"J'ai décidé de sortir
l'album Solar Plexus de Nucleus, parce que ce soir, sa
pochette rouge et noire me parle."
NUCLEUS : Solar
Plexus 1971
J'allume une cigarette
et je relève le col de mon manteau. Un vent glacial s'engouffre dans
les rues bordées de petites maisons ouvrières de briques rouges. De
la fumée sort de chaque cheminée, embaumant l'air d'une odeur de
feu de bois campagnard, bien éloignée de l'horizon post-industriel.
Autour de la ville se dresse de grandes collines, œuvres de l'homme,
immenses terrils de scories de charbon et de minerai de fer, qui se
couvrent peu à peu d'une végétation vigoureuse de peupliers,
d'herbes ligneuses et de boulots, donnant un aspect presque
sympathique à ces monticules de souffrance humaine. Quelques
structures métalliques tachent la vue de leurs ombres menaçantes et
tristes.
Je prends la direction
de la baie, dans le sens opposé. La rue descend, et peu à peu,
l'odeur de feu de bois laisse place à celle de l'iode de la côte.
Les goélands crient dans le ciel, survolant les bateaux de pêche en
train de décharger les marchandises de la journée. Le vent se
renforce, et il n'est pas plus agréable au nez qu'il ne l'était
dans les faubourgs crasseux. J'enfonce ma tête dans mes épaules, et
je sens l'air froid me polir les oreilles. Je sors un vieux bonnet
bleu marine du fond de ma poche de manteau, et je l'enfonce sur mon
crâne. Je tire frénétiquement sur ma cigarette, comme si ce bout
de feu allait m'apporter la chaleur nécessaire.
Je pénètre dans le
bar-tabac du port. La vieille porte vitrée craque et la clochette
annonce mon arrivée. Personne ne se détourne, c'est l'heure de
l'apéritif. Un brouhaha de discussions animées détourne
l'attention de mon entrée, la salle sent la bière fraîche. Je
demande deux paquets de cigarettes à la tenancière et le journal,
puis je vais m'asseoir à une table dans le fond, qui me donne vue
sur toute la salle. Je commande un demi de bière bien fraîche, et
j'ouvre le journal. Les nouvelles sont mauvaises, comme d'habitude.
Il semble que les hommes qui nous dirigent ne sachent pas bien quels
sont les problèmes ici bas, dans ces villes dévastées par la crise
économique. Il n'est question que de sacrifices, de restrictions,
d'austérité, dont tous ces en-cravatés semblent exclus, car eux,
ils travaillent pour le pays. Tout cela me dégoûte et me déprime.
Je bois tranquillement mon demi, épluchant les feuilles sport et
culture, sans y trouver plus d'intérêt. Je termine mon verre,
replis mon journal, et me lève de ma chaise. Je laisse les
commentateurs de bistrot faire leur travail. Sur le trottoir, je
remet mon bonnet, relève mon col, et allume une cigarette. Le soleil
se couche à l'horizon, couvrant d'un rouge incandescent les falaises
de craie bordant le port, contrastant avec le bleu foncé de la mer.
Des poudrées de nuages gris et ocres se dispersent dans le ciel
comme autant de facteurs d'angoisse au retour du mauvais temps.
Je rejoins mon
domicile, pose mon manteau sur le porte-manteau à l'entrée, et
allume la lampe du salon. Je pioche alors dans ma collection de
disques pour en dénicher de quoi extraire de mon cortex mes idées
noires. Je n'ai quasiment que du Jazz dans ma collection. J'ai
revendu tous mes disques de Rock et de Hard-Rock, car je n'y crois
plus. Je ne crois plus à la révolution, à la révolte de la
jeunesse, je ne ressens plus la rébellion en moi. J'ai abdiqué.
Tout cela est loin désormais, lorsque je pensais que le Rock et la
fougue de nos vingt ans allaient renverser ces gouvernements de vieux
technocrates en complet gris. Un jour, j'ai compris que je ne serais
qu'un salarié de plus dans un océan de têtes anonymes, que mes
rêves d'aventure les plus fous s'étaient fracassés sur les écueils
de la vie et de l'absence d'opportunité et d'argent. Mes parents
m'avaient offert de quoi faire quelques études, et m'avaient permis
d'accéder à une vie confortable mais modeste. Je jouissais de
quelques plaisirs, ce qui était déjà, semble-t-il, un luxe dans
nos sociétés occidentales dans lesquelles on nous répétait à
l'envie que nous étions déjà trop privilégiés.
Je n'avais conservé
que les albums qui me permettaient de m'échapper, à l'écoute
desquels mon esprit s'évadait totalement vers ces univers tant
désirés mais désormais inaccessibles. Ils étaient désormais ma
seule fenêtre de lumière dans mon existence obscure et étriquée.
John Coltrane, Miles Davis, Mike Westbrook, Ken Moule, Keith Tippett,
Soft Machine, et bien sûr Nucleus, ils étaient tous les chantres de
ce Jazz plus ou moins Rock mais au combien incandescent, constitué
de longues improvisations hallucinées, qui permettait, des minutes
durant, de m'envoler vers d'autres cieux.
J'aimais
particulièrement ce Jazz-Rock anglais, Nucleus, Ian Carr. J'y
sentais les odeurs âcres des petites cités baignées de brume comme
la mienne, ce besoin de s'extirper de cette grisaille tout en en
étant imprégné. Le Jazz-Rock anglais, c'était finalement une
petite famille, les musiciens s'échangeant d'un groupe à l'autre.
On retrouve bien des noms sur tous ces disques : Karl Jenkins,
Roy Babbington, Chris Spedding, John Marshall, Allan Holdsworth,
Robert Wyatt…. Mais tous sont des poètes de la musique, de ces
esprits libres dans les cerveaux desquels gambadent les plus belles
images. Il y a toujours du soleil, même pâle, dans leur musique.
J'ai décidé de
sortir l'album Solar Plexus de Nucleus, parce que ce soir, sa
pochette rouge et noire me parle. Plus encore, c'est sans doute ce
que Ian Carr et son ensemble a composé de plus beau, et de plus
fort, même si l'ensemble de sa discographie de 1968 à 1980 reste
quasi-intouchable. L'homme, né en 1936, voue une admiration profonde
pour le quintet de Miles Davis avec John Coltrane, puis l'oeuvre
individuelle de chacun, notamment les expérimentations orientales de
Coltrane. Il s'entoure d'une petite équipe d'agités : John
Marshall à la batterie, Karl Jenkins aux claviers et au haut-bois,
Jeff Clyne à la basse, Chris Spedding à la guitare et Brian Smith
aux saxophones et à la flûte traversière. Ce petit équipage sort
un premier album, Elastic Rock, en 1970, et fait un tabac au
Festival de Jazz de Montreux. Ils sont la sensation du Jazz nouveau,
à mille lieues du Free-Jazz américain aussi politisé qu'ardu à
l'écoute. John Coltrane est mort en 1967, et Miles Davis se lance
lui aussi dans le sillon Jazz électrique avec les sublimes In A
Silent Way et Bitches Brew
en 1969 et 1970.
D'ailleurs, Jazz américain et anglais finissent par se croiser en
cette fin d'années 60 : Miles Davis embauche John MacLaughlin à
la guitare, ce dernier jouant également avec l'ancien bassiste de
Cream Jack Bruce sur le second album du Tony Williams Lifetime,
ancien batteur de …. Miles Davis. Et d'ailleurs Jack Bruce sortira
quelques superbes albums en solo avec … John MacLaughlin et Chris
Spedding à la guitare, et John Marshall à la batterie. C'est
l'effervescence, mais Nucleus reste une affaire typiquement anglaise,
ce qui alimente son âme profonde, toujours distinguée mais
profondément irrévérencieuse.
Le groupe n'a pas une
seconde à lui, et dès 1971, il dégaine deux albums dans l'année.
Elastic Rock était déjà une sacrée affaire en soi, mais le
suivant, We'll Talk About It Later, est un pas de plus vers la
magie absolue. Le disque débute par le magistral « Song For
The Bearded Lady », redoutable Jazz-Funk moite composé par
Karl Jenkins. Le garçon s'en souviendra lorsqu'il intégrera Soft
Machine et recyclera le thème sur « Hazard Profile » en
1974. Mais la version originale délivrée par Nucleus est
redoutable, tempo d'enfer, piano en combustion totale, intervention
au scalpel de Spedding. Et toutes les versions en concert sont
redoutables, imaginatives, ralentissant le tempo, faisant monter la
tension avec des introïts vaporeux avant l'explosion du thème par
les cuivres.
Mais l'album propose
aussi d'autres merveilles : « Sun Child »,
« Oasis », « Easter 1916 »…. En deux
albums, Nucleus a déjà tout dit, tout inventé, comme des Jimi
Hendrix du Jazz-Rock. Le groupe est demandé partout en Europe, mais
son domaine musical reste malgré tout cantonné aux amateurs de
Jazz, malgré une certaine ouverture liée à la scène de
Canterbury, qui mêle avec habileté Jazz et Rock Progressif.
