"Et
son souffle est encore vivace à chaque archive ressortie de King
Crimson ou de UK."
JOHN
WETTON 1949-2017
Je
n'aime pas les biographies post-mortem, mais je me dois de réparer
une erreur. Sur un blog ami, j'ai écrit un commentaire sur un
hommage à John Wetton. De manière plutôt laconique, j'ai annoncé
qu'il n'avait pas eu une carrière si extraordinaire que cela. J'ai
trouvé cela très cruel de ma part à la réflexion. Combien de
musiciens aimeraient ou auraient aimé avoir ne serait-ce que la
moitié de sa discographie et de son talent ? Des milliers sans
doute, et moi, pauvre scribouillard, je me permets de juger que sa
carrière ne fut pas si extraordinaire que cela. Comprenons-nous
bien, elle ne fut pas un long fleuve tranquille, et fut aussi le
théâtre de quelques fautes de goût. Mais bon sang, il y a tout de
même de sacrés disques, et rien que cela, je me devais d'être plus
objectif.
Né
le 12 juin 1949 à Willington dans le Derbyshire, John Wetton est un
pur produit anglais post-seconde guerre mondiale. C'est la découverte
du Rock'N'Roll, mais aussi du Blues et du Jazz qui le convainc de se
mettre à la guitare et au chant. Il joue dans les groupes de son ami
Richard Palmer-James dont les Corvettes, Tetrad ou Ginger Man, dans
lesquels il se fait la main. Et le garçon a beaucoup de talent,
suffisamment pour apparaître rapidement dès le début des années
70 dans quelques formations tout à fait brillantes : Mogul
Thrash d'abord, groupe de Jazz-Rock anglais dans la mouvance de
Nucleus, puis Renaissance et Family. Il n'y tient que la basse, et
éventuellement les choeurs, mais son jeu est déjà d'une richesse
suffisante, à vingt-deux ans, pour figurer parmi les meilleurs
formations Jazz-Rock et Progressive. Dans Family, il va notamment
dévoiler son jeu puissant, véritable seconde guitare, qui va
littéralement propulser le vénérable quintet Blues progressif.
Cela
est suffisamment probant pour qu'il soit remarquer par le roi du Rock
Progressif : le guitariste Robert Fripp, de King Crimson. Dès
1972, Wetton en devient le bassiste-chanteur, dans une mouture qui va
laisser des traces musicales historiques aux côtés du batteur Bill
Bruford et du violoniste David Cross. Wetton ramène dans son
flightcase Richard Palmer-James, qui deviendra le parolier de King
Crimson après le départ de Peter Sinfield. Trois albums majeurs
sont mis en boîte entre 1972 et 1975, dont le surnaturel Red.
Cette formation de King Crimson est plus sombre, plus agressive
aussi. La voix profonde et veloutée de Wetton fait merveille, tout
comme son jeu de basse, véritable alter-ego de la guitare de Fripp.
Wetton et Bruford constitue une section rythmique magique, parmi
celles qui feront date au même titre que Entwistle-Moon des Who, ou
Appice-Bogert dans Cactus. L'histoire King Crimson se termine
brutalement lorsque Fripp décide de mettre un terme à son groupe,
convaincu que le Rock Progressif est dépassé, et surtout, épuisé
par trois années non stop entre studio et concerts. Des archives
ressortent régulièrement via le site officiel de Fripp, toujours
exceptionnelles, laissant pantois devant autant d'audace et de
maestria, quatre musiciens totalement complémentaires improvisant en
permanence. Ces concerts inédits soulèvent autant l'enthousiasme
chez les amateurs qu'un nouveau concert inédit d'Hendrix ou de Led
Zeppelin, car chaque set de King Crimson était différent. Le live
USA publié en 1975 viendra confirmer cet état de fait, même
si des pistes de violon furent refaites a-posteriori par un certain
Eddie Jobson.
L'aventure
King Crimson bouclée, Wetton rejoint Uriah Heep pour remplacer à la
basse Gary Thain, parti à cause de gros problèmes d’héroïne. Il
figure sur High And Mighty comme modeste sideman, ainsi que
sur la tournée. Mais il fomente son retour. Alors que le Punk est
arrivé, et que le Progressif est sur la sellette, Wetton forme un
supergroupe de Rock Progressif : UK. Il s'agit là d'un équipage
de luxe : Wetton à la basse et au chant, Bill Bruford à la
batterie, Allan Holdsworth à la guitare et … Eddie Jobson aux
claviers et au violon. Alors que le genre semble perdu, noyé par la
nouvelle génération du Rock, et que les derniers représentants
sont des groupes de trentenaires cocaïnés, UK nettoie le genre.
Musique dynamique, les morceaux de UK sont efficaces, mélodiques,
mais toujours dotés de virtuosité et de structures musicales
audacieuses. Cela est fusionné finement, sans démonstration
ostentatoire. Le premier album éponyme est une merveille qui conduit
le quatuor sur les routes du monde entier, et fait de UK une
attraction scénique demandée.
Hélas,
le versatile Allan Holdsworth s'en va, suivi de près par Bill
Bruford qui n'aime pas la tonalité des nouvelles compositions. UK
décide de ne pas remplacer le guitariste, et recrute le virtuose
Terry Bozzio à la batterie. Le second album, Danger Money,
est lui aussi magistral, mais ne bénéficie pas de l'écho favorable
du premier. Un disque en concert est publié en 1981, mais UK
n'existe déjà plus, séparé l'année précédente après une
ultime tournée internationale.
A
ce moment précis, John Wetton n'est pas encore ce que l'on peut
appeler un artiste au succès international majeur. Si King Crimson
et UK ont fait connaître John Wetton partout dans le monde, et lui
ont permis d'accéder à la reconnaissance internationale de la scène
Rock, public comme musiciens, il n'a pas encore fait fortune. Il vit
confortablement, mais sans excès, et ne peut se permettre d'arrêter
de tourner et d'enregistrer. Toujours sur la corde raide, il n'a pas
de mal à participer à des albums. Il va ainsi participer à l'album
Number The Brave de Wishbone Ash en 1981. Il se permet
également de tenter l'expérience en solo en publiant son premier
album sous son nom propre en 1980 : Caught In The Crossfire.
On découvre que la tendance musicale naturelle de Wetton est de
fusionner les mélodies accrocheuses à une musique plus complexe
issue de son passé. L'album ne soulève l'intérêt que des derniers
fans de Progressif, sans ouvrir davantage son auditoire.
La
vraie opportunité viendra de la formation d'un nouveau supergroupe
Progressif : Asia. Le quartet regroupe Wetton, Carl Palmer de
ELP à la batterie, de Steve Howe à la guitare et de Geoff Downes
aux claviers, tous deux en rupture de Yes. La démarche initiée par
UK va se poursuivre avec Asia, à savoir la fusion de la mélodie et
de la virtuosité. Asia est déjà ce que l'on peut appeler un groupe
de Hard-Rock FM, mais avec toutefois une compétence technique et
artistique d'un tout autre monde. Le premier album, Asia, est
publié en 1982, et contient le tube écrit par Wetton : « Heat Of The Moment ». L'album, emmené par le simple, se
vend à huit millions d'exemplaires. C'est la consécration, le
succès international. Wetton devient un musicien majeur, sur le toit
du monde. Les salles les plus prestigieuses sont pleines partout sur
la planète, et c'est lui, la voix d'Asia. C'est un grand moment pour
John Wetton, qui savoure ce sommet de sa carrière à trente-quatre
ans. Sa tendance à la boisson s'accentue dans un esprit de fête
bien mérité.
Malheureusement,
la fête va vite s'arrêter. Des tensions apparaissent rapidement
entre ces quatre egos surdimensionnés. Howe part rapidement, et les
albums suivants se vendent de moins en moins, malgré des chiffres
toujours conséquents, de quelques millions d'exemplaires vendus par
le monde. Le destin de John Wetton commence à lui échapper, il perd
pied. Il s'en va d'Asia en 1986, et sombre dans l'alcool. La suite de
sa carrière, en solo comme dans de nouveaux projets, ne sera qu'une
quête vaine pour retrouver le succès de « Heat Of The
Moment » d'Asia. Wetton court après les chimères du Rock FM,
toujours bien entouré, mais de plus en plus à court d'inspiration.
Il sombre dans la dépression. Ce n'est que quand il reprend ses
vieux classiques des années 70 qu'il brille, son talent intact. Il
devient une attraction pour amateur de Rock Progressif, icône du
passé surfant sur une réputation intacte mais écornée par sa
santé défaillante.
Wetton
reprend peu à peu ses esprits, sort de l'alcool, et trouve la paix
avec lui-même. Il admet sa situation, sa réputation, ce qu'il est.
Et cela est loin d'être humiliant : bassiste-chanteur de King
Crimson, de UK, d'Asia, sideman chez Family, Renaissance, Wishbone
Ash, Uriah Heep… il faut avouer qu'il y a tout de même pire comme
curriculum-vitae. Alors John Wetton relève les compteurs, entre
albums solo, groupes prestigieux, reformations d'Asia ou d'UK…. Les
ventes de disques sont honorables, la réputation intacte, et la voix
retrouvée.
Malheureusement,
c'est écrit, John Wetton ne pourra pas savourer longtemps son
bonheur. Il est atteint d'un cancer du colon, qui le ronge durant
plusieurs mois. Il se bat fièrement, gardant le sourire dans
l'épreuve. A Noël de l'année 2016, il est invité chez les Fripp
pour le Réveillon. Quelques photos sur les réseaux sociaux les
montrent souriants, riant de bon coeur. Wetton est amaigri mais
jovial, ses messages sont porteurs d'espoir. La communauté des fans
de King Crimson le soutient dans son combat, qu'il perdra finalement
le 31 janvier 2017. La tristesse sera grande parce que John Wetton
était un bassiste, un chanteur, et un compositeur de premier ordre,
qui a propulsé tous les groupes dont il fit partie entre 1971 et
1985 à un niveau intersidéral. King Crimson n'aurait jamais été
le même sans son apport, pas plus que UK et Asia. Même ses
participations relèvent le niveau : Family, Wishbone Ash… Il
lui suffit de jouer de la basse, ou de chanter, et voilà un disque
passé dans une autre dimension.
Alors,
je dois avouer être plus critique sur ses albums post-1985, mais
lorsque l'on a participé à plus de dix albums majeurs dans sa vie
de musicien, on peut largement s'estimer heureux. Et son souffle est
encore vivace à chaque archive ressortie de King Crimson ou de UK.
Il est évident que l'on ne cerne pas encore totalement l'héritage
de John Wetton, car son œuvre n'a pas encore été justement
évaluée.
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