"Blue
Afternoon est une merveille de symbole de cet homme en pleine
mutation artistique."
TIM
BUCKLEY : Blue Afternoon 1969
Les
grands eucalyptus penchent dans le vent. Leurs feuillages rudes
frémit, créant une musique obsédante de feulements magnétiques.
Les longues branches fines se balancent dans une chorégraphie
végétale obsédante. Elles semblent indiquer la direction, comme
autant de bras montrant la voie. Les pieds dans le sable, je regarde
cette danse magique, le son de la nature chantant dans mon être
douloureux. Le fils du Heavy-Blues cherche d'autres sonorités. Rien
ne semble apaiser ma conscience, même dans ce bosquet d'une plage
espagnole. Quelques naïades se promènent nues accompagnées de
leurs chiens, pendant que de repoussants êtres masculins font
admirer leurs calvities et leurs épaules velues. Comme si la
végétation capillaire tomba un jour plus bas, et qu'elle prit
racine sur des terres plus accueillantes mais pas forcément très
esthétiques. Leurs yeux lubriques se posent sur les jeunes femmes,
pendant que les épouses trop grasses serrent les dent. Je vois
valser devant mes yeux ces jolies fesses, les branches des
eucalyptus, et l'air de la mer qui m'envahit de sa douceur estivale.
Les pieds dans le sable, le nez dans le vent, les yeux sur les
fesses, je viens de perdre pied.
J'aurais aimé que sorte de mon être une poésie ultime, quelque
chose d'absolument incontestable en termes d'esthétique. Mais le
garçon pubère que j'étais n'arrivait pas à se résoudre à la
mielleuse douceur contrite des slows et autres ballades que servait
la radio. Tout cela était pour les jolis coeurs. Cela sentait trop
l'hypocrisie, comme on se résout à aimer cela uniquement parce que
les jeunes filles tressaillent sur ce genre de numéro. Très peu
pour moi, je voulais quelque chose de plus cosmique, de plus
lumineux, de plus intense, qui me parle, y exprime mes désirs et
fantasmes les plus profonds, et qui fit pâmer de désir le sexe
féminin.
Le
jeune adolescent que j'étais rêvait de bien des merveilles. Après
m'être brutalement coupé de mes camarades d'enfance lorsque mes
parents partirent sur Albi, je me réfugiai dans mon univers, en
quête de sens. Tout ce qui provenait de l'extérieur me révulsait.
Je sentais qu'au fond de moi, tout ce monde n'avait aucun rapport
avec mon âme profonde. Je camouflai cela sous de la timidité et
l'apparence d'un garçon bien élevé, mais au fond, je brûlais
intérieurement. Je cherchais une explication à une équation
simple : comment un type aussi banal, peu intéressé par la
musique et les mœurs de mon temps, pouvait-il exister et se mettre
en valeur ? Je plongeai lentement dans mon univers. Je découvris
un jeune homme nommé Jeff Buckley, qui publia un unique album de son
vivant en 1994. Il devint la coqueluche de tout le monde, et en
particulier des filles. Moi, je découvris qu'il avait un père
musicien : Tim Buckley. J'eus la chance d'entendre à la
télévision une version acoustique de « Song To A Siren »,
et je fus transpercé. La beauté de la voix, ces grands accords
ouverts, mélodieux, portés par le vent, je trouvais cela fascinant.
Je venais de trouver la beauté musicale absolue, qui faisait voyager
mon esprit à travers les océans tout en délivrant une sensualité
irrésistible.
Je
fis peu à peu l'acquisition de tous ses albums, et il m'est bien
difficile d'en mettre un seul en avant. La plupart sont merveilleux
d'imagination et de fertilité musicale. Puisant dans le Jazz
Post-Bop et la Soul. Au fur et à mesure de son évolution, Buckley
rompit avec le Folk californien pour se tourner vers d'improbables
mixtures musicales tout aussi invendables à l'époque que
maintenant. Pourtant, il vous suffira de tendre l'oreille sur un
morceau pour être totalement imprégné de l'intensité de cette
musique.
Le
bonhomme demeure une énigme inclassable dont personne ne comprend la
musique. Il démarra dans le Folk, dérapa vite vers le Folk-Rock
acide, avant de prendre de plein fouet le Jazz dans la figure :
Nina Simone, John Coltrane, Miles Davis, Albert Ayler…. Perdu dans
son monde, Tim ne fait aucune concession. Il ne sera pas un énième
chanteur californien en embuscade derrière Crosby, Stills And Nash,
ce dont son label rêve pourtant. Car Tim a une amplitude vocale de
cinq octave et demi, un pur miracle. Mais l'homme est aussi un
personnage sensible, un écorché vif, qui rêve d'une musique dans
sa tête. Il n'a que vingt ans sur son premier album, il meurt à
vingt-huit ans, usé par la came et l'alcool, dégoûté du business,
laissant derrière lui une œuvre de neuf albums. Son visage est
émacié, ses traits fatigués. A à peine vingt-sept ans, il porte
des cheveux blancs sur les tempes. Le feu intérieur le brûle, il se
carbonise, mais ne pliera que sur ses deux derniers disques, pourtant
encore très intéressants. La période d'or de l'homme, c'est
1967-1972, cinq petites années, six albums merveilleux, empreints
d'une poésie que personne n'atteindra jamais. Car il faut être
sincère. Si son fils fut merveilleusement doué, si la génération
Folk offrit de superbes artistes comme John Martyn ou Nick Drake,
rien n'atteint la force musicale de Tim Buckley. Son fils Jeff aurait
peut-être pu, si cet insolent n'était pas mort dans le Mississippi.
