"J'aimais
cette musique qui me portait, me faisait voler hors de mon enveloppe
corporelle, faisait divaguer mes sens."
ROBIN
TROWER : For Earth Below 1975
Robin
Trower aura passé sa vie hors des radars. Guitariste brillant et
inspiré, il n'était pourtant pas assez flashy, pas assez mégalomane
pour se mettre en avant. Avec sa tronche de boxeur, son gros pif en
patate, et son sourire traduisant une immense gentillesse, Robin
Trower n'était pas de la graine de superstar. Pourtant, il connut le
succès aux Etats-Unis au milieu des années 70, remplit des salles
immenses, mais comme les grandes attractions scéniques aux
Etats-Unis de l'époque, Humble Pie, Black Sabbath, Sweet, Rory
Gallagher… il n'était qu'un type qui jouait du Blues-Rock et cela
ennuyait profondément la presse spécialisée. Rien à dire
d'exaltant sur ce bonhomme, qui ne se défonçait pas comme un fou,
qui n'était pas l'auteur de dérapages verbaux ou de scandales en
clubs branchés promptes à en faire une idole déjantée. Son
énergie, Robin Trower la consacra à sa musique, à composer et à
jouer ce qui lui brûlait les tripes au plus profond. En fait, les
étincelles chez lui étaient sonores, et elles étaient
merveilleuses. Mais pour cela, il aurait fallu aller chercher au-delà
de l'aspect discret du bonhomme et de son groupe. Mais Robin Trower
n'était décidément pas un leader flamboyant.
Déjà,
lorsqu'il fit partie de Procol Harum entre 1967 et 1971, il se mit
totalement au service du groupe de Gary Brooker. Il enlumina de sa
superbe guitare Blues les somptueuses compositions de Procol Harum,
apportant par ailleurs sur Home en 1970 et Broken
Barricades en 1971 quelques arcs électriques de toute beauté,
dont le superbe « Whisky Train ». Admirateur transi de
Cream et de Jimi Hendrix, il rêvait de développer un Blues-Rock
lourd imprégné d'une profonde mélancolie, celle que son coeur
d'anglais portait en lui. Robin Trower quitta le bateau Procol Harum
en 1971, et fonda un premier groupe du nom de Jude. Il s'agissait
d'une sacrée équipe de seconds couteaux magnifiques : Robin à
la guitare, Clive Bunker ex-Jethro Tull à la batterie,
l'impressionnant Frankie Miller au chant, et Jim Dewar ex-Stone The
Crows à la basse. Le groupe tourna dans les clubs anglais avant de
s'épuiser, faute de proposition sérieuse. Frankie Miller fit une
superbe carrière en solo, Bunker disparut des radars. Dewar et
Trower restèrent ensemble. Un batteur noir au rythme parfait fut
recruté : Bill Lordan. Il n'y eut finalement pas de chanteur,
car Jim Dewar faisait en fait parfaitement l'affaire : l'homme
possédait, sans forcer, une superbe voix chaude et profonde, qui
convenait à merveille pour accompagner la guitare de Trower. Le
label Chrysalis signe le trio en 1973, et deux albums plus tard, en
1974, le Robin Trower Band accède au Top 5 aux Etats-Unis. Sans
faire d'autre bruit que celui de son Heavy-Blues démoniaque, Trower
était devenu un guitariste vedette aux USA, alors que son pays
d'origine le boude encore.
C'est
que la musique du Robin Trower Band, c'est toute une affaire. On
résuma bien vite l'affaire à un sous-Jimi Hendrix, comme le
canadien Frank Marino et Mahogany Rush. Pourtant, il y avait bien
plus. Trower n'était pas un suiveur, mais un passeur. Il alla
au-delà de l'art d'Hendrix. Il en reprit les codes de
l'improvisation, mais y ajouta de sa pudeur et de son émotion.
Trower est un mélancolique profond, ce qui se traduit par une
sonorité de guitare profonde, lourde, finement ciselée de wah-wah
et autres pédales d'effet, mais avec parcimonie. Il étire les notes
pour en sublimer la quintessence, remue en soi les sombres images.
