mardi 1 septembre 2015

PAT TRAVERS 1979

 "Il est en tout cas évident que cet album en concert est un immense disque de Hard Fusion."
La mort de Jimi Hendrix en 1970 laissa un vide immense sur la scène musicale. Son influence fut majeure, allant jusqu'à convaincre le grand Miles Davis de se tourner vers la fusion du Jazz avec le Rock. Il était même planifié l'enregistrement d'un album entre le trompettiste et le guitariste, qui n'aboutira finalement pas, à grand regret.
Le jeu d'Hendrix fut à ce point primordial qu'il fut autant le déclencheur du Hard-Rock que du Funk électrique des années suivantes. Il donna dans tous les cas l'envie à de très nombreux guitaristes de créer leur trio, et d'embraser les scènes de furieux soli de guitare incandescents. Le format guitare-basse-batterie n'était bien sûr pas l'apanage du seul Jimi. On peut citer deux autres trios à l'influence majeure à la fin des années 60 : Cream, et dans une moindre mesure, Taste avec Rory Gallagher.
Ce dernier poursuivit par ailleurs sa route en solo, sous la forme d'un trio sous son propre nom, puis un quatuor. Il perpétua ainsi l'impact initial de Taste, alors que Cream avait sombré en 1968, et Hendrix, bien malheureusement, en 1970. Il contribua en tout cas à maintenir en vie l'esprit du trio de Blues-Rock furieux. Et il ne fut pas le seul. Aux débuts des années 70, plusieurs guitaristes apparurent, fortement influencés par Jimi Hendrix, Cream et Taste. On peut citer l'immense Robin Trower, Jeff Beck avec Bogert et Appice, le Leslie West Band, Georges Thorogood ou le canadien Frank Marino et son groupe Mahogany Rush. Le Canada semble être le terreau d'une scène Rock vivace, qui voit naître plusieurs formations importantes, dont April Wine ou l'immense Rush.
Pat Travers est un guitariste originaire de Toronto. C'est en voyant Hendrix sur scène qu'il décide de se mettre à la guitare. Suffisamment doué, il attire l'attention du chanteur Ronnie Hawkins, qui l'embauche. Rapidement, Travers, va monter son propre trio. La concurrence est alors rude, mais Travers ne s'inscrit pas dans une course à la virtuosité ou à la succession d'un des grands trios de la fin des années 60. Bien que techniquement plutôt doué, et doté d'un brin de voix rauque, il se concentre sur une fusion de Blues, de Rock hargneux, et de teintes Soul. A ce titre, sa musique originale et humble rappelle en bien des points l'approche de Rory Gallagher. Il va par ailleurs suivre le même plan de carrière : enregistrer et tourner comme un damné jusqu'à ce que le succès s'en suive. Sa musique attire l'attention du label Polydor, le même que Gallagher, qui signe Travers en 1976. Un premier album éponyme est publié la même année alors que le trio est parti s'établir à Londres. L'album est suffisamment remarquable pour permettre à Pat Travers de jouer à l'émission musicale allemande Rockpalast. Son trio est alors constitué de Mars Cowling, qui sera un fidèle au guitariste pendant huit ans, et d'un certain Nicko MacBrain à la batterie. La réputation de Pat Travers grandit sur le continent européen, suffisamment pour lui permettre de faire jeu égal avec la concurrence. L'album Makin' Magic en 1977 concrétise tous les espoirs fondés sur la qualité de la musique du canadien. Un morceau fera notamment parler de lui : une reprise tonitruante de « Statesboro Blues », auparavant popularisé par le Allman Brothers Band. La version proposée est propulsée par un duel redoutable entre Travers et un invité de marque : Brian Robertson de Thin Lizzy. L'album Puttin It Straight, paru la même année, poursuit la voie ouverte et le rythme de stakhanoviste du musicien.
Mais désireux de donner de l'ampleur à sa musique, le canadien décide de recruter un second guitariste. Il trouve le candidat idéal en la personne de Pat Thrall. Jeune bretteur prodige surtout connu pour son travail dans le monde du Jazz-Rock et des studios, il désire se consacrer à un vrai groupe de Rock, et de tâter de la route. Nicko MacBrain, parti pour les Streetwalkers, un nouveau batteur est embauché : il s'appelle Tommy Aldridge, et a officié au sein du sextet sudiste Black Oak Arkansas. Désormais officiellement nommé Pat Travers Band, le quatuor va concrétiser rapidement son existence par un nouveau disque fuligineux : Heat In The Streets en 1978. Tous les éléments de la musique de Travers sont toujours bien présents, à savoir une fusion subtile de Blues-Rock saignant et de teintes Funk. Mais les nouveaux sidemen injectent une énergie nouvelle. Elle se confirme sur scène : le Band assure la première partie de la tournée de Rush, Drive Til You Die, à travers le continent américain en 1978. La force scénique du quatuor est telle que l'enregistrement de plusieurs concerts sur la tournée à suivre en tête d'affiche en janvier et février 1979, est programmé en vue d'un album en direct.
Ainsi paraît Live ! Go For What You Know en 1979, capté sur quatre concerts au Texas et en Floride. Le disque fait rapidement l'objet d'une critique majeure : la musique qui y figure est surproduite, anéantissant le côté sauvage et spontanée de tout bon enregistrement de Hard-Rock en concert. Le public n'est quasiment pas audible, et comble du comble, l'album est simple, alors que la plupart des albums live de l'époque se doivent d'être doubles. Ces deux faux-pas vont refroidir quel que peu l'enthousiasme de la presse, malgré la qualité indéniable de la musique enregistrée.
Ce que l'on sait moins, c'est que Travers n'est pas uniquement un rockeur débridé, mais un perfectionniste dans l'âme. Soucieux de la qualité de la musique proposée, il a appréhendé cet album comme une relecture totale des meilleurs morceaux de son répertoire par son nouveau groupe. Il a ainsi travaillé dans le sens d'un nouvel album studio dont les morceaux auraient la spontanéité et la qualité d'improvisation de la scène. La sélection des titres est donc rigoureuse, et le travail de production imposant, au détriment de l'imperfection scénique. Plusieurs albums live de l'époque seront approchés de la même manière, comme Unleashed In The East de Judas Priest, Some Enchanted Evening de Blue Oyster Cult, The Song Remains The Same de Led Zeppelin, ou dans une moindre mesure, Live And Dangerous de Thin Lizzy. D'ailleurs, le producteur qui assiste Travers, un certain Tom Allom, travaillera également sur tous les albums à suivre de Judas Priest du début des années 80, tous devenus depuis des classiques du Heavy-Metal : British Steel, Screaming For Vengeance ou Defender Of The Faith. Mais il faut croire que Travers n'eut pas droit à la même indulgence. Cela ne l'empêchera pas de classer cet album dans le Top 40 américain, et le simple « Boom Boom » dans le Top 20, lui offrant ainsi son premier grand succès commercial. Il avait en tout cas compris que le public américain était à ce moment-là très friand d'une musique Rock très produite, comme en attestait le succès de Boston, Journey ou Foreigner. Lui aussi sensible à une production bien réalisée, Travers va donc travailler ses albums en ce sens, et dès son second album, le premier l'ayant déçu.
Il est en tout cas évident que cet album en concert est un immense disque de Hard Fusion. Doté d'une énergie incroyable, et d'une cohésion exceptionnelle entre les musiciens, il est un vrai générateur de plaisir, aussi puissant que sophistiqué. Car au même titre que Michael Schenker au sein de UFO puis de son Group, ce qui va marquer de très nombreux musiciens, c'est la musicalité, la finesse, l'expressivité des mélodies comme des soli. Ce n'est pas un hasard si Kirk Hammett de Metallica ou Norbert Krief de Trust en seront de grands fans. Car Travers, doublé de Thrall, vont apporter plus qu'un simple Hard-Rock Blues de plus. Sans tomber dans le Hard-FM trop ostensiblement commercial, le canadien approche de sa musique de manière plus classieuse. Chaque note, chaque chorus est pesé pour apporter au morceau, sans tomber dans la jam gratuite, longs épithèmes stériles qui firent la gloire mais aussi le malheur d'immenses formations sur scène comme Led Zeppelin ou Deep Purple. Tous les morceaux font ici entre six et huit minutes, mais il n'y en a aucune de trop. C'est sans doute ce qui fait la grande différence de ce live avec d'autres, doubles : il n'y a rien de superflu ni d'auto-indulgent.
« Hooked On Music », vieille scie scénique de Travers issue du premier album, ouvre magistralement l'album. Un peu bancal dans sa version originale, le morceau est transcendé par le répondant entre les deux Pat. Alternant les soli, voguant entre Hard-Funk teigneux et ambiance plus atmosphérique, presque Jazz-Rock, les musiciens dialoguent à l'envie, par notes serrées, et chorus d'une grande créativité. Travers n'est pas du genre mégalomane, et sait laisser la place à son second guitariste, y compris dans les compositions, fait suffisamment rare chez les groupes portant le nom de leur leader pour être signalé. Et c'est ce qui permet à la musique du Pat Travers Band d'avoir cette emphase, ce souffle.