Son père, qui ne reconnut jamais son fils Jeff, fut un merveilleux
artiste, un peu moins en tant qu'individu. Mais Tim sacrifia sa vie à
sa musique, jusqu'à la folie, jusqu'à ce que les femmes partent par
crainte de cet homme illuminé de Jazz et de poésie intérieure.
Le
plus complexe est de commencer par quelque part. Faut-il aller
d'entrée vers son penchant Jazz, ou prendre soin du lecteur avec une
musique plus Folk et accessible ? De toute façon, il faut être
clair, personne ne passera cela à la radio. Tim Buckley est un
ermite artistique et un génie absolu. Mon coeur balance entre les
albums studios et les disques en concert merveilleux.
Et
puis, un flash d'évidence se fit jour. Il était posé sur le bord
de la rivière, de sa pochette douce et passée, d'un Tim Buckley
perdu dans les airs. Blue Afternoon est une merveille de
symbole de cet homme en pleine mutation artistique. Frank Zappa vient
de signer Buckley sur son label Straight Records afin de lui
permettre de publier son nouvel album, et alors qu'il est encore en
contrat avec Elektra. Lee Underwood est à la guitare et au
xylophone, fidèle second, et imprègne dans cette musique pure les
couleurs délicates qui enrichissent la musique de Tim Buckley. Les
notes s'écoulent comme l'eau claire d'une source sur les mousses et
les rochers, petites notes liquides et cristallines qui émerveillent
l'oreille. Avec Underwood, Buckley s'ouvre des horizons miraculeux.
La musique prend un autre sens.
Les
grands accords de guitare douze cordes de Tim du morceau d'ouverture,
« Happy Time », propulse d'entrée l'auditeur dans une
galaxie délicate, à la beauté lumineuse. Tim chante l'amour parti,
celui des bons moments que l'on regrette. Underwood brode de petits
chorus électrique sur la voix de Buckley, dans un friselis de
cymbales. La nez dans le vent marin, les feuilles des chênes liège
bruissent autour de moi, me faisant perdre pied pour aboutir à la
rêverie. « Chase The Blues Away » prend l'auditeur à
contrepoint. La contrebasse gronde lourdement derrière la voix et la
guitare douze-cordes. Déjà la mélancolie s'imprime insidieusement.
La mélodie est douce amère, comme un bord de mer à la fin de
l'été, lorsque l'insouciance s'envole.
« I
Must Have Been Blind » évoque la trahison comme un cri de
désespoir résigné. Ainsi soit-il, semble dire Tim, rêvant déjà
aux grandes étendues vertes, les yeux dans le ciel, dans un autre
monde, moins bas. Le xylophone délivre de petites notes liquides
comme une averse d'été, rafraîchissant doucement l'air trop lourd.
La pluie se mue en rivière, qui serpente entre les collines. « The
River » est d'une beauté poignante, un miracle sonore absolu.
C'est une ode à l'isolement du monde, et un appel à vivre l'amour
loin de tout et de tous. Juste deux êtres, un coin de verdure, l'eau
qui percole délicatement à travers les lichens et se transforme en
flots roulant dans les pierres grises et luisantes de fraîcheur.
« So
Lonely » évoque la solitude sur un ton curieusement léger,
comme une délivrance, une fois encore résigné de cette situation,
perdant magnifique dans un monde cruel. Underwood fait résonner sa
Gibson demi-caisse en un délicat solo sous influence de Wes
Montgomery. « Café » explore des dissonances vaporeuses,
regard par la fenêtre d'un coffee-shop de San Francisco, havre de
paix délicat alors qu'autour le monde se meut en gesticulations
vaines.
« Blue
Monday » part à nouveau à l'assaut de la liberté de
l'esprit. Porté par un piano frais, aux atours Jazz, il écarte
encore le spectre visuel. Les oiseaux de la falaise prennent leur
envol au-dessus des vagues qui s'écrasent sur les récifs. Le long
de la jetée, la mer s'échoue paisiblement sur la plage. L'air marin
caresse le visage comme les mains d'une femme. Les yeux se ferment,
goûtant à cette douceur si rare. L'issue ne sera pourtant que ce
train qui m'emmènera loin de mon malheur, pour un autre ailleurs,
une autre vie. La locomotive galope au gré des accords de guitare
douze-cordes. Tim Buckley s'imprègne de Country-Blues, va chercher
Son House. Underwood brode de superbes chorus à la poésie magique.
Et le train s'en va dans la vallée, loin de cette ville, loin de
toi, loin des regrets. Pérégrination de près de huit minutes de
Jazz-Blues illuminé, flirtant avec John Coltrane, en équilibre
instable, « The Train » ondule dans l'air, virevolte dans
le cerveau, mêlant confusion et tourments. La baguette imite le
souffle de la machine, le ciel se fait menaçant au fur et à mesure
du voyage. On échappe pas à son passé si facilement.
Tim
Buckley paiera encore cher un album aussi ambitieux. Les ventes
seront médiocres, laissant Buckley tourner dans de petites salles
devant un public averti. Elektra perd patience, Buckley sombre dans
la came. Pétri de beauté intérieure, il est incapable de supporter
le carcan pesant du business. Il continuera à s'échapper sur deux
autres albums aussi novateurs que parfaitement ignorés par le
public, avant de plier de très mauvaise grâce aux exigences de son
label. Il aura en tout cas avec ce disque approcher un peu plus le
Soleil, Icare hippie aux cheveux bouclés qui ne rêvait que de
liberté.
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