"Mais la tâche la plus ardue restait :
celle d'offrir un successeur au sublime « Dead Roots Stirring »."
ELDER : « Lore » 2015
L’air se fait lourd. Des formes
mouvantes, des brumes d’écailles de couleur empruntent le vent à
travers les montagnes. Prenant de la vitesse, elles frôlent les
rochers, et suivent les contours des géants de granit. Puis
brutalement, elles s'élèvent dans le ciel, s'engouffrant dans un
vaste vortex qui éclatent dans le ciel, donnant à l'horizon une
teinte bleue nuit d'où volent des poussières d'étoiles
incandescentes. Le titan d'acier, le chevalier du paradis perdu est
sur terre. Frappant le sol de son poing, il fait s'écarter les
montagnes, et déclenche la foudre, réveillant les cavaliers de la
Mort. Un arc électrique traverse l'écho, le son confine à la
lumière.
Elder, trio de Boston composé de Nick
DiSalvo à la guitare et au chant, Matt Couto à la batterie et Jack
Donovan est revenu. Ils étaient partis en 2013 en laissant derrière
un album live aussi authentique qu’édifiant de qualité. Donnant
vie sur scène à six de leurs pièces de musique, ils libérèrent
l'électricité et firent éclater leur talent, immense. Mais la
tâche la plus ardue restait : celle d'offrir un successeur au
sublime « Dead Roots Stirring », datant de 2011. Il
semblait que cela ne soit guère possible, tant ce second album était
brillant. Mais, à l'écoute de « Lore », il est
désormais évident que Elder vient de franchir un nouveau sommet.
Que se cache-t-il derrière celui-ci ? Seul ce groupe semble en
connaître le secret, qu'il partage désormais avec les plus grands
du monde du Rock, de Led Zeppelin à Black Sabbath.
« Lore » dispose de cinq
morceaux d'une qualité rare, à la fois musique profondément
originale et moderne, et en connexion totale avec les grands Anciens,
les gardiens du Temple. On y distingue Led Zeppelin, Black Sabbath
dans ses horizons de musique progressive noire, de « Sabbath
Bloody Sabbath » à « Sabotage », Rush période
« 2112 » et aussi le King Crimson métallique de « Red ».
Mais ne cherchez pas ici de structures de morceaux alambiquées et
auto-satisfaites, de successions de ruptures rythmiques et
d'empilement de riffs, tout est question d'atmosphères et de
nouveaux horizons. Chaque morceau est basé sur un thème central,
que le groupe enrichit et module. Chaque rebondissement, chaque note
est pensée pour envoyer l'auditeur dans une stratosphère
d'excellence musicale et artistique. Riffs parfaits, arpèges
lumineux, chorus confinant au génie, mélodies d'une puissance et
d'une âpreté époustouflante, on se demande comment ces trois
garçons, du haut de leurs jobs alimentaires, ont pu atteindre un tel
brio. C'est beau à en crever. Ils ont vu quelque chose que personne
d'autre n'a vu. Ils ont en tout cas touché du doigt ce qu'aucun
groupe n'a plus été capable de faire depuis trente longues années :
enregistrer un disque totalement intemporel, assis pour l'éternité
et contemplant avec sérénité les siècles, comme ces Géants de
fer et de pierre que sont les grands albums de Rock des années 70.
Il aura fallu quatre longues années,
seulement ponctué d’un EP en 2013, « Spire Burns »,
pour que Elder façonne ce nouvel album. Les cinq morceaux
poursuivent le travail ébauché avec « Dead Roots Stirring »
et le EP, à savoir des pièces de musique entre dix et quinze
minutes, où le dimension épique y est prégnante. Tout est
méticuleusement répété, travaillé dans les moindres détails.
Débutés sur des jams entre musiciens, les développements sont le
fruit d'improvisations jouées en concert ou en répétition, pour
obtenir un déroulement définitif, où aucun temps mort ne se fait
jour. De ce travail, on ressent la cohésion magistrale et la
parfaite interaction entre les trois musiciens.
Plus extraordinaire encore, Elder n’a
pas cédé de la profusion d'instruments. Car il est récurrent dans
l'évolution d'un groupe, afin de faire évoluer une musique basée
sur la simplicité sonore, de rajouter des claviers, des cuivres, des
violons, que sais-je encore. On aurait pu se dire qu'un trio aussi
ambitieux aurait fini par voir rapidement le bout de sa formule
guitare-basse-batterie pour ajouter des couleurs sonores. Or ce n'est
pas le cas. Elder a développé sa musique toujours sur ses trois
instruments rois, n'apportant qu'une touche de mellotron ou de
guitare acoustique en surimpression, et ce avec la plus grande
parcimonie. L'essentiel du travail musical se concentre sur la
formule reine du groupe, et c'est bien l'écriture même des morceaux
qui a gagné en ampleur et en force.
