"En
1971, Eddy Mitchell traverse une période d'incertitude critique et
commercial depuis presque trois années."
EDDY
MITCHELL : Rock'N'Roll 1971
Il
fut une époque où je n'aurais jamais parié un centime que
j'écouterais un jour Eddy Mitchell, et que je trouve cela
passionnant. Bien ancré dans mes groupes anglais et américains,
Mitchell, comme Johnny Hallyday et Dick Rivers, n'étaient pour moi
que de tristes ersatzs franchouillards du vrai Rock. Comment aimer
ces gens-là quand on connaît la source ?
J'avais
pourtant un à-priori plus favorable à Eddy Mitchell. L'homme a un
certain recul sur son personnage, il n'a pas hésité à faire des
sketchs avec Coluche. Et il a été le chanteur des Chaussettes
Noires, groupe de Rock'N'Twist pionnier dont j'avais conservé depuis
l'enfance une grande affection.
J'avais
pris mes petites habitudes chez un disquaire de Limoges. J'y passais
ainsi systématiquement le samedi après-midi. Situé dans le centre
ville, dans une ruelle un peu reculée, l'entrée ne laissait pas
préjuger de la taille réelle de la boutique. De plus, le choix y
était varié, et j'y avais fait quelques belles découvertes, à
commencer par le quartet anglais Nektar. Au milieu se trouvaient de
grands bacs de disques à prix réduit dans lesquels on pouvait
compléter sa collection de Bob Dylan comme de Claude François. Il
fallait donc chercher, fouiller longuement. Et puis un jour, je
trouvai de multiples rééditions d'albums d'Eddy Mitchell. Je
commençai à regarder négligemment, non sans une petite idée. Je
cherchais, par le plus grand des hasard, l'album qui contenait la
chanson « Mon Nom Est Moïse », pépite Soul Jazz-Rock
d'Eddy Mitchell que j'avais trouvé épatante, et dont j'avais ouï
un court extrait dans un documentaire. La chose se situait autour de
1969. Et évidemment, à force de chercher, je suis tombé sur
l'album Mitchellville avec la dite chanson. Je fis un tour de
magasin, puis deux, et je finis par le prendre et l'acheter. En
rentrant, c'est le choc : le disque est très bon. Il y a bien
quelques passages un brin variété datée, mais l'ensemble est très
bon, drôle, et furieusement Soul et Jazz-Rock, dans la lignée de
Chicago et Blood, Sweat And Tears.
Dès
lors, je ne vais avoir de cesse de retourner dans le grand bac,
piochant des albums autour de l'époque de Mitchellville,
élargissant toujours le cercle, si jamais un autre disque de cette
trempe existait. Cela ne devait être qu'un accident, connaissant la
carrière du bonhomme, sa musique a vite tourné à la variété.
Jusqu'à ce que je tombe sur Rock'N'Roll.
En
1971, Eddy Mitchell traverse une période d'incertitude critique et
commercial depuis presque trois années. Cette période ne prendra
fin que fin 1974 avec l'album Rocking In Nashville,
et s'appelle « les années Zig-Zag », du nom de l'album
de 1972. Alors qu'il entame sa carrière solo en 1963 après le
succès des Chaussettes Noires, il vogue sur l'écume, profitant de
l'aura des nouveaux rockers dans l'Hexagone. Comme Dick Rivers et
Johnny Mitchell, il poursuit ses adaptations en français de morceaux
de Rock'N'Roll américain.
Puis
au milieu des années soixante, ce Rock'N'Roll se retrouve ringardisé
par la vague du Rock anglais : Beatles, Rolling Stones, Kinks…
Ils atteignent
les rivages français, et rendent caduque ce Rock'N'Roll inspiré de
celui, américain, des années cinquante. Peu à peu, les artistes
français s'adaptent et changent de registre. De nouveaux visages
apparaissent : Sylvie Vartan, Jacques Dutronc, Françoise
Hardy…. Eddy Mitchell fait le choix de la Soul Music de Memphis, le
son Stax, Otis Redding en tête. Ce virage musical tient un temps, de
1965 à 1967, avant que le psychédélisme noie définitivement les
premiers chanteurs de Rock'N'Roll français. Eddy
Mitchell poursuit dans une veine Soul brillante, caractérisée par
l'humour du chanteur, qui écrit lui-même ses textes, les musiques
étant désormais composées essentiellement par Pierre
Papadiamandis.
