"L'électricité
jaillit littéralement au visage. "
JAMES
GANG : Live In Concert 1971
Il
tombe une pluie fine ce matin-là, et je n'ai pas véritablement
envie de sortir pour me rendre en cours. C'est une de ces journées
merdiques où tout se passera sans la moindre saveur. Les heures de
cours vont se succéder dans les salles vieillottes et sales d'un
lycée de province construit dans les années 60, avec pour seule
perspective ce temps triste par les fenêtres. Une frustration
bouillonne dans mon corps. Je n'ai absolument pas envie d'être là,
tout m'insupporte violemment. J'ai envie de faire quelque chose de
mon temps et de mon jeune âge. J'ai envie de partir de là, prendre
la route. Mais je n'ai ni le permis, ni la majorité, aussi, je reste
là, dans la salle de cours. Je contemple les branches se pliant sous
le vent du mauvais temps, espérant qu'il souffle un peu plus fort
pour créer une récréation à cette journée décidément bien
morne. Et qu'il souffle peut-être le vent du changement, cette
tempête qui me fera sortir de l'ennui, et pouvoir contempler les
éléments se déchaîner.
Lorsque
je me rendis au lycée ce matin-là, j'avais un morceau dans la tête,
récemment découvert : « Stop » du James Gang. La
musique de Joe Walsh fut un choc capital dans mon cerveau. Il venait
de me prouver que l'on pouvait faire un Rock rugueux et ouvrir
l'imaginaire vers des horizons de liberté magique. Bien sûr,
d'autres surent m'apporter de quoi alimenter mon cortex en paysages
fabuleux : Peter Green's Fleetwood Mac, Rory Gallagher, les
Who…. Mais aucun n'avait atteint à ce point cette dimension quasi
cosmique du Hard-Blues, ou comment la rage électrique la plus folle
pouvait conduire à un niveau d'exaltation intellectuelle aussi
ahurissant.
« Stop »
bouillonne dans ma tête, son électricité fracassante enluminée de
ces circonvolutions Blues canalisant ma colère intérieure pour
l'orienter vers ce monde rêvée du Rock de ce début des années 70,
libre, vrombissant sous le soleil de la Californie, les rues envahies
de voitures américaines aussi mythiques que puissantes. Il me fallut
pourtant plusieurs jours pour dompter ce monstre de disque en concert
dont « Stop » est extrait. Je connaissais en effet le
James Gang studio, c'est-à-dire à la violence maîtrisée et
canalisée. C'était déjà du grand art, produit de main de maître
par Bill Szymczyk. C'est aussi lui qui va produire ce disque en
concert, mais dont la matière première est autrement plus sauvage.
Fondé
en 1966 par le batteur Jim Fox à Cleveland, le James Gang est
d'abord un quintet qui évolue au fur et à mesure des départs et
des arrivées des musiciens. C'est en 1968 que la formation se
stabilise en trio avec l'arrivée de Joe Walsh à la guitare et au
chant. Le musicien est tellement talentueux qu'il remplit tout
l'espace sonore. L'organiste, dernier départ en date, ne sera tout
simplement pas remplacé. Premier album, Yer Album, en 1969,
d'excellente qualité, avec notamment « Funk #48 », avant
l'arrivée d'un bassiste stable, Dale Peters, et la sortie du
fantastique album Rides Again. Joe Walsh est encensé par tous
les guitaristes de l'époque. Pete Townshend des Who le considère
comme le meilleur nouveau guitariste de la planète. Le James Gang
assurera la première tournée des Who aux Etats-Unis au printemps
1970, mais aussi de Fleetwood Mac avec Peter Green, ou de Derek And
The Dominos avec Eric Clapton. Le succès commercial semble se
profiler également. Pas encore en tête de tous les classements, le
James Gang commence à se profiler dans les cinquante meilleurs
ventes d'albums, ce qui démontre un succès grandissant et
encourageant.
