"Miami
a une beauté vénéneuse, une mélancolie rampante qui grouille
dans son ventre."
JAMES
GANG : Miami 1974
Les
feuilles des palmiers plient sous le vent venant de l'Océan. La
lumière est blanche, éclatante, illuminant la Floride. Le bleu du
ciel, le vert franc de la végétation, et le jaune du sable de la
plage irradie le regard. Les maisons de la cité se parent de milles
couleurs, inspiration hispanique venue de Cuba, à quelques
encablures de la côte. Le soleil et le sel de la mer revigorent les
organismes, donnent force et bonne humeur. Miami n'est pas une ville
toujours rose, parfait reflet de cette société américaine
socialement inégalitaire. D'un côté les riches dans les villas du
bord de mer et le long des canaux du port, de l'autre, les pauvres
entassés dans les quartiers glauques, les bas-fonds où pourtant
tout se passe. Et puis au-delà de la grande cité, il y a le Sud
profond, Jacksonville, les terres de Blackfoot, des Outlaws… ces
bouseux gavés de Rock'N'Roll, de Blues, de Soul et de Country. Ce
son aussi rude qu'ensoleillé est porté par le sextet Lynyrd
Skynyrd, lui aussi de Jacksonville. C'est tout le contraste de la
Floride, entre soleil réconfortant et brûlure de l'âme.
Le
James Gang est un groupe fondé en 1966 par l'ancien batteur des
Outsiders, Jim Fox. Ils sont originaires de Cleveland, de l'autre
côté des Etats-Unis. James Gang va devenir l'un des meilleurs
groupes du pays grâce à l'arrivée du guitariste-chanteur Joe Walsh
en 1968. Ils deviennent également un trio, le brio du nouveau venu
étant tel qu'il n'est finalement pas nécessaire de remplacer les
musiciens qui quittent le navire les uns après les autres,
démissionnant devant la tournure réellement sérieuse que prend la
carrière du groupe. En 1968, James Gang décroche la première
partie de la dernière tournée US de Cream. Leur premier album, Yer
Album, paraît en 1969. Joe Walsh, principal compositeur, définit
musicalement le James Gang. Il s'agit d'un Blues-Rock à tendance
Hard, mais non dénué de mélodie et de finesse. James Walsh y met
beaucoup de lui-même , apportant tout ce qui va faire aussi la
saveur de ses premiers albums solo. Son jeu de guitare lumineux,
enrichi de psychédélisme et doté d'un lyrisme rare, va en faire
une célébrité auprès des meilleurs musiciens de l'époque ;
Pete Townshend des Who, Peter Green de Fleetwood Mac, Eric Clapton
vantent tous les mérites de ce jeune guitariste brillant et inspiré.
Les
disques suivants, Rides Again, Thirds et Live In
Concert, sont tous publiés entre 1970 et 1971. James Gang jouent
avec les Who, Humble Pie, Grand Funk Railroad, les Kinks, Led
Zeppelin…. Leur réputation est des plus flatteuses, et rien ne
semblent pouvoir les empêcher d'en faire un groupe majeur du début
des années 70. Seulement voilà, Joe Walsh fatigue ; devant
composer, assurer la guitare, le chant, ainsi que le jeu de scène
essentiel en concert, il finit par s'épuiser. A bout de nerfs, il
quitte le James Gang en décembre 1971 aux portes de la gloire, et
part se réfugier dans les montagnes du Colorado pour monter un
projet solo : Barnstorm.
Littéralement
décapité, le trio doit choisir : se séparer ou continuer. Jim
Fox étant le fondateur du groupe, il décide qu'il lui revient la
tâche de poursuivre malgré tout. Et la réputation en or de James
Gang ne peut être abandonnée sur le bord de la route sans avoir
tenté de rebondir et de continuer afin d'espérer en tirer profit.
Jim
Fox, secondé du bassiste Dale Peters, arrivé en 1970, démantèle
le groupe canadien Bush, auteur d'un unique album, afin d'en
récupérer le chanteur Roy Kenner et le guitariste Domenic Troiano.
Deux nouveaux albums voient le jour en 1972 : Straight
Shooter et Passin' Thru. Bien qu'agréables et dans
la lignée des disques précédents, ils n'arrivent pas à réanimer
la magie inhérente à la présence de Joe Walsh. Les ventes
commencent à s'éroder, et l'ambiance se ternit. Le guitariste
Domenic Troiano n'a selon Fox pas le niveau escompté pour prendre la
relève du brillant Joe Walsh. Troiano quittera le navire début
1973, laissant le James Gang au bord de la rupture. Il rejoindra les
canadiens de Guess Who.
C'est
Walsh, sans doute un peu gêné d'avoir laissé son premier trio en
plan aux portes du succès, qui va conseiller à Fox et Peters un
jeune guitariste brillant : un certain Tommy Bolin. Ce dernier
n'a que vingt-deux ans, mais a déjà une réputation des plus
flatteuses. Il joue dans les clubs des compositions solo mêlant
Hard-Rock et Jazz, connaît tout les meilleurs musiciens grâce à
ses participations à de nombreuses sessions studio. C'est lui que
l'on retrouvera sur le premier album du batteur Billy Cobham au
sortir du Mahavishnu Orchestra : Spectrum en 1973. Mais
Tommy Bolin s'ennuie, il aimerait bien rejoindre un vrai groupe afin
de connaître la vie sur la route et se faire un nom en tant que
musicien de scène ainsi que comme compositeur. Il est donc le
parfait candidat pour le James Gang. Une petite audition suffira pour
qu'il intègre le quartet, et entre avec eux en studio dans les
semaines qui viennent.
Il
s'impose rapidement comme une source intarissable de compositions,
apportant un souffle de créativité et d'énergie donc le James Gang
manquait depuis un an. La synergie se fait, et le nouvel album paru
en septembre, Bang, retrouve le niveau de qualité établit
par Joe Walsh sur les trois premiers albums. Plus surprenant, il
réussit à retrouver le souffle épique de Walsh, tout en apportant
sa sonorité propre.
Le
succès commercial est également de retour. Même si le James Gang
n'a jamais connu les cimes des classements, il place le simple « Must
Be Love » à la 54ème place des meilleurs ventes aux
Etats-Unis, sa meilleure place à ce jour. Tous les espoirs sont à
nouveau permis, et après une tournée du pays, James Gang retrouve
le studio en 1974. Le nouvel album, Miami, avec sa pochette
noire ornée d'un flamand rose, paraît en juillet.
Même
si Bang mérite largement quelques lignes d'appréciation,
j'ai une tendresse particulière pour Miami. C'est un album
fin, subtil, doté de merveilleuses chansons dont l'âme me fait
autant voyager que la musique de Joe Walsh, ce qui n'est pas un mince
exploit. Miami a une beauté vénéneuse, une mélancolie
rampante qui grouille dans son ventre. C'est aussi un album de
guitares, Tommy Bolin étant omniprésent sans être ni frimeur, ni
encombrant. Il est au service des chansons, qui sont de toutes façons
celles du guitariste. Bolin est un enlumineur : il brode,
dessine, colorie grâce à la bottleneck et les pédales d'effets
stéréophoniques qui ne sont que des outils pour composer les
atmosphères des chansons. On sent qu'il maîtrise ce qu'il fait,
qu'il ne joue pas à l'apprenti-sorcier pour rien. Il est
véritablement au service de son groupe, laissant de la place au
chant comme à la section rythmique, très présente également.
C'est un disque puissant, lumineux, sentant l'air salin et la
végétation sous le soleil chaud de l'été.
« Cruisin'
Down The Highway » qui ouvre l'album est un appel à la route.
Sa couleur Country-Blues, le bottleneck luxuriant, le sustain
brillant des notes de guitare, le riff tendu, tout concorde pour
partir sur la route et profiter du paysage. Bolin achève le titre en
un solo magique, lardé de Boogie frénétique.