7 Colts pour Schmoll
et Mitchellville sont
d'authentiques réussites qui ne trouvent pas leur public.
La situation sera telle qu'en 1974,
son label, Barclay, prendra la décision d'éditer des compilation des Chaussettes
Noires, qui se vendront mieux que lesderniers
albums d'Eddy Mitchell. Devant cet état de fait, Barclay commencera à
encourager le chanteur à reformer son ancien groupe, visiblement
toujours très populaire. Mais le
chanteur refusera net, alors qu'il est devenu animateur radio sur France Inter.
En 1970, la situation est déjà compliquée, et devant la pression de son label, Il concède un point : il lui faut revenir au Rock brut. Eddy
Mitchell ne sera pas le seul à faire ce choix : Johnny Hallyday
poursuit sa carrière de rocker avec l'album
Flagrant Délit après quelques errances
psychédéliques, et
Dick Rivers publie Dick'N'Roll après
avoir donné dans la variété à violons sans grand succès.
Pochette
noire, photo de Mitchell sur scène en blouson de cuir dans une pose
typiquement Rock, campé sur
son pied de micro,
Rock'N'Roll est
effectivement un retour au Rock, mais pas vraiment celui que Barclay
espérait. Désireux de faire
uniquement ce qu'il veut, et comme il le veut, Eddy Mitchell alias
Claude Moine s'enferme au Château d'Hérouville et aux Olympic
Studios de Londres pour capter pas moins de vingt chansons qui
alimenteront l'album ainsi que plusieurs simples. Le vieux copain
Johnny et Michel Polnareff viennent traîner dans le coin, mais
uniquement pour éponger du Jack Daniel's. Mitchell s'entoure de
musiciens fidèles comme Marc Berteaux à la basse, de Dean Noton à
la guitare, Gilbert Bastelica, un ancien des Chaussettes Noires, à la batterie, Claude Papadiamandis
aux claviers ou Jeff
Seffer au saxophone. A cette
fine équipe s'ajoutent
quelques musiciens anglais comme Mick Green de Johnny Kidd And The
Pirates pour apporter des guitares, ou le groupe Zoo sur un morceau :
« Métro, Boulot, Dodo ».
Claude
Moine est en fait extrêmement ouvert à ce qu'il se passe sur la
scène Pop française, et se montre curieux de formations comme les
Variations, Zoo ou Magma. Bien qu'il n'en comprenne pas toujours
toute la philosophie, il saisit bien l'apport musical de ces groupes.
Cette approche plutôt avant-gardiste ne va bien évidemment pas lui
rapporter beaucoup de succès commercial, ces groupes étant pour la
plupart cantonnés à un certain underground, bien loin des attentes
du grand public qui va applaudir Michel Delpech ou Michel Sardou.
Pourtant, cela fait d'Eddy
Mitchell un musicien audacieux, dont la qualité des albums de cette
époque méritent une vraie relecture. Cela
explique également la présence sur ce disque de Jeff Seffer, membre
de Magma et fondateur de Zao.
Rock'N'Roll
est un disque de Rock parfaitement dans son époque. Mitchell pioche
dans le son des formations françaises à la pointe de la Pop, mais
aussi dans le Rock américain et anglais de l'époque :
Creedence Clearwater Revival, une pointe de Free et de Spooky Tooth.
Le son électrique, épais et puissant est quant à lui à chercher
du côté des Variations, dont l'album Nador
est sorti fin 1970, et a fait basculer le son du Rock français dans
celui de Led Zeppelin et les Who. Le
son gras et ruisselant d'électricité de Dean Noton a beaucoup à
voir avec celui de Marc Tobaly. Eddy
Mitchell n'a plus qu'à poser sa voix oscillant entre crooner Soul et
timbre râpé à la Gitane.