Le
James Gang ne relâche pas la pression en 1971. L'album Thirds
paraît, et le trio joue aux côtés de Grand Funk Railroad, Humble
Pie, Led Zeppelin et les Kinks. James Gang est alors une machine
scénique affûtée, capable de se mesurer aux meilleurs groupes de
Rock du monde. Alors que les ventes d'albums peinent à exploser
réellement, Bill Szymczyk pense enfoncer la porte définitivement
avec un disque en concert, exactement comme l'a fait Grand Funk
Raiload avec son Live Album l'année précédente. Les
concerts des 28 et 29 mai au Carnegie Hall de New York seront captés
sur bande, l'acoustique de la salle ayant une réputation
exceptionnelle. Le disque Live In Concert paraît en septembre
1971.
Afin
d'être emblématique sans être onéreux, il a été décidé d'en
publier un disque simple. L'objectif est de retranscrire fidèlement
l'impact scénique du James Gang sur scène, tout comme le Live At
Leeds des Who, et que les ventes soient significatives pour
mettre sur un pied d'égalité le trio avec la première division du
Rock internationale de l'époque, au niveau particulièrement relevé.
Le set complet est donc amputé d'une bonne dizaine de morceaux, ce
qui est bien dommage vu la qualité de la musique proposée.
Live
In Concert débute donc avec une version dantesque de « Stop »,
originellement reprise sur le premier album. L'électricité jaillit
littéralement au visage. La section rythmique est d'une puissance
dantesque, et la guitare de Walsh rugit comme un animal sauvage. Il
ponctue en permanence la ligne mélodique de powerchords, créant une
tension et une excitation permanente. Le Blues lui brûle les doigts,
il enlumine, écrase la wah-wah, se lance dans des chorus furieux,
comme un mélange entre Jeff Beck et Pete Townshend. Lors de ces
solos, il déforme la mélodie, emmenant le morceau vers d'autres
univers, poussé par une section rythmique implacable, avant de
revenir au bercail. Walsh n'est pas un guitariste bavard, mais
inspiré. Il sait s'arrêter avant que l'improvisation ne passe du
sublime à l'ennui. Il n'existe d'ailleurs aucun morceau en studio de
plus de six ou sept minutes maximum. James Gang veut créer du voyage
intérieur, mais n'a aucunement l'intention de frimer.
« You're
Gonna Need Me », une reprise d'Albert King, est un Blues pur.
Il est joué avec la frénésie du Blues-Rock blanc, mais plutôt à
chercher du côté de Taste et Cactus. La batterie et la basse
martèle à l'enclume un tempo massif, obsédant, provoquant la
transe. Walsh brode, accélère, explose, ralentit, sussurre. Il joue
avec la pédale d'écho, créant des cascades de notes en forme de
cris d'oiseaux de nuit, avant de resserrer les cordes sur un
Heavy-Blues rageur et crépusculaire, son approche se rapprochant
également d'Humble Pie. Mais le groupe ne connaîtra cette puissance
électrique qu'avec l'arrivée du virtuose Clem Clempson en décembre
1971 à la place de Peter Frampton, au jeu plus Jazz. Humble Pie sera
alors doté de l'instrumentiste capable de transcender ce Blues
broyant les os et les tripes.
Après
sept minutes et trente secondes de puissance totale, Joe Walsh passe
à l'orgue Hammond. On se souvient bien sûr de Joe Walsh guitariste,
d'autant plus que ce fut son poste au sein des Eagles. Mais il emmena
le James Gang sur les terres d'un Rock entre Californie et lande
anglaise. S'inspirant des Moody Blues, de Procol Harum, mais aussi de
Crosby, Stills And Nash, il composa plusieurs morceaux mélodieux,
enivrant de liturgie païenne. « Take A Look Around »
couplé à « Tend My Garden » sont de superbes exemples
de cette musique audacieuse, autre facette du James Gang. Walsh
ouvrit des horizons insoupçonnés au trio, créant ainsi un groupe à
plusieurs visages totalement complémentaires. On se laisse emporter
par la poésie des accords d'orgue Hammond de Walsh, ses mélodies
mélancoliques, toujours poussées par Jim Fox et Dale Peters, aux
jeux dynamiques et souples, apportant un parfait contrepoint à la
beauté luxuriante de l'orgue de Walsh.