Le souffle Funk repart avec « Gettin Betta ». Mêlé aux sonorités Hard et aux guitares en harmonie, on distingue l'influence de Thin Lizzy, autre quartet tournant intensément sur le continent américain après le succès du morceau « Boys Are Back In Town » en 1976. C'est durant ces tournées que les routes de Travers et du grand Phil Lynott se croisent. C'est aussi à cette occasion que Robertson acceptera volontiers de croiser le fer sur « Stateboro Blues » en 1977.
L'influence de Lynott se retrouvera aussi sur « Stevie », ballade romantique à la mélodie superbe, et dont le final est un brasier de guitares. A l'instar de la version de scène de « Still In Love With You » de Thin Lizzy, dont on retrouve la même émotion, et la même subtilité musicale. Jamais le morceau ne tombe dans la chanson mièvre, alors que l'exercice est hautement périlleux, et a déjà produit quelques belles soupes claires comme « Beth » de Kiss. « Stevie » fait partie de ces miracles du Rock mélodique, à la fois sincères, et terriblement poignants. Le Pat Travers Band ne retrouvera que difficilement la force de cette version, malgré de superbes interprétations. La seconde face s'achève sur ce beau morceau, non sans avoir auparavant fait un détour par le bon vieux Boogie avec « Boom Boom » de Little Walter, permettant à Travers de partager un moment de complicité avec son public.
La seconde face démarre sur les chapeaux de roue avec une version tonitruante de « Makin' Magic ». Bien que Nicko MacBrain fut doté d'un sacré swing sur le disque original en studio, Tommy Aldridge, que l'on avait guère distingué avec Black Oak Arkansas à part comme un batteur compétent, se transfigure littéralement en imprimant un tempo d'enfer qu'il ne relâchera pas jusqu'à la fin du disque.
Littéralement poussés dans la stratosphère par son batteur et un Cowling à la basse tout aussi percutant, Travers et Thrall s'envolent avec leurs guitares sur « Heat In The Streets ». Les chorus délivrés sont dantesques, joués à une vitesse cosmique et avec une précision redoutable. Les deux s'emboîtent le pas, sans se lâcher d'une semelle, se poussant l'un l'autre dans leurs retranchements. Thrall y est particulièrement redoutable, et son solo est sans aucun doute ce qu'il a enregistré de plus brillant, et ce en quelques mesures magiques.
« Makes No Difference » finit le travail accompli, avec un Hard-Rock revêche, au rythme d'enfer. Le morceau original était déjà très bon, loin devant les multiples disciples hendrixiens. Cette version en quatuor est une nouvelle fulgurance musicale. Travers se transcende en chorus tout en effets spatiaux, qui ne sont pas sans rappeler ceux de Tommy Bolin sur son unique participation à Deep Purple, Come Taste The Band. Ce dernier était un guitariste de Hard-Rock fin issu du Jazz-Rock et du Hard-Blues dont le jeu luxuriant laissa quelques traces auprès des guitaristes américains, brisant à son modeste niveau une autre barrière entre Rock et Jazz, notamment sur l'album Spectrum de Billy Cobham. Le disque s'achève dans un maelstrom de guitares furieuses, laissant le public conquis. Ce dernier n'oubliera pas ces prestations, emmenant haut ce disque live dans les classements américains.C'est le début d'une période dorée qui tiendra son apogée avec l'album « Crash And Burn » en 1980 et une participation à la mythique édition du Festival de Reading en Grande-Bretagne la même année.
Pour l'heure, Pat Travers accède enfin à un succès mérité après quatre années de travail intense, dont quatre albums studios parfaits. L'album live Live ! Go For What You Know redorera en tout cas le blason d'un Hard américain en difficulté avec la lente dégringolade de Kiss, Blue Oyster Cult, et Aerosmith, et la montée en puissance d'un Hard-FM de plus en plus outrageusement commercial. Pat Travers saura maintenir son subtil alliage de mélodies et de Hard sans tomber dans la grossièreté, preuve que ce garçon avait bien du talent. Live ! Go For What You Know peut en tout cas poser fièrement entre Live And Dangerous de Thin Lizzy et Strangers In The Night de UFO.
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4 commentaires:

