lundi 8 janvier 2018

TIM BUCKLEY 1969

"Blue Afternoon est une merveille de symbole de cet homme en pleine mutation artistique."

TIM BUCKLEY : Blue Afternoon 1969

Les grands eucalyptus penchent dans le vent. Leurs feuillages rudes frémit, créant une musique obsédante de feulements magnétiques. Les longues branches fines se balancent dans une chorégraphie végétale obsédante. Elles semblent indiquer la direction, comme autant de bras montrant la voie. Les pieds dans le sable, je regarde cette danse magique, le son de la nature chantant dans mon être douloureux. Le fils du Heavy-Blues cherche d'autres sonorités. Rien ne semble apaiser ma conscience, même dans ce bosquet d'une plage espagnole. Quelques naïades se promènent nues accompagnées de leurs chiens, pendant que de repoussants êtres masculins font admirer leurs calvities et leurs épaules velues. Comme si la végétation capillaire tomba un jour plus bas, et qu'elle prit racine sur des terres plus accueillantes mais pas forcément très esthétiques. Leurs yeux lubriques se posent sur les jeunes femmes, pendant que les épouses trop grasses serrent les dent. Je vois valser devant mes yeux ces jolies fesses, les branches des eucalyptus, et l'air de la mer qui m'envahit de sa douceur estivale. Les pieds dans le sable, le nez dans le vent, les yeux sur les fesses, je viens de perdre pied.

J'aurais aimé que sorte de mon être une poésie ultime, quelque chose d'absolument incontestable en termes d'esthétique. Mais le garçon pubère que j'étais n'arrivait pas à se résoudre à la mielleuse douceur contrite des slows et autres ballades que servait la radio. Tout cela était pour les jolis coeurs. Cela sentait trop l'hypocrisie, comme on se résout à aimer cela uniquement parce que les jeunes filles tressaillent sur ce genre de numéro. Très peu pour moi, je voulais quelque chose de plus cosmique, de plus lumineux, de plus intense, qui me parle, y exprime mes désirs et fantasmes les plus profonds, et qui fit pâmer de désir le sexe féminin.

Le jeune adolescent que j'étais rêvait de bien des merveilles. Après m'être brutalement coupé de mes camarades d'enfance lorsque mes parents partirent sur Albi, je me réfugiai dans mon univers, en quête de sens. Tout ce qui provenait de l'extérieur me révulsait. Je sentais qu'au fond de moi, tout ce monde n'avait aucun rapport avec mon âme profonde. Je camouflai cela sous de la timidité et l'apparence d'un garçon bien élevé, mais au fond, je brûlais intérieurement. Je cherchais une explication à une équation simple : comment un type aussi banal, peu intéressé par la musique et les mœurs de mon temps, pouvait-il exister et se mettre en valeur ? Je plongeai lentement dans mon univers. Je découvris un jeune homme nommé Jeff Buckley, qui publia un unique album de son vivant en 1994. Il devint la coqueluche de tout le monde, et en particulier des filles. Moi, je découvris qu'il avait un père musicien : Tim Buckley. J'eus la chance d'entendre à la télévision une version acoustique de « Song To A Siren », et je fus transpercé. La beauté de la voix, ces grands accords ouverts, mélodieux, portés par le vent, je trouvais cela fascinant. Je venais de trouver la beauté musicale absolue, qui faisait voyager mon esprit à travers les océans tout en délivrant une sensualité irrésistible.

Je fis peu à peu l'acquisition de tous ses albums, et il m'est bien difficile d'en mettre un seul en avant. La plupart sont merveilleux d'imagination et de fertilité musicale. Puisant dans le Jazz Post-Bop et la Soul. Au fur et à mesure de son évolution, Buckley rompit avec le Folk californien pour se tourner vers d'improbables mixtures musicales tout aussi invendables à l'époque que maintenant. Pourtant, il vous suffira de tendre l'oreille sur un morceau pour être totalement imprégné de l'intensité de cette musique.

Le bonhomme demeure une énigme inclassable dont personne ne comprend la musique. Il démarra dans le Folk, dérapa vite vers le Folk-Rock acide, avant de prendre de plein fouet le Jazz dans la figure : Nina Simone, John Coltrane, Miles Davis, Albert Ayler…. Perdu dans son monde, Tim ne fait aucune concession. Il ne sera pas un énième chanteur californien en embuscade derrière Crosby, Stills And Nash, ce dont son label rêve pourtant. Car Tim a une amplitude vocale de cinq octave et demi, un pur miracle. Mais l'homme est aussi un personnage sensible, un écorché vif, qui rêve d'une musique dans sa tête. Il n'a que vingt ans sur son premier album, il meurt à vingt-huit ans, usé par la came et l'alcool, dégoûté du business, laissant derrière lui une œuvre de neuf albums. Son visage est émacié, ses traits fatigués. A à peine vingt-sept ans, il porte des cheveux blancs sur les tempes. Le feu intérieur le brûle, il se carbonise, mais ne pliera que sur ses deux derniers disques, pourtant encore très intéressants. La période d'or de l'homme, c'est 1967-1972, cinq petites années, six albums merveilleux, empreints d'une poésie que personne n'atteindra jamais. Car il faut être sincère. Si son fils fut merveilleusement doué, si la génération Folk offrit de superbes artistes comme John Martyn ou Nick Drake, rien n'atteint la force musicale de Tim Buckley. Son fils Jeff aurait peut-être pu, si cet insolent n'était pas mort dans le Mississippi. Son père, qui ne reconnut jamais son fils Jeff, fut un merveilleux artiste, un peu moins en tant qu'individu. Mais Tim sacrifia sa vie à sa musique, jusqu'à la folie, jusqu'à ce que les femmes partent par crainte de cet homme illuminé de Jazz et de poésie intérieure.

Le plus complexe est de commencer par quelque part. Faut-il aller d'entrée vers son penchant Jazz, ou prendre soin du lecteur avec une musique plus Folk et accessible ? De toute façon, il faut être clair, personne ne passera cela à la radio. Tim Buckley est un ermite artistique et un génie absolu. Mon coeur balance entre les albums studios et les disques en concert merveilleux.

Et puis, un flash d'évidence se fit jour. Il était posé sur le bord de la rivière, de sa pochette douce et passée, d'un Tim Buckley perdu dans les airs. Blue Afternoon est une merveille de symbole de cet homme en pleine mutation artistique. Frank Zappa vient de signer Buckley sur son label Straight Records afin de lui permettre de publier son nouvel album, et alors qu'il est encore en contrat avec Elektra. Lee Underwood est à la guitare et au xylophone, fidèle second, et imprègne dans cette musique pure les couleurs délicates qui enrichissent la musique de Tim Buckley. Les notes s'écoulent comme l'eau claire d'une source sur les mousses et les rochers, petites notes liquides et cristallines qui émerveillent l'oreille. Avec Underwood, Buckley s'ouvre des horizons miraculeux. La musique prend un autre sens.


Les grands accords de guitare douze cordes de Tim du morceau d'ouverture, « Happy Time », propulse d'entrée l'auditeur dans une galaxie délicate, à la beauté lumineuse. Tim chante l'amour parti, celui des bons moments que l'on regrette. Underwood brode de petits chorus électrique sur la voix de Buckley, dans un friselis de cymbales. La nez dans le vent marin, les feuilles des chênes liège bruissent autour de moi, me faisant perdre pied pour aboutir à la rêverie. « Chase The Blues Away » prend l'auditeur à contrepoint. La contrebasse gronde lourdement derrière la voix et la guitare douze-cordes. Déjà la mélancolie s'imprime insidieusement. La mélodie est douce amère, comme un bord de mer à la fin de l'été, lorsque l'insouciance s'envole.

« I Must Have Been Blind » évoque la trahison comme un cri de désespoir résigné. Ainsi soit-il, semble dire Tim, rêvant déjà aux grandes étendues vertes, les yeux dans le ciel, dans un autre monde, moins bas. Le xylophone délivre de petites notes liquides comme une averse d'été, rafraîchissant doucement l'air trop lourd. La pluie se mue en rivière, qui serpente entre les collines. « The River » est d'une beauté poignante, un miracle sonore absolu. C'est une ode à l'isolement du monde, et un appel à vivre l'amour loin de tout et de tous. Juste deux êtres, un coin de verdure, l'eau qui percole délicatement à travers les lichens et se transforme en flots roulant dans les pierres grises et luisantes de fraîcheur.

« So Lonely » évoque la solitude sur un ton curieusement léger, comme une délivrance, une fois encore résigné de cette situation, perdant magnifique dans un monde cruel. Underwood fait résonner sa Gibson demi-caisse en un délicat solo sous influence de Wes Montgomery. « Café » explore des dissonances vaporeuses, regard par la fenêtre d'un coffee-shop de San Francisco, havre de paix délicat alors qu'autour le monde se meut en gesticulations vaines.

« Blue Monday » part à nouveau à l'assaut de la liberté de l'esprit. Porté par un piano frais, aux atours Jazz, il écarte encore le spectre visuel. Les oiseaux de la falaise prennent leur envol au-dessus des vagues qui s'écrasent sur les récifs. Le long de la jetée, la mer s'échoue paisiblement sur la plage. L'air marin caresse le visage comme les mains d'une femme. Les yeux se ferment, goûtant à cette douceur si rare. L'issue ne sera pourtant que ce train qui m'emmènera loin de mon malheur, pour un autre ailleurs, une autre vie. La locomotive galope au gré des accords de guitare douze-cordes. Tim Buckley s'imprègne de Country-Blues, va chercher Son House. Underwood brode de superbes chorus à la poésie magique. Et le train s'en va dans la vallée, loin de cette ville, loin de toi, loin des regrets. Pérégrination de près de huit minutes de Jazz-Blues illuminé, flirtant avec John Coltrane, en équilibre instable, « The Train » ondule dans l'air, virevolte dans le cerveau, mêlant confusion et tourments. La baguette imite le souffle de la machine, le ciel se fait menaçant au fur et à mesure du voyage. On échappe pas à son passé si facilement.

Tim Buckley paiera encore cher un album aussi ambitieux. Les ventes seront médiocres, laissant Buckley tourner dans de petites salles devant un public averti. Elektra perd patience, Buckley sombre dans la came. Pétri de beauté intérieure, il est incapable de supporter le carcan pesant du business. Il continuera à s'échapper sur deux autres albums aussi novateurs que parfaitement ignorés par le public, avant de plier de très mauvaise grâce aux exigences de son label. Il aura en tout cas avec ce disque approcher un peu plus le Soleil, Icare hippie aux cheveux bouclés qui ne rêvait que de liberté.


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