« Ashes,
The Rain And I » est une superbe pause acoustique. Walsh, seul
au chant et à la guitare, interprète une composition aux influences
de Folk anglais, et aux contours presque médiévaux. On retrouve ces
paysages chez les anglais de Pentangle, mais aussi sur le III
de Led Zeppelin, « Tangerine », « Gallows Pole »….
c'est beau, intense, et permet de retrouver l'électricité
sereinement. « Walk Away » vient tonner dans les
amplificateurs. C'est une version grondante. La basse de Peters
ronfle littéralement comme le moteur d'un bombardier, la guitare de
Walsh tonne dans le ciel. C'est de l'excitation à l'état pure, sans
concession.
La
majorité de la seconde face est consacrée à une dantesque version
de « Lost Woman » des Yardbirds avec Jeff Beck. Le James
Gang aime reprendre à sa sauce certains morceaux, les intégrant
parfaitement dans son répertoire : « Stop » de
Ragovoy et Shuman, « Bluebird » de Stephen Stills….
« Lost Woman » est le théâtre de plusieurs joutes
guitaristiques de très haut niveau, mais aussi de démonstrations
solo individuelles, heureusement de courtes durées. C'était alors
un exercice obligatoire à l'époque afin de notamment satisfaire les
egos. Il n'y aura néanmoins pas de solo de batterie de dix minutes,
juste une ou deux chacun pas plus. « Lost Woman » s'étend
sur dix-huit minutes, et son sommet est incontestablement l'explosion
électrique centrale sur laquelle Walsh donne tout, faisant rugir sa
Gibson Les Paul comme un avion de chasse. On retrouve ce qui fait
aussi l'énergie des Who, ces cathédrales de riffs explosifs
soutenues par une rythmique inventive et dantesque. Bien sûr, Peters
et Fox ne sont pas John Entwistle et Keith Moon des Who, mais ils ont
suffisamment de savoir-faire pour permettre à Walsh de décoller.
Joe joue sur les ambiances, fait éclater l'orage avant de revenir à
des arpèges luxuriants, les teintant de wah-wah et d'écho. C'est un
tourbillon enivrant et constant. Il relance constamment avec un riff,
original ou repris comme ici « Mona » de Bo Diddley,
incapable de s'arrêter dans l'excitation. Il repart ensuite vers
d'autres cieux, les yeux fixant la lumière du soleil. Puis ses deux
camarades ont l'occasion de s'exprimer, et lui de boire un coup. Tout
le monde se retrouvera sur la reprise du thème comme final.
L'album
se clôt ainsi sur ce pinacle de feeling. Live In Concert
atteint la 24ème place du classement des meilleurs ventes d'albums
au Etats-Unis. Cette fois, James Gang est monté d'un cran,
consolidant sa réputation. Le gloire était pour le prochain disque,
c'était certain. Mais Joe Walsh en décidera autrement. Epuisé par
le rythme infernal concerts-albums, depuis presque trois ans sans
interruption, et se sentant de plus en plus à l'étroit musicalement
dans le James Gang, il le quitte en décembre 1971. Il se mettra au
vert dans les montagnes du Colorado, et fondera Barnstorm avec qui il
va composer plusieurs morceaux majeurs de sa carrière comme « Rocky
Mountain Way ». Le James Gang poursuivra avec le chanteur Roy
Kenner et le guitariste Domenic Troiano, du groupe canadien Bush.
Malheureusement, ce choix se révélera malheureux après l'apothéose
Joe Walsh. Les deux nouveaux venus, plus ternes tant sur scène qu'en
tant que compositeurs, vont davantage replonger le James Gang dans la
seconde division du Rock américain. Ils ne retrouveront la lumière
qu'avec l'arrivée de Tommy Bolin à la guitare, en 1973.
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2 commentaires:
Ouaip ! Joe Walsh est faramineux ! Il illumine les 4 premiers albums de James Gang. La maturité dont il fait preuve dès le premier opus m'a toujours éberluée.
Je l'ai bien moins été sur sa carrière solo, à l'exception du live.
Mais quel dommage que ce "In Concert" n'ait pas été fait avec plus dé sérieux. Une seule galette, des pistes dont le volume sonore et la tonalité diffèrent et des coupures entre les pistes.
C'est vrai. D'ailleurs le concert complet existe en bootleg. Il faudrait une bonne réédition en deux cds. Pour la carrière solo de Walsh, j'adore ses albums avec Barnstorm jusqu'au live. Celui de 1978 est également plutôt bon, mais commence à manquer de ce grain Blues du James Gang.
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