Ses Blues lents sont obsessionnels, presque Heavy-Metal Doom comme
Black Sabbath, cancéreux, arrachant les larmes par la poésie qu'ils
dégagent. Les thèmes rapides expriment une colère teintée de
résignation sourde. Les textes de Jim Dewar traduisent superbement
la musique, évoquant les multiples facettes de l'amour déçu,
blessé, les trahisons, les unions impossibles, ou brisées par les
circonstances : la guerre, la mort, la misère, les univers
totalement opposées et inconciliables. Pourtant, il y a toujours
derrière un romantisme noir, viscéral, celui pour lequel la flamme
de l'amour est d'une intensité exceptionnelle, même si il est
impossible. Et Robin Trower malaxe ses cordes, les notes sont comme
des hululements, des cris de douleur, déchirants. Les thèmes
mélodiques sont toujours empreints d'amertume, de déception voilée.
Pour cela, la musique du Robin Trower est un océan d'émotions
puissantes. Elle soulève l'âme, la porte au plus haut dans un éclat
lacrymal, avant de la faire retomber violemment dans la poussière.
Jamais le Blues n'aura été aussi poétique qu'avec Robin Trower, le
William Blake de la guitare électrique.
Il
était en tout cas le musicien que j'attendais quelque part en moi
lorsque je le découvris. J'aimais cette musique qui me portait, me
faisait voler hors de mon enveloppe corporelle, faisait divaguer mes
sens. Plusieurs groupes réussirent cette mission, Led Zeppelin,
Humble Pie et Black Sabbath notamment. Jimi Hendrix y arriva, mais
uniquement par séquences. Parfois brouillon, trop psychédélique ou
foutraque, la musique d'Hendrix était un carambolage génial mais
maltraité par sa consommation de drogues trop encombrante. Et puis
il était noir américain, flamboyant, totalement extravertie sur
scène. J'aimais la fausse réserve des Anglais, cette délicatesse
de jardin après la pluie entre deux vieilles pierres, cette tempête
couvant sous des apparences trop polies. Robin Trower était la
quintessence de ce Blues lyrique, cosmique, et d'une incroyable
mélancolie. Tout était parfait, absolu, et la magie de sa musique
reste pour moi totalement intacte.
En
1975, le précis Bill Lordan est remplacé par un batteur blond plus
volubile : Reg Isidore. Bien qu'il soit blanc, il était
l'ancien batteur de Sly And The Family Stone, c'est un monstre de
groove Funk. Il se fondit parfaitement dans la musique de Trower, son
jeu de cymbales luxuriant et ses roulements de caisses donnant une
nouvelle dynamique à la musique du guitariste. Le trio venait de
sortir deux disques impeccables : Twice Removed From
Yesterday en 1973 et Bridge Of Sighs en 1974. L'apport de
Isidore va pousser Trower et Dewar à se surpasser, entraînés par
une véritable locomotive.
Le
résultat est le sublime For Earth Below. Une fois encore, le
disque est orné d'une splendide pochette signée Funky Paul, auteur
de celles des deux albums précédents. La particularité de son art
réside en la représentation de thèmes colorés et géométriques,
mystérieux, qui donne une sensation d'espace et déroute le
spectateur. Celle de For Earth Below est rouge vif,
incandescente comme la musique qu'elle contient. Dès « Shame
The Devil », l'auditeur est emporté dans une spirale de
Heavy-Blues torride, crépitant comme les flammes de l'Enfer.
Mid-tempo lourd, basse épaisse, wah-wah gouleyante, « Shame
The Devil » porte bien son nom. Le son de la Fender
Stratocaster de Robin Trower est sublime, particulièrement en
chorus, chaud, rutilant.
Après
cette entrée en matière énergique, le trio se lance dans un Blues
lent dont il a le secret : « It's Only Money ». Ce
n'est que du fric baby. Apre, râpeux, Trower égrène des arpèges
lointains, liquides, cristallins. Il ponctue le chant de petits
chorus déchirants, puis s'envole dans une coda lancinante de notes
hurlant à la mort. C'est la tristesse de l'homme consterné, celui
qui voit son amour absolu s'effondrer pour de l'argent. Et Robin
étire les notes, longs sanglots de rage, Dewar répétant « It's
only money ».
« Confessin'
Midnight » est un épais Heavy-Funk, rampant comme un animal
menaçant. Moite, vicieux, crépitant de désir inavoué, Dewar
chante comme un enragé du Blues, rappelant par moment Howlin Wolf.
La wah-wah gargouille avant que Trower ne se lance dans un chorus
halluciné, rebondissant sur le riff entêtant.
« Fine
Day » est un morceau lumineux, délicat, plein d'une joie de
vivre éblouissante. Parfois, Jim Dewar et Robin Trower était comme
cela. Pourtant, il se cache le doute existentiel. Certes, romantiques
jusqu'à l'os, ils supplient la jolie sylphide à leurs côtés de
rester, comme si cela était trop beau, comme si cela ne pouvait pas
durer, et que cet amour, ils ne le méritaient pas. « Alethea »
cache aussi cette sensation, mais avec toutefois une incroyable
nervosité. La guitare est incandescente, profonde, bardée de
wah-wah et de saturation. Le tempo est implacable, et se dessine la
colère de l'homme floué. Certes il se sentait trop comblé par cet
amour inespéré, mais il ne méritait pas pareille tromperie.
L'homme est timide et modeste, mais il a sa fierté. On est
finalement bien loin des schémas machistes du Hard-Rock de l'époque.
Robin Trower et Jim Dewar savent manier avec maestria toute la
palette des émotions masculines, avec un profond respect pour la
partenaire féminine, malgré les circonstances douloureuses, malgré
les erreurs de l'un ou de l'autre. Finalement, c'est l'homme qui se
retrouve bien piteux, meurtri par la situation, mais ne cherchant ni
la vengeance, ni la soumission. Il ne peut que constater l'échec, et
préfère se retirer avec sa douleur, et tourner la page malgré
l'amertume ou la colère.
La
grâce absolue est atteinte avec le pinacle du disque : « A
Tale Untold ». Sublime de la première à la dernière note, il
est la quintessence du Robin Trower Band : Mélodie cancéreuse,
tempo rapide gorgé de Funk mais toujours empreint d'amertume, puis
longue coda déchirante pendant laquelle Robin Trower sublime le
spleen. Ce talisman secret est celui d'un amour déchiré, ravagé
par l'incompréhension, l'incapacité à se parler, fracas de colères
successives. Jim Dewar chante avec une sensibilité incroyable. Sa
voix, un peu noyée dans le mix, ajoute à ce côté désespéré, à
bout de souffle. Trower ajoute un chorus vaporeux, plein d'écho,
comme une perte momentanée de connaissance, la tête qui tourne face
à la douleur. Et Jim Dewar conclut : et à la fin, il ne reste
qu'un talisman secret, celui des souvenirs qui brûlent le coeur. Le
tempo tombe alors, un climat vaporeux s'installe sur la batterie et
la basse, et Robin Trower étire encore et encore les notes comme des
sanglots. Assis dans un coin dans la pièce, les mains posées sur la
tête, l'homme pleure à chaudes larmes, ressassant ses échecs, ses
mots de trop et le constat irrémédiable.
Comme
un relent de fierté, « Gonna Be More Suspicious » est un
épais Heavy-Rock hendrixien gorgé d'électricité rageuse. C'est
l'homme trompé, sa confiance souillée. Jim Dewar s'étrangle de
colère, le riff bave de fureur, et les soli éclaboussent par leur
rage. Reg Isidore crée un tapis de cymbales sur le tempo massif,
comme des éclats de voix.
Le
disque se clôt par le fuligineux morceau titre : « For
Earth Below ». C'est un Blues vaporeux, les cymbales sonnant
comme les montées de brouillard dans la vallée montagneuse au petit
matin. C'est un Blues philosophique : à quoi bon, finalement,
puisque le soleil se lève toujours, et que la nature continue son
cycle ? Elle est partie, elle a gagné, mais pourquoi
s'acharner. Part, et ne revient pas. La Terre tourne toujours, et il
y aura encore des fleurs l'année prochaine. L'air frais du matin
emplit les poumons, les pas avancent fermement sur le chemin de
pierres. La nature est décidément bien belle, et nos états d'âme
sont bien peu de choses. L'âme est enfin apaisée. Le soleil se lève
doucement au-dessus de la colline, et Robin Trower continue à
égrainer son Blues électrique, les notes se perdant dans la vallée…
1 commentaire:
Le binôme Dewar - Trower était fabuleux, totalement complémentaire.
James Dewar était un de ces chanteurs injustement méconnus. Dewar est malheureusement resté dans l'ombre des fortes personnalités qu'il a côtoyées. En l'occurrence Maggie Bell et Robin Trower. C'était de surcroît un très bon bassiste.
Que de disques fabuleux de la part de ce duo.
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