Dés la première note se dessine
l'ambition artistique. Des petites notes galopantes débute
« Compendium », qui ne sont pas sans rappeler King
Crimson. Puis un gros riff retors vient percuter l'auditeur. On
retrouve la tension inhérente à « Dead Roots Stirring »,
mais avec une audace plus grande. Le développement qui suit le
second couplet est particulièrement épique. Là où le trio avait
teinté sa musique métallique et stoner d'une emphase lyrique, il a
décidé de laisser libre cours à son inspiration, et n'hésite pas
à se lancer dans un univers plus progressif, tout en restant
parfaitement ancré dans ses racines. L'utilisation des guitares à
la tierce, en harmonie, comme Thin Lizzy, lui donne, entre autre,
cette saveur si riche. Tout est d'une fluidité déconcertante. Les
différents thèmes de chaque morceau s'enchaînent sans temps mort,
ni baisse d'intensité.
Les arpèges désenchantés de
« Legend », d'une beauté glaçante, succèdent à
« Compendium ». Nick DiSalvo fait monter lentement le
morceau en répétant jusqu'à l'entêtement ses notes, avant de les
irradier d'électricité. Riff rageur, notes se saturant dans l'air
lourd. On y ressent toute la mélancolie des musiciens, s'échappant
de leurs quotidiens pour quelques heures de musique dans leur petit
local de Boston. On retrouve dans ce morceau une autre influence des
guitares harmoniques : Wishbone Ash. Renversant de beauté,
« Legend » invoque avec une beauté renversante les
grands paysages glacés et les mondes perdus. Tourbillon d'émotions
pures, il est une véritable démonstration de ce que peut faire
ressentir la musique au plus profond de soi. Il tient l'auditeur dans
ses serres pour ne plus le lâcher durant plus de douze minutes de
voyage.
Le morceau titre est assurément un
paroxysme musical de cet album. La mélodie, les différents riffs
successifs, les ressorts harmoniques confinent à une sorte
d'absolue. Tout est écrit et maîtrisé avec une maestria
incroyable. Là où le Rock mainstream de Coldplay tente de traduire
ce lyrisme épique inspiré de U2, il n'en effleure que de loin la
profondeur, comme son modèle. Elder en explore les tréfonds,
plongent dans la mélancolie et le romantisme noir. « Lore »
est une chevauchée à travers les paysages obscurs de l'âme. On y
ressent tout le vague-à-l'âme du quotidien, cette âpreté de la
vie. Pourtant, dans ses textes, le groupe n'évoque jamais la
réalité. Fasciné par la science-fiction et l'heroic-fantasy, les
lyriques ne semblent que des évocations de ces mondes imaginaires,
si loin et si fantasmagoriques. Pourtant, on y distingue la recherche
d'évasion de la réalité. On ressent ce besoin vital de quitter la
médiocrité du train-train, et de rêver à un autre univers,
magique et irréel. Mais dont les luttes et les images sont en fait
des allégories de la vie. Si le Rock investit à plusieurs reprises
l'univers du fantastique, que ce soit dans les pochettes comme dans
les thèmes, on l'approche prêta parfois à sourire. Il n'est pas
évident de reprendre à son compte les univers de grands écrivains
sans tomber dans la caricature. Au risque de se montrer
particulièrement maladroit. Elder évite cet écueil par la poésie
de ses paroles et la majesté de sa musique.
« Deadweight » entretient
ce rapport entre réalité et fiction. Les harmoniques tragiques
s'inspirent plutôt du Judas Priest de la fin des années 70. La
force de ce morceau est implacable, aplatissante de fureur. Nick
DiSalvo n'a bien sûr pas le coffre d'un Rob Halford, mais sa voix a
suffisamment d'aplomb et de justesse pour donner le change à la
musique. Le Stoner et le Doom ont démontré qu'il n'était pas
nécessaire d'être un hurleur surdoué pour être un bon chanteur de
Rock. La singularité du timbre et le charisme permettaient de
pallier à la faiblesse de la technique, s'inspirant de la logique
Punk dont certains groupes ne sont pas si éloignés.
La dualité entre rudesse musicale
inspirée de courants musicaux brutaux comme le Punk et le Thrash, et
la finesse et l'exubérance du Rock Progressif fait toute la saveur
du genre Stoner, pour ce qui est de ses interprètes les plus
ambitieux. Elder en fait la démonstration avec le dernier chapitre
de redoutable album : « Spirit At Aphelion ».
L'introduction, vêtue de guitare acoustique et d'un piano
électrique, monte en intensité avant l'explosion d'un riff torturé,
et d'harmonies de guitares luisantes. Le mellotron fait son
apparition sur le pont entre deux thèmes musicaux, donnant une
saveur inspirée de King Crimson, encore, celui de « Red »,
toujours. Véritable décollage interstellaire, voyage intersidéral
à travers la galaxie de la Rock Music la plus intense, « Spirit
At Aphelion » n'oublie pas d'être percutant. Les riffs
Heavy-Metal sont omniprésents, incandescents.
C'est sur cette ultime pièce de brio
musical que s'achève « Lore ». Et Elder vient donc de
franchir un cap déterminant dans son évolution musicale. J'aimerais
dire qu'il s'agit de l'album de la consécration artistique, mais en
même temps, je rêve que le trio fasse encore plus fort que ce
troisième album, qui a déjà surpassé en beauté son génial
prédécesseur. Car il semble que la stagnation ne soit pas du
langage d'Elder. Le groupe a une nouvelle fois mis toute son âme sur
disque, au prix d'un travail musical aussi riche qu'acharné.
Assurément, ils font partie des grands de la musique Rock, mais bien
peu le savent. Sûr que si nous étions davantage, le monde serait
tout autre.
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