dimanche 17 décembre 2017

BUKKA WHITE 1967

"Ces hommes étaient des artistes fabuleux, mais des hommes pleins de contraintes."
BUKKA WHITE : Memphis Hot Shots 1967

Le vent froid du Nord balaie les dernières feuilles sur les arbres aux couleurs vives. C'est l'été qui s'en va, et c'est l'hiver qui s'installe tranquillement, posant son voile d'humidité et de brume sur la tranquille Franche-Comté. Un goût amer me ravage les tripes, celui d'années passées à lutter pour m'extirper de rocambolesques guêpiers financiers et de justice. J'ai morflé, il n'y a pas d'autre mot. Je peine à réaliser, mais j'ai dérouillé, c'est maintenant évident. Et ce que j'ai tenté de reconstruire à échouer, vouant deux histoires sentimentales à l'échec le plus total. Je suis exténué, les jambes chancelantes, mais encore debout, l'esprit fracassé par mille interrogations. Pourquoi ? Comment en suis-je arrivé là ? Suis-je un sale type au fond ?

Cette ubiquité, je l'ai retrouvé dans le Delta Blues des grands anciens. Ces hommes étaient des artistes fabuleux, mais des hommes pleins de contrastes. Ils pouvaient se montrer doux et rieurs, mais noyaient leurs douleurs dans le whisky, subissant les coups du sort avec consternation, se transformant en de rudes peaux noires tannées par la violence du monde. Il n'avait pas d'argent, ne subsistait que de petits boulots et de leur Blues râpeux qu'ils jouaient avec passion dans les bouges de Memphis, Detroit, Boston…. De cette violence, ils en ont puisé la force qui imprègne leur musique douloureuse, le reflet effrayant de l'homme brisé par le sort, mal né, trop sensible pour ne pas effacer d'un revers de main l'échec précédent, qu'il soit sentimental ou professionnel. Ces types ont des failles, qui sont au fond celles des hommes qui ont un coeur. On ne se redresse pas d'une rupture amoureuse sans y laisser des plumes, on ne peut pas laisser partir une femme sans en éprouver du chagrin. Incapable de l'exprimer avec des mots en face à face, l'âme rudoyée par la misère et la difficulté, ils préfèrent ravaler leur fierté devant un verre de bourbon. Et ils font pleurer le dobro, les mots absents au bon moment sortent comme par magie sur une mélodie mélancolique, et quelques impacts de bottleneck, toujours trop tard, leurs voix s'envolant dans la poussière d'une route perdue dans les plaines du Sud des Etats-Unis.

Le Delta Blues a offert un immense musicien, chanteur et compositeur du nom de Booker White, surnommé Bukka White. Né en 1909, White est un pur produit de l'exploitation des Noirs afro-américains. Ils croisent dans les exploitations agricoles les maîtres du Blues des années 20 et 30 : Robert Johnson, Charley Patton. Bukka White gravent quelques sillons entre 1937 et 1940, juste après un séjour en taule à la prison d’État du Mississippi surnommé Parchman Farm. Un autre prodigieux raisin sec du Blues y traînera ses godasses : Son House. Beaucoup furent libérés rapidement dès 1941 afin d'alimenter l'effort de guerre. Mieux vaut un Noir au boulot qu'un Noir qui croupit en cellule. Bien évidemment, ces renégats n'avaient pas fini en cabane pour rien : bagarres, vols à la tire, et autres flingues auront tôt fait de condamner ces bougres impulsifs. Souvenons-nous que leurs existences est un ruisseau de purin sans nom, alternant petits boulots, misère crasse, et racisme. Les seules lueurs d'espoir viennent de la musique et des filles, qui s'émerveillent, même fugacement, pour ces bêtes de scène d'un soir, avant que le revers de la médaille ne se révèle. Ils ne sont au fond que des misérables aux doigts et aux gosiers magiques, parfaits autodidactes, parfois totalement illettrés, mais avec une force intérieure qui les pousse à se sortir de leur ornière. Leur courage n'a d'égal que l'âme majestueuse de leur musique. Et contrairement à bien des musiciens de Rock, ces hommes se bonifient, se perfectionnant seuls à la guitare, leurs voix se tannant avec le bourbon et le tabac. Ils deviennent beaux, le visage marqué par la vie, toujours fringuants, avec le soin qu'ont toujours les musiciens noirs pour leur apparence afin de trancher avec leur condition minable. Ce sont des gueules, des voix, des rires, et des jeux totalement inimitables car totalement autodidactes, les doigts déformés par le travail des champs.

Tous étaient des laborieux : John Lee Hooker alternait travail à la chaîne à Detroit et enregistrement le soir, Son House donnait des sermons religieux, lui le vieux poivrot confit mais totalement génial, touché par la grâce. Bukka White avait une bonne bouille d'ouvrier, lui qui jeta aux orties ses rêves de gloire musicale en 1940 pour d'obscures besognes de « niggers ».

Ce sont les amateurs éclairés de la communauté blanche qui sortir le vieil homme de son oubli. En 1963, un professeur passionné de Blues antique décide de capter la bête sur son propre label : John Fahey offre la possibilité à Bukka White d'enregistrer son premier disque sur le label Takoma. John Fahey est un prodige de la guitare acoustique, puisant dans le Blues du Delta la sonorité qui lui permet de développer de splendides instrumentaux à l'âme aride. Mais Fahey sait qu'il doit rendre hommage à son maître, celui qui détient les clés de ce son miraculeux. Car il s'agit du Blues primitif, le plus pur qui soit : un guitariste-chanteur, tapant du pied sur une planche. Toute la magie opère grâce à la dextérité naturelle de l'instrumentiste, et la qualité de sa voix. Pas de cuivre, pas de section rythmique, juste la pureté de la poésie de la souffrance.

John Fahey capte en 1963 le vieil homme pour son label Takoma afin d'offrir à ce qu'il considère comme un maître du Blues son premier disque. Mississippi Blues paraît en 1964 aux Etats-Unis, et sera réédité par le label anglais Sonet en 1969. La Grande-Bretagne découvre le Delta Blues et ses innombrables artistes et chansons magnifiques. Mike Vernon et son label Blue Horizon signent de nouveaux artistes anglais comme Fleetwood Mac et Chicken Shack, mais aussi quelques légendes de choix : Furry Lewis, Joe Callicott, Roosevelt Holts, et Bukka White.


Ce dernier connaît une renaissance qui lui permet de jouer partout en Europe entre 1967 et 1977. Il est un prince du Delta Blues, la parfaite incarnation du guitariste-chanteur de Blues, avec sa voix profonde et son dobro National râpé. Les disques de Bukka White sont finalement rares, mais sont quasiment tous indispensables. L'homme est un prodige avec deux bouts de ficelle. Il lui suffit de s'asseoir avec son dobro, de prendre un micro, et l'homme déroule une heure et demi de chansons originales toutes plus belles les unes que les autres. Plus surprenant, Bukka White fut l'un des pionniers du Slam, parlant avec un swing vocal certain de sa vie sur fond de musique Country-Blues.

tous droits réservés 

Aucun commentaire: