la rythmique trépidante de Cruickshank et Pustelnik. Comme si John Lee Hooker jouait comme Jimi Hendrix. MacPhee laisse cet espace entre les notes, il laisse parler l'écho, le son entre chaque accord est aussi de la musique qui transperce impitoyablement le coeur. Les Groundhogs ne sont déjà plus, avec ce morceau, un simple groupe de Blues anglais, mais commence à parcourir les espaces vierges du psychédélisme au sein d'une musique certes plus rigide d'apparence, mais qui laisse de la place à l'improvisation.

« Times » est un Blues-Rock basé sur un morceau de Blind Willie Johnson, et laissant la part belle à la slide de MacPhee. L'homme est un des plus fins utilisateurs de cette technique, avec Rory Gallagher. Il a à la fois la pureté du son et l'allégresse du phrasé. Il se montre inventif, et transforme les faubourgs de Londres en bayou saumâtre.
« Mistreated » est à l'origine un morceau de Tommy Johnson. MacPhee en fait un morceau entêtant, avec ces accords tournant en boucle comme une obsession. L'homme s'auto-flagelle, s'accuse alors qu'il a été maltraité. La rythmique est un boogie tendu, les modulations viennent principalement de la voix de Tony MacPhee. La version scénique se révélera bien plus redoutablement agressive.

« Express Man » est un sympathique Blues-Rock manquant un brin de relief comparé à la matière précédente. Il est bien vite effacé par « Natchez Burning ». Ce morceau de Howlin'Wolf raconte comment le Ku Klux Klan incendia une église avec ses occupants noirs américains dans la ville de Natchez dans l'état du Mississippi. Rares sont les groupes blancs qui eurent l'audace de reprendre les morceaux les plus politiques des bluesmen noirs. On peut citer MC5 avec « Motor City Is Burning » de John Lee Hooker. La version de « Natchez Burning » des Groundhogs est totalement habitée. C'est sans doute pour cela que peu s'y confrontent. Pour interpréter de telles pièces de musique, il faut les habiter. Et ce genre de tragédie décrite nécessite d'être impliqué moralement. Howlin'Wolf, bluesman noir, originaire du Mississippi, ancien ouvrier agricole dans les champs de coton, était un témoin plus que pertinent à ce genre d'exaction. Les Groundhogs en retranscrivent avec magnificence la profondeur, la douleur rampante. On y distingue déjà ce Blues lent et imprégné qui alimentera « Since I've Been Loving You » de Led Zeppelin ou « Mr Big » de Free. Mais les Groundhogs évoquent avec force un drame humain terrible, reprenant les mots d'un bluesman noir. La voix de MacPhee y est pour beaucoup. Grave, profonde, pas du tout adolescente, elle donne de la puissance à l'interprétation, se raccrochant à la voix puissante de Howlin' Wolf. La batterie tumultueuse de Pustelnik fait vibrer une colère latente, sur laquelle se colle la basse de Cruickshank. MacPhee brode des motifs Blues d'une férocité rare. Plus encore, certains groupes n'appréciait guère d'avoir une perte de puissance sonore lors des soli de guitare. Généralement, le solo était ajouté sur une piste rythmique, et il n'était pas rare qu'un guitariste rythmique vienne compléter l'effectif scénique pour éviter ce « manque ». Tony MacPhee joue au contraire avec. Il laisse des vides, les comble, s'articule avec la basse. Il peint littéralement avec sa guitare des motifs à la fois Blues et psychédélique. Et lorsqu'il hurle à la fin du morceau : « Is my baby, laying on the ground ? », on a le coeur serré, comme si MacPhee avait été effectivement là, à Natchez, Mississippi.

Le disque se termine sur un curieux instrumental nommé « Light Is The Day ». C'est à la base un morceau de Blind Willie Johnson nommé « Dark Is The Night ». Mais le morceau va se déformer progressivement grâce à plusieurs apports. D'abord, Ken Pustelnik prend le temps de fouiller dans les archives de United Artists,qui détient le label Liberty. Il découvre des disques de musique amérindienne, et se prend de passion pour la chose. Il va alors accorder ses caisses pour développer des percussions indiennes derrière la slide de MacPhee. C'est un gospel indien, finalement. C'est surtout une transe totalement obsédante, morceau obscure, fou, ouvrant déjà la voie au Krautrock, et au Rock expérimental. Mais l'ensemble tient debout, obsédant, hallucinant, pendant presque sept minutes.

Blues Obituary n'aura guère de succès en Grande-Bretagne, à part auprès des puristes. La pochette est elle aussi tout un poème. Le manager Roy Fisher obtient l'autorisation de faire les clichés dans le Highgate Cemetery du Nord de Londres. Cruickshank et Pustelnik posent en croque-morts, et MacPhee en révérend. Dans le cercueil pose Hoss, le chanteur et ami du groupe Screw. Sauf que le garçon est trop grand pour rentrer dans le cercueil prêté. Il doit donc retirer ses chaussures pour paraître moins plier en deux. Et ces fameux pieds sont sous le nez de Tony MacPhee sur la photo de pochette. Son visage grave et décomposé est en fait dû à l'odeur putréfiante des pieds de Hoss.

Bien qu'il n'ait guère de retentissement dans les classements anglais, l'album est très bien reçu par la presse britannique. Et le trio commence à obtenir de belles salles pour jouer, accompagnées de belles critiques. Le groupe entame sa pente ascendante jusqu'au disque suivant, premier sommet d'une enthousiasmante odyssée musicale.

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