mardi 6 mars 2018

NUCLEUS 1971


"J'ai décidé de sortir l'album Solar Plexus de Nucleus, parce que ce soir, sa pochette rouge et noire me parle."



NUCLEUS : Solar Plexus 1971

J'allume une cigarette et je relève le col de mon manteau. Un vent glacial s'engouffre dans les rues bordées de petites maisons ouvrières de briques rouges. De la fumée sort de chaque cheminée, embaumant l'air d'une odeur de feu de bois campagnard, bien éloignée de l'horizon post-industriel. Autour de la ville se dresse de grandes collines, œuvres de l'homme, immenses terrils de scories de charbon et de minerai de fer, qui se couvrent peu à peu d'une végétation vigoureuse de peupliers, d'herbes ligneuses et de boulots, donnant un aspect presque sympathique à ces monticules de souffrance humaine. Quelques structures métalliques tachent la vue de leurs ombres menaçantes et tristes.

Je prends la direction de la baie, dans le sens opposé. La rue descend, et peu à peu, l'odeur de feu de bois laisse place à celle de l'iode de la côte. Les goélands crient dans le ciel, survolant les bateaux de pêche en train de décharger les marchandises de la journée. Le vent se renforce, et il n'est pas plus agréable au nez qu'il ne l'était dans les faubourgs crasseux. J'enfonce ma tête dans mes épaules, et je sens l'air froid me polir les oreilles. Je sors un vieux bonnet bleu marine du fond de ma poche de manteau, et je l'enfonce sur mon crâne. Je tire frénétiquement sur ma cigarette, comme si ce bout de feu allait m'apporter la chaleur nécessaire.

Je pénètre dans le bar-tabac du port. La vieille porte vitrée craque et la clochette annonce mon arrivée. Personne ne se détourne, c'est l'heure de l'apéritif. Un brouhaha de discussions animées détourne l'attention de mon entrée, la salle sent la bière fraîche. Je demande deux paquets de cigarettes à la tenancière et le journal, puis je vais m'asseoir à une table dans le fond, qui me donne vue sur toute la salle. Je commande un demi de bière bien fraîche, et j'ouvre le journal. Les nouvelles sont mauvaises, comme d'habitude. Il semble que les hommes qui nous dirigent ne sachent pas bien quels sont les problèmes ici bas, dans ces villes dévastées par la crise économique. Il n'est question que de sacrifices, de restrictions, d'austérité, dont tous ces en-cravatés semblent exclus, car eux, ils travaillent pour le pays. Tout cela me dégoûte et me déprime. Je bois tranquillement mon demi, épluchant les feuilles sport et culture, sans y trouver plus d'intérêt. Je termine mon verre, replis mon journal, et me lève de ma chaise. Je laisse les commentateurs de bistrot faire leur travail. Sur le trottoir, je remet mon bonnet, relève mon col, et allume une cigarette. Le soleil se couche à l'horizon, couvrant d'un rouge incandescent les falaises de craie bordant le port, contrastant avec le bleu foncé de la mer. Des poudrées de nuages gris et ocres se dispersent dans le ciel comme autant de facteurs d'angoisse au retour du mauvais temps.

Je rejoins mon domicile, pose mon manteau sur le porte-manteau à l'entrée, et allume la lampe du salon. Je pioche alors dans ma collection de disques pour en dénicher de quoi extraire de mon cortex mes idées noires. Je n'ai quasiment que du Jazz dans ma collection. J'ai revendu tous mes disques de Rock et de Hard-Rock, car je n'y crois plus. Je ne crois plus à la révolution, à la révolte de la jeunesse, je ne ressens plus la rébellion en moi. J'ai abdiqué. Tout cela est loin désormais, lorsque je pensais que le Rock et la fougue de nos vingt ans allaient renverser ces gouvernements de vieux technocrates en complet gris. Un jour, j'ai compris que je ne serais qu'un salarié de plus dans un océan de têtes anonymes, que mes rêves d'aventure les plus fous s'étaient fracassés sur les écueils de la vie et de l'absence d'opportunité et d'argent. Mes parents m'avaient offert de quoi faire quelques études, et m'avaient permis d'accéder à une vie confortable mais modeste. Je jouissais de quelques plaisirs, ce qui était déjà, semble-t-il, un luxe dans nos sociétés occidentales dans lesquelles on nous répétait à l'envie que nous étions déjà trop privilégiés.