Caravan, Soft Machine, Pink Floyd, Egg…. Ouvrent les esprits des
gamins vers des musiques plus complexes et sérieuses, autre pendant
d'une musique qui se veut aussi ouverte qu'intelligente. Jethro Tull,
ELP et Yes ont des ambitions classiques, King Crimson des vues plus
Jazz, et s'irradie aisément de la scène de Canterbury avec des
ambitions plus électriques. Canterbury, c'est le Rock sans la frime,
le second degré total en plus. King Crimson en sera des plus
perméables, Jethro Tull retrouvera régulièrement ses terres Folk
afin de ne pas perdre la tête. Quant aux autres, ils perdront peu à
peu pied au fur et à mesure que la qualité de leur musique
disparaîtra.
En 1971, Nucleus est
le noyau nucléaire du Jazz-Rock anglais, et ce second album semble
impossible à dépasser. Le groupe est en effervescence, et n'arrête
pas d'être sur la route, ce qui commence à poser problème,
d'autant plus que le succès réel tarde à venir. Ian Carr décide
d'enfoncer le clou, et d'utiliser les dernières improvisations pour
alimenter un nouveau disque, huit mois après le second. Ian Carr a
de l'ambition, et fait appel à plusieurs musiciens gravitant sur la
scène Jazz anglaise : Kenny Wheeler et Harry Beckett à la
trompette, Keith Winter aux premiers synthétiseurs, Ron Matthewson à
la basse…. Il s'agit certes de compléments, mais aussi de
palliatifs, car les musiciens se dispersent : Spedding
enregistre des albums avec Pete Brown, avec Battered Ornaments ou en
solo, soit presque dix albums en deux ans. John Marshall intègre
Soft Machine en 1971. Bref, Nucleus devient difficile à gérer.
Malgré tout, le troisième album voit le jour, et c'est une
merveille. Solar Plexus monte encore d'une marche par rapport
à son prédécesseur car tout y est extatique. Il s'agit de
quarante-cinq minutes de pure génie Jazz-Rock.
L'album s'ouvre par
une introduction fuligineuse,
« Elements
I & II », utilisant, dès 1971, des
synthétiseurs couplés à un violoncelle. Il s'agit presque de
musique moderne, dont le thème joue avec le morceau suivant :
« Changing Times ». Comme son nom l'indique, nous sommes
de retour dans le présent de l'époque, le Jazz-Rock avec des
instruments acoustiques. « Changing Times » est captivant
par son tempo chaloupé, et sa guitare obsédante. Les cuivres sont
sublimes, se croisant avec une majesté qui n'a aucun rapport avec un
Big Brass Band. Il s'agit d'emphase, de magie de l'instant, et c'est
tellement beau.
« Bedrock
Deadrock » est une lente procession débutant entre clarinette
et contrebasse. Il y a une forme d'obsession de la musique orientale
qui se cache derrière ces terrils de musique obsédante, comme
autant de dunes balayées par le vent. La guitare fait son
apparition, puis les cuivres, et ces percussions hallucinées. On
ressent l'influence de Olé de John Coltrane de 1960, ces
thèmes enivrants, cette vibration douce amère.
« Spirit Level »
débute de manière dissonante, comme un thème de musique
contemporaine. Le thème grince encore avec les cuivres et la
contrebasse, obsédant comme un thème de musique moderne. Les
cuivres, les claviers, la guitare, tous les instruments apparaissent
dans ce thème furieux, totalement conceptuel et avant-gardiste. Et
puis, à mi-chemin, le thème se mute en Jazz-Rock imprégné de
Bossa-Nova. Les percussions sont obsédantes, on ressent toute la
chaleur du swing du thème.
« Torso »
est une cavalcade Jazz-Rock de cuivres et de guitare. C'est un thème
presque Be-Bop, sauf que son approche est Post-Bop, et sa structure
est Rock. C'est une fantaisie obsédante, qui apaise le système
nerveux, car c'est un condensé de poésie. C'est une fulgurance
Funk, solide architecture de cuivres, de batterie, de basse et de
guitare. C'est du James Brown sans le dire, mais avec la poésie
anglaise en plus.
« Snakehips'
Dream » est une véritable obsession de la musique de Miles
Davis de l'époque, l'approche rythmique aisée en plus. On y trouve
le thème répétitif, les thèmes indianisants, les obsessions Funk.
Le thème se développe avec profondeur et délicatesse. Les
variations se distinguent par touches successives.
La formation de
Nucleus initiale se dissolvera fin 1971, épuisée par les mois de
tournées. Nucleus survivra pendant dix années, plus Funk et
toujours sans reproche, et deviendra le groupe exclusif de Ian Carr.
Bien lui en ait pris, puisqu'il conservera sa capacité créative
malgré les ressacs de line-ups. Mais ce Nucleus restera une sorte
d'absolu musical et créatif que Ian Carr aura grand peine à
reconstituer.
tous droits réservés
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire