"Chicken
Shack a en fait une importance musicale historique bien plus
importante qu'on ne peut le soupçonner. "
CHICKEN
SHACK : OK Ken ? 1969
Incontestablement,
le guitariste Stan Webb, originaire de Fulham, est de cette
génération de gamins anglais traumatisés par le Rock'N'Roll
américain qui débarque sur les ondes britanniques. Stan développe
un intérêt plus particulier pour la musique noire américaine, le
Rythm'N'Blues et le Blues. Il faut dire que ce dernier genre est en
pleine effervescence à Londres. Les prémices du British Blues Boom
se forment grâce à des musiciens pionniers comme Alexis Korner et
Cyril Davies, qui jouent le Blues devant un public qui n'en a jamais
entendu parlé. Le Blues est à l'origine une musique
afro-américaine, qui n'a que peu dépassé les frontières
américaines. Depuis le début des années soixante, quelques
esthètes, également amateurs de Jazz, font tourner en Europe les
grands maîtres du Blues noir : John Lee Hooker, Muddy Waters,
Lightnin Hopkins, ou Howlin Wolf participent à des revues communes
ou à des tournées individuelles.
Peu
intéressé par sa scolarité, et bien davantage à la musique, Stan
quitte l'école de Kidderminster dans les environs de Birmingham où
ses parents ont déménagés quand il était gamin pour se lancer
pleinement dans la musique. Il forme plusieurs orchestres de
Rythm'N'Blues à destination des clubs : Blue Four, Shades Five,
Sound Five et Sounds Of Blue. Nous sommes dans les années 1964 et
1965. Stan s'est constitué une petite équipe de musiciens autour de
lui : le chanteur David Yeats, le bassiste Andy Silvester, le
batteur Rob Elcock et une pianiste, Christine Perfect. Ils sont
également accompagnés d'un saxophoniste : Chris Wood, qui
rejoindra deux ans plus tard Traffic. Le groupe reprend du Chuck
Berry, du Bo Diddley, ou du Mose Allison. Perfect a fait la
connaissance de Sylvester et Stan à l'école des Beaux-Arts de
Birmingham, sorte d'écoles-voies de garage où les jeunes gens peu
passionnés par les études atterrissent. Beaucoup de futurs grands
noms du Rock feront les Beaux-Arts à Londres ou ailleurs : Pete
Townshend des Who, Mick Jagger des Rolling Stones…. Le cursus peu
intensif permet à tous ces apprentis musiciens de se faire la main
dans les clubs. Christine Perfect fut d'abord pressentie pour être
bassiste, mais finalement, elle se mettra derrière le piano,
Sylvester se chargeant de la potence à quatre cordes.
Sounds
Of Blue décroche un engagement régulier, se produisant tous les
dimanches. Les musiciens repartent avec trois livres chacun. Ils
jouent presque un an ensemble. Stan apprécie cette période, mais
Christine Perfect beaucoup moins. Elle trouve Sounds Of Blue limité,
et une fois son diplôme de sculpture en poche, elle part dans le Sud
de Londres où elle serait étalagiste.
Stan
Webb, Andy Silvester, et le batteur Alan Morley décident de faire de
la musique sérieusement. Ils se produisent dès le début de l'année
1967 au Star-Club de Hambourg, le célèbre club qui a vu les Beatles
se forger leur musique. Le nom de Chicken Shack a plusieurs
explications. Selon Webb, il proviendrait d'une chanson de Lightnin
Hopkins : « Meet Me At The Chicken Shack », reprise
notamment par Jimmy Smith. Une autre anecdote veut que leur nom
provienne du morceau de Champion Jack Dupree qu'ils accompagnèrent :
« Back At The Chicken Shack ». C'était le nom d'un
restaurant. La légende, elle, fut colportée par le producteur Mike
Vernon qui les découvrit en 1967. Le groupe, redevenu quatuor avec
le retour de Christine Perfect, répétait dans un poulailler situé
sur la ferme des parents d'Andy Silvester à Stourbridge, dans le
Worcestershire, la campagne autour de Birmingham.