Je n'avais conservé que les albums qui me permettaient de m'échapper, à l'écoute desquels mon esprit s'évadait totalement vers ces univers tant désirés mais désormais inaccessibles. Ils étaient désormais ma seule fenêtre de lumière dans mon existence obscure et étriquée. John Coltrane, Miles Davis, Mike Westbrook, Ken Moule, Keith Tippett, Soft Machine, et bien sûr Nucleus, ils étaient tous les chantres de ce Jazz plus ou moins Rock mais au combien incandescent, constitué de longues improvisations hallucinées, qui permettait, des minutes durant, de m'envoler vers d'autres cieux.

J'aimais particulièrement ce Jazz-Rock anglais, Nucleus, Ian Carr. J'y sentais les odeurs âcres des petites cités baignées de brume comme la mienne, ce besoin de s'extirper de cette grisaille tout en en étant imprégné. Le Jazz-Rock anglais, c'était finalement une petite famille, les musiciens s'échangeant d'un groupe à l'autre. On retrouve bien des noms sur tous ces disques : Karl Jenkins, Roy Babbington, Chris Spedding, John Marshall, Allan Holdsworth, Robert Wyatt…. Mais tous sont des poètes de la musique, de ces esprits libres dans les cerveaux desquels gambadent les plus belles images. Il y a toujours du soleil, même pâle, dans leur musique.

J'ai décidé de sortir l'album Solar Plexus de Nucleus, parce que ce soir, sa pochette rouge et noire me parle. Plus encore, c'est sans doute ce que Ian Carr et son ensemble a composé de plus beau, et de plus fort, même si l'ensemble de sa discographie de 1968 à 1980 reste quasi-intouchable. L'homme, né en 1936, voue une admiration profonde pour le quintet de Miles Davis avec John Coltrane, puis l'oeuvre individuelle de chacun, notamment les expérimentations orientales de Coltrane. Il s'entoure d'une petite équipe d'agités : John Marshall à la batterie, Karl Jenkins aux claviers et au haut-bois, Jeff Clyne à la basse, Chris Spedding à la guitare et Brian Smith aux saxophones et à la flûte traversière. Ce petit équipage sort un premier album, Elastic Rock, en 1970, et fait un tabac au Festival de Jazz de Montreux. Ils sont la sensation du Jazz nouveau, à mille lieues du Free-Jazz américain aussi politisé qu'ardu à l'écoute. John Coltrane est mort en 1967, et Miles Davis se lance lui aussi dans le sillon Jazz électrique avec les sublimes In A Silent Way et Bitches Brew en 1969 et 1970. D'ailleurs, Jazz américain et anglais finissent par se croiser en cette fin d'années 60 : Miles Davis embauche John MacLaughlin à la guitare, ce dernier jouant également avec l'ancien bassiste de Cream Jack Bruce sur le second album du Tony Williams Lifetime, ancien batteur de …. Miles Davis. Et d'ailleurs Jack Bruce sortira quelques superbes albums en solo avec … John MacLaughlin et Chris Spedding à la guitare, et John Marshall à la batterie. C'est l'effervescence, mais Nucleus reste une affaire typiquement anglaise, ce qui alimente son âme profonde, toujours distinguée mais profondément irrévérencieuse.

Le groupe n'a pas une seconde à lui, et dès 1971, il dégaine deux albums dans l'année. Elastic Rock était déjà une sacrée affaire en soi, mais le suivant, We'll Talk About It Later, est un pas de plus vers la magie absolue. Le disque débute par le magistral « Song For The Bearded Lady », redoutable Jazz-Funk moite composé par Karl Jenkins. Le garçon s'en souviendra lorsqu'il intégrera Soft Machine et recyclera le thème sur « Hazard Profile » en 1974. Mais la version originale délivrée par Nucleus est redoutable, tempo d'enfer, piano en combustion totale, intervention au scalpel de Spedding. Et toutes les versions en concert sont redoutables, imaginatives, ralentissant le tempo, faisant monter la tension avec des introïts vaporeux avant l'explosion du thème par les cuivres.

Mais l'album propose aussi d'autres merveilles : « Sun Child », « Oasis », « Easter 1916 »…. En deux albums, Nucleus a déjà tout dit, tout inventé, comme des Jimi Hendrix du Jazz-Rock. Le groupe est demandé partout en Europe, mais son domaine musical reste malgré tout cantonné aux amateurs de Jazz, malgré une certaine ouverture liée à la scène de Canterbury, qui mêle avec habileté Jazz et Rock Progressif. Caravan, Soft Machine, Pink Floyd, Egg…. Ouvrent les esprits des gamins vers des musiques plus complexes et sérieuses, autre pendant d'une musique qui se veut aussi ouverte qu'intelligente. Jethro Tull, ELP et Yes ont des ambitions classiques, King Crimson des vues plus Jazz, et s'irradie aisément de la scène de Canterbury avec des ambitions plus électriques. Canterbury, c'est le Rock sans la frime, le second degré total en plus. King Crimson en sera des plus perméables, Jethro Tull retrouvera régulièrement ses terres Folk afin de ne pas perdre la tête. Quant aux autres, ils perdront peu à peu pied au fur et à mesure que la qualité de leur musique disparaîtra.

En 1971, Nucleus est le noyau nucléaire du Jazz-Rock anglais, et ce second album semble impossible à dépasser. Le groupe est en effervescence, et n'arrête pas d'être sur la route, ce qui commence à poser problème, d'autant plus que le succès réel tarde à venir. Ian Carr décide d'enfoncer le clou, et d'utiliser les dernières improvisations pour alimenter un nouveau disque, huit mois après le second. Ian Carr a de l'ambition, et fait appel à plusieurs musiciens gravitant sur la scène Jazz anglaise : Kenny Wheeler et Harry Beckett à la trompette, Keith Winter aux premiers synthétiseurs, Ron Matthewson à la basse…. Il s'agit certes de compléments, mais aussi de palliatifs, car les musiciens se dispersent : Spedding enregistre des albums avec Pete Brown, avec Battered Ornaments ou en solo, soit presque dix albums en deux ans. John Marshall intègre Soft Machine en 1971. Bref, Nucleus devient difficile à gérer. Malgré tout, le troisième album voit le jour, et c'est une merveille. Solar Plexus monte encore d'une marche par rapport à son prédécesseur car tout y est extatique. Il s'agit de quarante-cinq minutes de pure génie Jazz-Rock.

L'album s'ouvre par une introduction fuligineuse, « Elements I & II », utilisant, dès 1971, des synthétiseurs couplés à un violoncelle. Il s'agit presque de musique moderne, dont le thème joue avec le morceau suivant : « Changing Times ». Comme son nom l'indique, nous sommes de retour dans le présent de l'époque, le Jazz-Rock avec des instruments acoustiques. « Changing Times » est captivant par son tempo chaloupé, et sa guitare obsédante. Les cuivres sont sublimes, se croisant avec une majesté qui n'a aucun rapport avec un Big Brass Band. Il s'agit d'emphase, de magie de l'instant, et c'est tellement beau.

« Bedrock Deadrock » est une lente procession débutant entre clarinette et contrebasse. Il y a une forme d'obsession de la musique orientale qui se cache derrière ces terrils de musique obsédante, comme autant de dunes balayées par le vent. La guitare fait son apparition, puis les cuivres, et ces percussions hallucinées. On ressent l'influence de Olé de John Coltrane de 1960, ces thèmes enivrants, cette vibration douce amère.

« Spirit Level » débute de manière dissonante, comme un thème de musique contemporaine. Le thème grince encore avec les cuivres et la contrebasse, obsédant comme un thème de musique moderne. Les cuivres, les claviers, la guitare, tous les instruments apparaissent dans ce thème furieux, totalement conceptuel et avant-gardiste. Et puis, à mi-chemin, le thème se mute en Jazz-Rock imprégné de Bossa-Nova. Les percussions sont obsédantes, on ressent toute la chaleur du swing du thème.

« Torso » est une cavalcade Jazz-Rock de cuivres et de guitare. C'est un thème presque Be-Bop, sauf que son approche est Post-Bop, et sa structure est Rock. C'est une fantaisie obsédante, qui apaise le système nerveux, car c'est un condensé de poésie. C'est une fulgurance Funk, solide architecture de cuivres, de batterie, de basse et de guitare. C'est du James Brown sans le dire, mais avec la poésie anglaise en plus.

« Snakehips' Dream » est une véritable obsession de la musique de Miles Davis de l'époque, l'approche rythmique aisée en plus. On y trouve le thème répétitif, les thèmes indianisants, les obsessions Funk. Le thème se développe avec profondeur et délicatesse. Les variations se distinguent par touches successives.

La formation de Nucleus initiale se dissolvera fin 1971, épuisée par les mois de tournées. Nucleus survivra pendant dix années, plus Funk et toujours sans reproche, et deviendra le groupe exclusif de Ian Carr. Bien lui en ait pris, puisqu'il conservera sa capacité créative malgré les ressacs de line-ups. Mais ce Nucleus restera une sorte d'absolu musical et créatif que Ian Carr aura grand peine à reconstituer.

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