"Ces
hommes étaient des artistes fabuleux, mais des hommes pleins de
contraintes."
BUKKA
WHITE : Memphis Hot Shots 1967
Le
vent froid du Nord balaie les dernières feuilles sur les arbres aux
couleurs vives. C'est l'été qui s'en va, et c'est l'hiver qui
s'installe tranquillement, posant son voile d'humidité et de brume
sur la tranquille Franche-Comté. Un goût amer me ravage les tripes,
celui d'années passées à lutter pour m'extirper de rocambolesques
guêpiers financiers et de justice. J'ai morflé, il n'y a pas
d'autre mot. Je peine à réaliser, mais j'ai dérouillé, c'est
maintenant évident. Et ce que j'ai tenté de reconstruire à
échouer, vouant deux histoires sentimentales à l'échec le plus
total. Je suis exténué, les jambes chancelantes, mais encore
debout, l'esprit fracassé par mille interrogations. Pourquoi ?
Comment en suis-je arrivé là ? Suis-je un sale type au fond ?
Cette
ubiquité, je l'ai retrouvé dans le Delta Blues des grands anciens.
Ces hommes étaient des artistes fabuleux, mais des hommes pleins de
contrastes. Ils pouvaient se montrer doux et rieurs, mais noyaient
leurs douleurs dans le whisky, subissant les coups du sort avec
consternation, se transformant en de rudes peaux noires tannées par
la violence du monde. Il n'avait pas d'argent, ne subsistait que de
petits boulots et de leur Blues râpeux qu'ils jouaient avec passion
dans les bouges de Memphis, Detroit, Boston…. De cette violence,
ils en ont puisé la force qui imprègne leur musique douloureuse, le
reflet effrayant de l'homme brisé par le sort, mal né, trop
sensible pour ne pas effacer d'un revers de main l'échec précédent,
qu'il soit sentimental ou professionnel. Ces types ont des failles,
qui sont au fond celles des hommes qui ont un coeur. On ne se
redresse pas d'une rupture amoureuse sans y laisser des plumes, on ne
peut pas laisser partir une femme sans en éprouver du chagrin.
Incapable de l'exprimer avec des mots en face à face, l'âme rudoyée
par la misère et la difficulté, ils préfèrent ravaler leur fierté
devant un verre de bourbon. Et ils font pleurer le dobro, les mots
absents au bon moment sortent comme par magie sur une mélodie
mélancolique, et quelques impacts de bottleneck, toujours trop tard,
leurs voix s'envolant dans la poussière d'une route perdue dans les
plaines du Sud des Etats-Unis.
Le
Delta Blues a offert un immense musicien, chanteur et compositeur du
nom de Booker White, surnommé Bukka White. Né en 1909, White est un
pur produit de l'exploitation des Noirs afro-américains. Ils
croisent dans les exploitations agricoles les maîtres du Blues des
années 20 et 30 : Robert Johnson, Charley Patton. Bukka White
gravent quelques sillons entre 1937 et 1940, juste après un séjour
en taule à la prison d’État du Mississippi surnommé Parchman
Farm. Un autre prodigieux raisin sec du Blues y traînera ses
godasses : Son House. Beaucoup furent libérés rapidement dès
1941 afin d'alimenter l'effort de guerre. Mieux vaut un Noir au
boulot qu'un Noir qui croupit en cellule. Bien évidemment, ces
renégats n'avaient pas fini en cabane pour rien : bagarres,
vols à la tire, et autres flingues auront tôt fait de condamner ces
bougres impulsifs. Souvenons-nous que leurs existences est un
ruisseau de purin sans nom, alternant petits boulots, misère crasse,
et racisme. Les seules lueurs d'espoir viennent de la musique et des
filles, qui s'émerveillent, même fugacement, pour ces bêtes de
scène d'un soir, avant que le revers de la médaille ne se révèle.
Ils ne sont au fond que des misérables aux doigts et aux gosiers
magiques, parfaits autodidactes, parfois totalement illettrés, mais
avec une force intérieure qui les pousse à se sortir de leur
ornière. Leur courage n'a d'égal que l'âme majestueuse de leur
musique. Et contrairement à bien des musiciens de Rock, ces hommes
se bonifient, se perfectionnant seuls à la guitare, leurs voix se
tannant avec le bourbon et le tabac. Ils deviennent beaux, le visage
marqué par la vie, toujours fringuants, avec le soin qu'ont toujours
les musiciens noirs pour leur apparence afin de trancher avec leur
condition minable. Ce sont des gueules, des voix, des rires, et des
jeux totalement inimitables car totalement autodidactes, les doigts
déformés par le travail des champs.
Tous
étaient des laborieux : John Lee Hooker alternait travail à la
chaîne à Detroit et enregistrement le soir, Son House donnait des
sermons religieux, lui le vieux poivrot confit mais totalement
génial, touché par la grâce. Bukka White avait une bonne bouille
d'ouvrier, lui qui jeta aux orties ses rêves de gloire musicale en
1940 pour d'obscures besognes de « niggers ».
Ce
sont les amateurs éclairés de la communauté blanche qui sortir le
vieil homme de son oubli. En 1963, un professeur passionné de Blues
antique décide de capter la bête sur son propre label : John
Fahey offre la possibilité à Bukka White d'enregistrer son premier
disque sur le label Takoma. John Fahey est un prodige de la guitare
acoustique, puisant dans le Blues du Delta la sonorité qui lui
permet de développer de splendides instrumentaux à l'âme aride.
Mais Fahey sait qu'il doit rendre hommage à son maître, celui qui
détient les clés de ce son miraculeux. Car il s'agit du Blues
primitif, le plus pur qui soit : un guitariste-chanteur, tapant
du pied sur une planche. Toute la magie opère grâce à la dextérité
naturelle de l'instrumentiste, et la qualité de sa voix. Pas de
cuivre, pas de section rythmique, juste la pureté de la poésie de
la souffrance.
John
Fahey capte en 1963 le vieil homme pour son label Takoma afin
d'offrir à ce qu'il considère comme un maître du Blues son premier
disque. Mississippi Blues paraît en 1964 aux Etats-Unis, et
sera réédité par le label anglais Sonet en 1969. La
Grande-Bretagne découvre le Delta Blues et ses innombrables artistes
et chansons magnifiques. Mike Vernon et son label Blue Horizon
signent de nouveaux artistes anglais comme Fleetwood Mac et Chicken
Shack, mais aussi quelques légendes de choix : Furry Lewis, Joe
Callicott, Roosevelt Holts, et Bukka White.
Ce
dernier connaît une renaissance qui lui permet de jouer partout en
Europe entre 1967 et 1977. Il est un prince du Delta Blues, la
parfaite incarnation du guitariste-chanteur de Blues, avec sa voix
profonde et son dobro National râpé. Les disques de Bukka White
sont finalement rares, mais sont quasiment tous indispensables.
L'homme est un prodige avec deux bouts de ficelle. Il lui suffit de
s'asseoir avec son dobro, de prendre un micro, et l'homme déroule
une heure et demi de chansons originales toutes plus belles les unes
que les autres. Plus surprenant, Bukka White fut l'un des pionniers
du Slam, parlant avec un swing vocal certain de sa vie sur fond de
musique Country-Blues.
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