Anonyme a dit…

Lorsqu'un ami posa fièrement le 33 tours sur ma platine et que les premières notes de "Putting it Straight" retentirent, je n'en croyais pas mes oreilles. "Life in London" ! La claque ! A l'époque, le son me paraissait nouveau, tout en gardant son parfum et sa saveur purement Rock, et surtout en gardant une approche "burné".

Assez rapidement, je trouvais quelques connaisseurs qui plaçaient déjà Travers au rang des meilleurs (dont un qui avait ramené de Londres ou de Paris la discographie intégrale ; qui s'arrêtait alors à "Heat in the Street").

Peu de temps après, ce "Go for what you know" commençait à être auréoler d'une sacré réputation, d'autant que l'objet était rare, difficile à trouver ("par chez nous").
Hélas, à mon sens, cet album marque aussi la fin de l'âge d'or de Travers (même si j'apprécie beaucoup "Blues Tracks", "Fidelis" et "It takes a lot of balls").

Julien Deléglise a dit…

C'est vrai qu'à partir du disque suivant, des claviers apparaissent, puis des mélodies plus commerciales. Mais je ne le trouve jamais putassier.

Anonyme a dit…

Non, il reste droit dans ses bottes. Toutefois, d'une certaine manière, à partir de "Halfway to Somewhere", il devient bien redondant, comme pour satisfaire des auditeurs pas très exigeant mais bien présents. Par exemple, l'américain moyen (très moyen), avide de bières et de barbecue, et surtout qui considère l'intellect comme quelque chose de vulgaire et à l'opposé de la virilité.
En fait, il paraît alors jouer en pilotage-automatique, comme s'il n'était plus vraiment concerné par sa musique, comme si c'était devenu quelque chose d'alimentaire. Un job.
(malgré tout, son talent et son expérience faisant la différence, il y a toujours quelque chose à récupérer dans ses albums - sauf sur "Halfway to Somewhere" ? - )

Cela jusqu'au sursaut de "It takes a lot of balls".

Julien Deléglise a dit…

Pat Travers a eu beaucoup de mal après s'être fait virer de chez Polydor en 1984. Il a sombré dans la coke et a eu du mal à remonter la pente. Ceci étant, il est vrai que peu de ses albums sont mauvais. Et ses derniers albums sont bons.