Les textes sont de petites perles d'humour sur fond d'analyse
de la société typiquement
seventies. Eddy Mitchell est un des rares chanteurs a joué
pleinement la carte de l'autodérision, ce qui lui coûtera sans
doute une partie de son succès à cette époque, où
l'on attendait à ce que le Rock soit une affaire sérieuse. Le
vrai Rock oscillait
alors dans la presse
spécialisée nationale entre
le Glam de David Bowie, le Progressif de Yes et Jethro Tull, le
Boogie de Status Quo, et les prémices du Punk avec les New York
Dolls et les Stooges.
Plusieurs
morceaux sont de puissants Heavy-Rock aux couleurs Soul : « Le
Marchand De Poupées » avec
son riff qui racle
le plancher, « Rock'N'Roll
Star » avec son introduction progressive, « Pneumonie
Rock Et Boogie-Woogie Toux », ou « J'aurai Sa Fille »,
une relecture de Creedence Clearwater Revival. « Big Boss Man »
est un Heavy-Blues poisseux et sournois contant l'employé de bureau
soumis. Gilbert Bastelica abat un travail colossal à la batterie,
puissant, précis, empli de groove,accompagné de la basse de Marc
Berteaux, épaisse et implacable. Dean Noton décoche des riffs gras,
imprégnés de Blues électrique. Il enlumine les refrains et les
couplets de petits chorus bien sentis. « Pauvre
Immigrant » est doté d'une belle progression émotionnelle,
quant aux morceaux teintées d'acoustique sont aussi riches, les
mélodies faisant mouche : « Je Te Reviendrai »,
« Elle Part ». On
retrouve enfin quelques scories Jazz-Rock des précédents albums,
comme « L'Accident » ou
« Arizona ». Seul
petit bémol à cet album : « J'Aime Le Rock'N'Roll »,
adaptation française du « Rock'N'Roll Music » de Chuck
Berry. Si elle
est plutôt fidèle à l'originale,
elle n'apporte
pas grand-chose au disque, bien plus audacieux que cette simple
reprise.
Le
grand bijou de cette réédition en disque compact est assurément
« Dodo, Métro, Boulot, Dodo », enregistré avec Zoo, et
publié en simple en 1970. Pièce musicale oscillant entre Hard-Rock
et Jazz-Rock à la Chicago, elle décrit avec une ironie aussi drôle
que juste l'univers des citadins des grandes villes françaises. Bien
que le morceau ait quarante-cinq ans, son analyse sonne toujours
aussi vraie. La couleur désabusée et agressive que lui insuffle
Mitchell et Zoo donne une emphase particulièrement bien vue. Zoo,
véritable émulation originale du Jazz-Rock américain de Chicago et
Blood, Sweat And Tears, travaillera également avec Léo Ferré, lui
aussi ouvert à la nouveauté et à la fougue de la jeunesse de son
pays.
La
veine puissante de l'album Rock'N'Roll sera poursuivie
partiellement sur l'excellent album Zig-Zag de 1972, notamment
sur le morceau Heavy-Rock « Le Vaudou ». Claude Moine
poursuit son exploration musicale, oscillant entre Hard songs,
Jazz-Rock, et même Bossa-Nova. Il va collaborer avec plusieurs
musiciens de Magma, et va se mettre en danger vis-à-vis de son
public et de sa maison de disques, qui lui réclament toujours Les
Chaussettes Noires. Ce disque m'aura définitivement convaincu de
l'intérêt des albums d'Eddy Mitchell de ses débuts jusqu'au milieu
des années soixante-dix. A l'époque, Il fait du Rock qu'il adapte à
la France, en y apportant tout ce qu'il aime, de la Soul au Heavy.
Par la suite, il fera de la chanson française teintée d'influences
américaines, ce qui rendra sa musique bien plus populaire, mais
moins intéressante, et jouera encore davantage la carte de
l'autodérision du personnage de rocker. Eddy Mitchell passera alors
de musicien audacieux mais mal aimé à chanteur populaire,
personnage pittoresque digne de Michel Audiard.
tous droits réservés
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire