"Steve
Marriott procède à cette exaltation totale des sens, déchirant
l'air lourd de sa voix de loup pris au piège."
HUMBLE
PIE : Humble Pie 1970
L'aube
se lève à nouveau en ce premier jour de l'année. Le vent souffle
violemment dans les silhouettes décharnées des arbres, et une pluie
abondante s'abat sur les plaines de l'Oise où je réside quelques
jours chez des amis. Nous ne nous sommes pas vus physiquement depuis
quinze ans, mais le contact n'a pas changé. Les discussions
abondent, sur tous les sujets : politiques, spiritualité,
musique… Mon bilan sentimental vient évidemment s'échouer sur ce
tour d'horizon des quinze années écoulées. Alors que le couple de
mon vieil ami tient fièrement la barre depuis douze ans, je dois
avouer l'échec successif de deux relations qui ne m'auront pas
épargné. A Noël, j'ai retrouvé un autre vieux compagnon de route,
et nous avons discuté autour d'un verre des derniers mois écoulés.
Là, dans ce bar rustique, assis au comptoir, et alors que les vieux
mineurs de Carmaux jouent aux cartes, je brise la glace sur son
sentiment vis-à-vis de moi, car j'ai senti une certaine distance.
Malgré sa gentillesse et sa grande compréhension, il m'avoue
brutalement que j'étais devenu une loque. Abruti par les
médicaments, incapable de boire un verre sans m'effondrer
brutalement d'épuisement nerveux, bouffi, l'humour en berne, tout le
temps au bord du précipice, il m'explique que je faisais bien peine
à voir. Aussi a-t-il pris un peu de recul, tout en s'inquiétant de
mon état mental en chute libre. L'annonce de ma rupture fut pour lui
un soulagement : il savait que j'étais sauvé. Là, devant le
zinc, nous devisons à nouveau gaiement de la vie. Je lui présente
mes excuses, pour mon attitude méprisable. J'avais fini par me
détester moi-même, carbonisé par une colère intérieure dont je
n'arrivais pas à distinguer clairement la source.
Ce
soir du premier de l'An, et bien que je déteste cette célébration
du bonheur forcé, je retrouve ma jovialité. Mon ami picard est
heureux de me retrouver comme j'étais il y a quinze ans, selon ses
propres dires, il n'a heureusement pas connu mes années de déchéance
physique et mentale. Lui non plus n'a pas changé. La connexion est
toujours là, intacte. Ses convives autour de la table sont des gens
agréables et amusants, et certains ont un passé sentimental tout
aussi chargé que le mien, ce qui brise rapidement la glace. Nous
rions de bon coeur à ce remarquable panorama de la loose
sentimentale. La soirée se terminera dans la rigolade générale
devant une bouteille moisie de Génépi haute performance vers cinq
heure du matin, moment où j'ai choisi de commencer à m'endormir à
table, cette fois réellement fatigué, et parmi l'un des derniers à
abdiquer. Le lendemain fut aussi joyeux, bien que moins arrosé.
J'avais l'impression d'exister, d'être quelqu'un de bien. Je n'avais
plus ressenti cela depuis longtemps. En permanence au bord du
précipice, incapable de me faire entendre et comprendre, j'avais
fini par mourir dans une coquille invisible dans laquelle mon âme
refusait de rester enfermer. Elle frappa la gangue jusqu'à s'en
faire saigner les poings, appelant à l'aide avant que la Mort ne
vienne clore le chapitre. J'ai failli abdiquer avant qu'un réflexe
de survie me sauve, et que l'air emplisse à nouveau mes poumons. La
vie semblait plus légère, et je replongeai dans ces découvertes
musicales passées. L'une s'arrêta à moi : Humble Pie. Il
était tant pour moi d'évoquer le troisième album éponyme.
Humble
Pie, c'est un vieux compagnon. Lorsque je l'achetai en vinyle
pour quelques pièces, je découvris une inscription au feutre vert,
ressemblant fort à ces signatures de propriétaires lors des
surprises-parties. Sur le carton gaufré, j'avais déjà planifié un
bon coup de chiffon avec de l'acétone, avant que la signature
m'interpelle : S Marriott. Après comparatif avec d'autres
dédicaces, il s'agissait de la vraie signature de Steve Marriott,
guitariste-chanteur-compositeur d'Humble Pie, et accessoirement, une
de mes idoles absolues. Jamais un homme ne sut à ce point hululer le
Blues avec une telle force. Il y a le Blues noir, avec sa nature
propre, et puis il y a le Blues blanc, Heavy, parlant aux gosses des
banlieues occidentales. Il est considéré avec le plus grand mépris,
car considéré comme un ersatz vulgaire du vrai Blues. Seulement
voilà, il n'a ni la même nature, ni la même destination. Lorsque
Bukka White chante le Country-Blues, il exprime cette Amérique
ségrégationniste, qui n'a aucun rapport avec le spleen du gamin
blanc de Birmingham ou de Detroit. Et c'est bien normal, car nous ne
sommes pas dans le même monde. Mais rien n'empêche d'être sensible
à la poésie de Bukka White, ce qui est mon cas.
Le
troisième album d'Humble Pie est en fait le premier pour le label
A&M. Le manager mafieux Dee Anthony les a récupéré, et le
groupe se cherche une seconde voie. Les deux premiers albums étaient
un fin mélange de plusieurs influences : Soul, Blues, West
Coast, Heavy primitif. Le résultat était merveilleux mais bien trop
riche pour des oreilles étroites. Lorsque Humble Pie revient de sa
première tournée américaine, son label, Immediate, a fait
faillite. Le groupe est en équilibre au bord de la falaise. Anthony
les récupère et les fait signer chez A&M. Ainsi débute
l'ascension d'Humble Pie.
Lorsque
débute « Live With Me », première pièce de Humble
Pie, il n'est plus question de savoir où Humble Pie se situe.
C'est un intense Heavy-Blues transpirant d'orgue Hammond et de Soul.
Il n'est même plus question de savoir si Humble Pie est capable de
faire de la bonne musique. « Live With Me » est un
crève-coeur. Il m'a ramassé plusieurs fois. Il est des morceaux qui
vous traverse la panse comme une flèche, et qui y restent nichés
comme une blessure béante. « Live With Me », c'est
l'histoire de ma vie, à courir après un amour absolu, à se casser
les dents sur la dure réalité matérielle, lorsque s'efface les
sentiments et les illusions. J'ai beaucoup aimé ce morceau, lorsque
j'étais au bord du précipice. Où était-elle cette garce lorsque
le jour se levait ? Déclarer à une femme qu'on désire plus
que tout vivre avec elle, dans le contexte du Heavy-Blues, c'est la
déclaration d'amour totale. Je crois qu'il n'y a rien au-delà.
« Since I've Been Loving You » de Led Zeppelin, pourtant
mieux construit, moins foutraque, plus techniquement brillant,
n'arrive pas à cette quintessence du Blues de l'âme. Steve Marriott
procède à cette exaltation totale des sens, déchirant l'air lourd
de sa voix de loup pris au piège. Peter Frampton brode de petits
motifs Blues gorgés de graisse luisante. Le refrain est une
cathédrale de sentiments exacerbés où se croisent la voix de
Marriott, le riff épais, et l'orgue en érection. La rythmique
impeccable de Jerry Shirley et de Greg Ridley appuie toujours plus
fort sur la plaie. Ridley prend le relais au chant lead de sa grosse
voix grave et éraillée, superbe contre-point à la virtuosité
vocale de Marriott. Frampton achève le tryptique, sa voix chaude
vient se placer entre ses deux camarades en termes de tonalité, et
lorsque les trois prennent les choeurs, c'est une chorale mystique.
« Live With Me » est la supplique de l'amour irrésolue,
celle que le Blues vient soigner.
En
1970, le Rock anglais peine à se remettre des deux premiers albums
de The Band. Ce Rock campagnard impressionne autant Eric Clapton, les
Rolling Stones que Mott The Hoople. Tout le monde y va de son refrain
Country-Rock. Humble Pie n'y manque pas, et intègre entre chaque
titre électrique un titre électro-acoustique. « Only A
Roach » en est le premier volume, et s'écoute avec plaisir.
Marriott module son chant de manière très douce, accompagné de
pedal-steel et de guitares acoustiques.
Fort
logiquement, c'est un uppercut électrique qui suit, au titre
alambiqué et salace comme les aime Marriott : « One Eyed
Trouser Snake Rumba ». Un gros riff d'égoût, limite Punk,
carbonise l'enceinte gauche. Marriott attaque le morceau de sa Gibson
Junior comme une teigne, suivi de près par la grosse Les Paul Custom
de Frampton. Ridley accroche une ligne de basse de bombardier, et
Shirley enclume le tempo dans le sol. Les trois chanteurs alternent
le micro avec maestria comme un dialogue roublard. Seule bouffée
d'air dans ce brûlot ravageur, le solo aérien de Frampton, teinté
de touches Jazz-Rock.
« Earth
And Water Song » est une petite merveille acoustique chantée
par Frampton, fortement imprégnée de Folk anglais. On découvre le
style des mélodies de Peter, ce sens de l'accroche Pop. On retrouve
les couleurs des deux premiers albums. Le morceau décolle avec
quelques chorus électriques du meilleur effet, et l'intervention de
l'orgue de Marriott. Cette jolie sucrerie se fait emboîter le pas
par une fulgurante reprise de « I'm Ready » de Willie
Dixon. Shirley envoie un violent shuffle de batterie, rapidement
rejoint par les potences électriques. Steve Marriott rayonne sur le
morceau de sa voix de chien sauvage. Chaque chanteur a son couplet,
mais Marriott domine de la tête et des épaules la compétition. Là
encore, Frampton intervient avec un superbe chorus à contrepoint du
riff ravageur.
« Theme
From Skint (See You Later Liquididator) » est un retour au
Country-Rock. Cette fois, c'est Marriott qui domine ce morceau
acoustique. Les paroles sont encore empreintes de l'esprit bravache
de la petite teigne londonienne. C'est une jolie réussite à
l'esprit de protest-song dont seuls les américains ont le monopole.
Il
ouvre la voie au second miracle électrique absolu de ce disque :
« Red Light Mama, Red Hot ». Campé sur ses deux
guiboles, Marriott grogne le Blues salace. On y découvre la vraie
influence du Robert Plant de Led Zeppelin sur les deux premiers
albums. Le blond chanteur vouait une admiration absolue pour le petit
gars des Small Faces, et Jimmy Page pressentit d'ailleurs de le
débaucher pour son projet de groupe, qui comptait encore Keith Moon
et John Entwistle des Who à la rythmique. Jeff Beck devait prendre
la seconde guitare…. La rythmique tranche littéralement les
tweeters à coups de caisses et d'impacts sur les cordes de la basse.
Le riff est boueux, sans concession. Frampton a pris le parti
d'emboîter le pas derrière Marriott, créant un mur du son de
Heavy-Blues ravageur. Le quatuor calme les esprits pour que Steve
s'occupe d'un superbe solo d'harmonica, directement accompagné d'un
solo de guitare lyrique de Peter. Le morceau se meurt dans une coda
moite d'harmonica, de cowbell, et de grondements de guitare sale.
C'est
un superbe morceau Country-Folk qui clôt ce non moins superbe
album : « Sucking On The Sweet Vine ». Greg Ridley a
droit aux honneurs en tenant le chant de sa superbe voix grave.
L'homme a souvent été mésestimé en tant que chanteur, ce qui est
une terrible injustice. L'incroyable émotion qu'il imprime sur cette
mélodie mélancolique élève le morceau vers des sommets. « Sucking
On The Sweet Vine » est sans aucun doute le meilleur morceau
Country-Folk du disque, empli de cette nostalgie prenante, qui colle
aux basques lorsque l'esprit se perd dans le vent lors d'une ballade
dans la campagne. Là, au milieu des hautes herbes pliant sous la
caresse de l'air automnal, l'imagination fait le bilan. On
relativise, on ravive de petites plaies, on analyse des propos passés
avant d'en conclure que tout cela est désormais vain. Ridley le
chante si bien, sur ces grands accords magiques de guitare
acoustique, sur lesquels virevoltent les chorus Jazz de Frampton
comme les feuilles mortes dans le vent.
La
suite conduirait au succès, lorsque le groupe capte son double album
live, Performance – Rockin' The Fillmore, qui suit un autre
album de premier catégorie : Rock On. Le départ de
Frampton vers d'autres horizons brise l'équilibre, mais laisse
Marriott maître du vaisseau, transformant Humble Pie en une machine
à Heavy Rythm'N'Blues jamais dépassée à ce jour.
tous droits réservés
3 commentaires:
En te souhaitant une bonne et heureuse nouvelle année. Enfin, autant que possible, que tes problèmes s'arrangent ; ou plutôt disparaissent. Pace è Salute.
Encore un bel article. Et sur Humble Pie de surcroît.
-"Qui n'a jamais connu Humble Pie, n'a jamais connu la fièvre du Heavy-rock bluesy" Confucius.
Et ouais, Greg Ridley est un musicien injustement méconnu. Déjà, c'était un bassiste, un vrai. Pas un tâcheron se satisfaisant d'un roboratif "dum-dum-dum". Et puis, quelle voix ! Ce n'est pas n'importe qui, qui pouvait chanter aux côtés de Marriott sans friser le ridicule.
C'était d'ailleurs un des atouts de ce grand groupe : des voix complémentaires qui s'imbriquaient et procuraient de l'intensité aux morceaux.
"Sucking on the Sweet Wine" est fantastique. Finir un disque par un titre de cette qualité démontre l'indéniable talent d'Humble Pie.
Merci Bruno,
Je te souhaite mes meilleurs voeux pour 2018. L'année a largement bien commencé, les problèmes s'éloignent avec le temps et un peu de persévérance. Il faut parfois traverser des épreuves difficiles pour savourer pleinement la vie retrouvée.
Humble Pie, oui, indéniablement un de mes groupes favoris de tous les temps. Ce troisième album symbolise toute la puissance du Heavy-Blues à son climax. Le quatuor savait injectée une émotion très particulière dans sa musique, des sentiments exacerbés de désespoir comme de colère. En ce sens, la palette est bien plus large et poignante que Led Zeppelin, qui garda toujours au fond de sa musique ce côté frondeur et conquérant. "Live With Me" et "Since I've Been Loving You" ont bien des similitudes dans l'appréhension de la douleur, mais Plant l'a toujours dit : il admirait Steve Marriott.
Enregistrer un commentaire