« Do
It » est une hard-song plus immédiate, efficace, sans
compromis. Ca percute d'entrée. Tommy Bolin n'est pas du genre à
faire vrombir la saturation grasse. Le son de sa guitare est très
électrique, scintillant dans les baffles. Il s'appuie sur la basse
épaisse de Dale Peters et les coups de caisses puissants de Fox pour
créer un climat Hard-Rock sans tomber dans la facilité Heavy-Blues.
Il est évident que l'homme s'est forgé son style dans le milieu du
Jazz-Rock, qui en a fait un musicien fin et précis.
« Wildfire »
est une bonne chanson un peu heavy, mais sa mélodie n'a pas tout le
sel pour convaincre comme ses deux prédécesseurs, et surtout comme
celle qui va suivre : « Sleepwalker ». Cette chanson
est un bijou, un miracle électrique. La mélodie est poignante,
prenant les tripes par sa mélancolie amère. Bolin joue sur les
climats : guitare acoustique, chorus de guitare liquide,
plaintive, bottleneck poussiéreux et âcre. Roy Kenner, que je n'ai
pas encore évoqué, porte ce morceau de sa voix franche mais
absolument pas démonstrative. Elle est dotée d'une certaine
fragilité qui contribue beaucoup à la beauté de ce splendide
morceau. La route, les oiseaux au-dessus de l'océan, les montagnes
au loin, la végétation sèche au bord de l'autoroute, le soleil qui
se couche à l'horizon dans des reflets rose foncé sur la cité…
c'est beaucoup d'images à l'amertume profonde qui se succèdent.
« Miami
Two-Step » est un excellent instrumental Country-Blues
permettant de faire la transition entre l'âpre « Sleepwalker »
et l'audacieux exercice en deux parties : « Praylude/Red
Skies ». La première partie, « Praylude » est
d'une beauté translucide, apportée par un piano électrique aux
notes liquides et par des chorus de guitare délicats. Le climat se
fait chaud et boisé, l'ambiance est un Jazz-Rock doux et
mélancolique. Et puis « Red Skies » explose en un riff
lourd et organique. C'est un puissant Hard-Blues oscillant entre
orage et accalmie ensoleillée, courte trêve avant le retour de
l'électricité. Tommy Bolin brode milles motifs incandescents sur ce
thème aux apparences plutôt convenues. La coda répétitive est
soulignée d'une ponctuation aussi fine que géniale.
« Spanish
Lover » est une merveilleuse chanson partiellement acoustique
interprétée par Tommy Bolin aux guitares comme au chant. Sa voix
douce sied parfaitement à cette mélodie portée par le vent, à
peine perturbée par quelques pétales de fleurs printanières volant
dans l'air tiède. « Summer Breezes » vient justement à
pic pour faire souffler le vent de la mer sur ce disque décidément
lumineux par bien des manières. C'est une hard-song vigoureuse et à
la ligne mélodique enjouée. Tommy Bolin superpose à nouveau
guitares électrique et acoustique dans un moelleux tapis de musique
scintillante d'humanité.
« Head
Above The Water » vient clore ce merveilleux disque de bien
belle manière. C'est une mélodie âcre et poussiéreuse, portée
par une section rythmique séductrice, avant qu'elle n'enfonce le
tempo, associé à un Tommy Bolin faisant retentir un riff électrique
du plus belle effet. Wah-Wah, slide, sustain…. La sonorité de sa
guitare ressemble à plusieurs reprises à celle du Jeff Beck des
années 1968-1973. Les intonations du langage, sa diversité dans
l'expression a bien des similitudes qui font de Bolin un juste
héritier.
Malgré
le brio de Miami, Le James Gang n'arrivera pas à maintenir
son fragile succès commercial. Le disque ne laissera aucune trace
dans les classements de disques. Aussi, lorsque Deep Purple appellera
Tommy Bolin pour remplacer l'irremplaçable Ritchie Blackmore à la
guitare en 1975, ce dernier ne réfléchira pas longtemps, malgré le
challenge qui s'annonce à lui. James Gang poursuivra sa route encore
deux années, dans un anonymat de plus en plus grand. Cette fois-ci,
Joe Walsh ne viendra pas à leur secours.
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