Pour
l'heure, Stan Webb, Andy Silvester, et Andy Morley jouent au
Star-Club et se font une réputation des plus flatteuses, grâce à
des prestations particulièrement puissantes, notamment en termes de
volume sonore. Le groupe joue sur des rampes d'amplificateurs
Marshall situées derrière eux, une première pour un groupe à
l'époque. Ils jouent du Rythm'N'Blues, du Muddy Waters, du
Howlin'Wolf. Webb se fait la main, joue soir après soir, affinant
son jeu de scène.
Lorsqu'ils
reviennent en Grande-Bretagne, Sylvester et Webb croisent Christine
Perfect. Ils cherchent un pianiste, et la jeune femme n'en peut plus
de sa vie terne de petite employée de magasin. Elle veut faire de la
musique sa vie. D'abord mal à l'aise au milieu de ces trois
bonhommes, elle finira par trouver sa place, notamment en prenant le
chant sur certains morceaux et en composant. Cette dernière a pris
le chant afin de permettre à Webb de reprendre son souffle pendant
les sets. Le guitariste s'occupe de sa formation musicale, et afin
qu'elle saisisse ce qu'il attend d'elle, il lui prête une série
d'albums de Freddie King. Le guitariste veut qu'elle s'imprègne du
jeu du pianiste de King. Stan Webb en est un immense admirateur, et
Chicken Shack accompagnera par ailleurs Freddie King lors de sa venue
en Grande-Bretagne.
En avril 1967, Chicken Shack se compose alors de Perfect, Webb,
Sylvester et Morley. La réputation du groupe est tellement flatteuse
qu'un fan écrit au producteur Mike Vernon, qui vient de monter son
label de Blues en 1967 : Blue Horizon. Rapidement, Vernon signe
plusieurs groupes anglais ainsi que des musiciens noirs américains
qu'il apprécie. Il se déplace peu hors de Londres, mais à la vue
de ce courrier enflammé, il fait le déplacement au local de
répétition de Chicken Shack à Stourbridge. Il les trouve aussitôt
formidable, considérant qu'il s'agit du meilleur groupe jouant du
Blues de Chicago depuis les Rolling Stones.
Mike
Vernon devient le manager du groupe, et les signe sur son label, peu
de temps avant le nouveau groupe de Peter Green, ancien guitariste de
John Mayall And The Bluesbreakers : Fleetwood Mac. Rapidement,
Alan Morley ne fait pas vraiment l'affaire à la batterie, et il est
d'abord remplacé par Alvin Sykes, un américain, ancien batteur de
BB King, également chanteur. Malheureusement, son visa n'est pas
reconduit et il doit repartir. Finalement, c'est un certain Dave
Bidwell qui est recruté. Il ne fait pas l'unanimité dans le groupe
au départ, car Bidwell est en cure de désintoxication pour sevrage
à la drogue. Mais au fur et à mesure, son traitement fonctionne, et
Bidwell se révèle comme un batteur de Blues exceptionnel.
Chicken
Shack retourne à Hambourg pour se produire cinq fois par soirée
pendant un mois. La réputation scénique du groupe est
exceptionnelle, grâce à la présence scénique de Stan Webb. Outre
le volume sonore particulièrement impressionnant de sa guitare, il
aime à déambuler dans la salle, s'asseyant sur les genoux d'une
spectatrice ou buvant un verre tout en jouant un solo. Il dispose
d'un câble de soixante mètre qu'un roadie déroule et enroule,
suivant le musicien partout dans la salle.
En
août 1967, Chicken Shack revient en Grande-Bretagne et se produit au
Jazz & Blues Festival de Windsor. Il y font une prestation
remarquée qui permet à Vernon de leur décrocher un contrat de
management avec le tourneur Harry Simmonds, qui n'est autre que le
frère de Kim Simmonds, guitariste de Savoy Brown. A ce même
festival, Christine Perfect fait la connaissance du bassiste John
McVie, qui deviendra son mari deux ans plus tard. Pour l'heure, McVie
n'est pas encore le bassiste de Fleetwood Mac, qui fait une de ses
premières apparitions sur scène au festival de Windsor. Outre
Green, Fleetwood Mac est alors composé de Mick Fleetwood à la
batterie, de Jeremy Spencer à la guitare, et de Bob Brunning à la
basse.
Chicken
Shack a en fait une importance musicale historique bien plus
importante qu'on ne peut le soupçonner. Le quatuor apparaît sur le
secteur de Birmingham, ville dont la scène musicale va être
capitale dans l'essor du Heavy-Metal. La ville est un véritable
vivier d'où sortiront des musiciens essentiels : Black Sabbath,
Judas Priest, mais aussi Trapeze avec le bassiste-chanteur Glenn
Hughes. Il faut également évoquer deux musiciens discrets jouant
alors dans un modeste petit orchestre de Blues, le Band Of Joy :
le chanteur Robert Plant et le batteur John Bonham. Ils seront la
composante « Made In Birmingham » au sein de Led
Zeppelin. Tout le monde se connaît, et la scène musicale de la
ville est une grande famille.
Chicken
Shack va être une des premières formations bruyantes de la ville à
émerger, et sa musique va faire date. Si Eric Clapton est
véritablement celui qui a crée le Blues électrique qui préfigure
le futur Heavy-Metal sur l'album John Mayall And The Blues
Breakers With Eric Clapton en 1966, c'est Chicken
Shack et son Blues gonflé aux amplificateurs Marshall qui influence
la scène de Birmingham.
Le
son puissant de Clapton venait de l'utilisation d'un amplificateur
Marshall JTM 45 que le musicien décida d'utiliser en direct dans le
studio plutôt que de brancher sa Les Paul Gibson directement dans la
table de mixage. Mike Vernon, producteur chez Decca depuis 1963, et
chargé des séances finira par accepter cette nouvelle approche
suite à l'insistance de Clapton. John Mayall surnommait alors le
puissant amplificateur de Clapton le « Blues Breaker »,
le broyeur de Blues. Cette expression deviendra le nom du groupe de
Mayall pour les années à venir. Quant à l'idée de jouer en direct
dans le studio, elle sera reprise par tous les groupes de Hard-Rock
et de Heavy-Metal.
Stan
Webb et Chicken Shack sont passés au niveau supérieur en s'équipant
de stacks Marshall, des rampes d'amplificateurs complètes, bien plus
puissantes que le simple amplificateur d'Eric Clapton. Cette
puissance, couplée au jeu de Webb inspiré de Freddy King et Buddy
Guy, font de l'approche du Blues de Chicken Shack une musique
agressive et incandescente à l'influence majeure pour les jeunes
musiciens de Birmingham qui assistent aux concerts.
John
Bonham et Stan Webb resteront de très bons amis, et feront les
quatre cent coups, fortement imbibés de divers alcools en très
grande quantité. Tous n'oublieront pas l'apport musical décisif de
Chicken Shack pour la suite de la musique anglaise. Earth, petit
quartet de Blues local, deviendra Black Sabbath, Bonham et Plant
rejoindront Led Zeppelin non sans quelques idées en poche, et après
un album plutôt Soul, Trapeze optera pour le format trio et le
Hard-Blues.
Autre
aspect méconnu, ce Blues joué à fort volume va donner des idées à
l'une des formations les plus populaires du pays : Status Quo.
D'abord psychédélique, le groupe de Francis Rossi et Rick Parfitt
va s'orienter vers le Blues-Rock à partir de son troisième album :
Ma Kelly's Greasy Spoon en 1970. La formation conserve encore
quelques éléments psychédéliques dans sa musique, mais Status Quo
mute vers un Blues électrique et dynamique. Dog Of Two Head
poursuit sur cette trajectoire en 1971.
En
1970,
Status Quo écoute énormément Chicken Shack, qu'ils vont fusionner
avec le Rock'N'Roll de Little Richard. Le groupe a eu l'occasion
d'accompagner Chicken Shack sur la route alors que Christine Perfect
était encore là, et tous les soirs ils assistent à leurs sets.
Francis Rossi ce souvient : « On se mettait sur le côté
de la scène et Chicken Shack démarrait : « 2...3...4...dunk
du dunk du dunk du dunk ». Et une heure et demi plus tard, ils
continuaient sur ce même gimmick. Et là on s'est dit : « Mais
c'est génial ! Pourquoi on ferait pas ça ? » »
Ce
tempo, c'est le Boogie, celui qui va faire la charpente de la musique
de Status Quo durant les dix prochaines années. Le Boogie, essence
musicale posée par John Lee Hooker et perfectionnée par Chicken
Shack et Stan Webb, va devenir la base de la musique vigoureuse en
Grande-Bretagne et aux Etats-Unis : Status Quo, AC/DC, Cactus,
Humble Pie….
Le
premier album de Chicken Shack, Forty Blue Fingers Freshly Packed
And Ready To Serve, est publié en juin 1968. Excellent album de
Blues anglais, il lui manque toutefois le relief, la vigueur qui fait
la réputation du quatuor sur scène. Le tir est corrigé avec le
second disque, OK Ken ?, publié en février 1969.
Toujours serti dans une pochette farfelue à l'humour typiquement
anglais, spécialité du label Blue Horizon, on découvre un Chicken
Shack plus lourd, plus Boogie. La section rythmique est d'abord bien
mise en avant. La batterie de Dave Bidwell est puissante, la basse de
Andy Sylvester épaisse et entêtante. Le piano de Christine Perfect
est grave et lourd, et la guitare de Stan Webb est grasse et sauvage.
Quelques cuivres viennent s'ajouter à cette formidable mixture,
petite touche Soul empruntée à Freddie King.
On
la retrouve d'ailleurs dès le morceau d'ouverture « Baby's Got
Me Crying », puis sur le Boogie « The Right Way Is My
Way ». le chant de Stan Webb est mieux maîtrisé. Sur le
premier album, Webb avait la fâcheuse tendance à vouloir imiter les
chanteurs noirs américains, y compris dans les montées en gammes.
Mais son timbre coassant et son manque de maîtrise vocale
provoquèrent quelques sorties de route auditives. L'homme chante ici
de manière plus naturelle, et sa voix est enfin mise en valeur. Car
il a du talent, Stan, et n'a pas besoin d'en faire des caisses pour
briller. Il alterne bien évidemment les plages avec Christine
Perfect, qui se charge du lourd et Boogie « Get Like You Used
To Be ». Ce morceau est tout dévoué au talent de Christine
Perfect, qui tient seule le morceau, piano et chant. Il n'y a ici pas
de trace de guitare, mais juste quelques licks de saxophone.
Stan
Webb revient dans le jeu avec le lourd et menaçant « Pony And
Trap », superbe instrumental mettant en avant le talent
d'improvisateur de Webb. Le morceau se déroule au rythme du pas du
cheval. Christine Perfect offre un accompagnement de piano Blues
inspiré d'Otis Spann de tout premier ordre.
« Tell
Me » est un vrai et pur Boogie électrique dont Status Quo
s'inspirera allégrement. La rythmique est appuyée, et Webb gratte
un riff de guitare électrique obsédant. Il chante d'une manière
forcée, empreinte d'humour. Ses chorus sont sauvages, et vont eux
aussi influencer Francis Rossi du Quo, ce son de guitare râpeuse,
tendu, dénué de pédales d'effet. La voix de Stan va aussi
décomplexer de nombreux musiciens : il n'est pas nécessaire
d'être un fantastique hurleur pour être un bon chanteur de
Blues-Rock, il suffit d'avoir un timbre de voix bien maîtrisée,
sans forcer. Webb déclenche la foudre à chaque solo, véritable
festival permettant d'apprécier toute l'étendue de son talent de
guitariste.
« A
Woman Is The Blues », Blues-Rock au tempo entraînant, permet à
Perfect et Webb d'alterner le chant. La guitariste se fend d'un solo
subtil, délicat, tout en nuances presque Jazz. « I Wanna See
My Baby » est un épais Blues mid-tempo cuivré faussement
capté dans un club. La prise est toutefois directe. « Remington
Ride » est un frétillant Boogie instrumental qui permet à
Webb de disserter à la guitare, faisant état de son feeling
impeccable et de sa dextérité.
« Fishing
In Your River » est un beau Blues enluminé de cuivres, et
chanté par Webb. Le guitariste apporte quelques ponctuations, et se
concentre sur le chant, poussant une voix plaintive, pleine de
douleur et de sensibilité. Son solo est une superbe envolée semi
laidback, poisseuse, portée par les cuivres et le piano de Christine
Perfect.
« Mean
Old World » est un épais Boogie chanté par Christine. Il est
surligné d'harmonica, celui de Walter « Shakey » Horton.
La guitare y est très discrète. « Sweet Sixteen » est
un superbe Blues de six minutes, parfaite synthèse du talent de
Chicken Shack pour ce genre. Webb y est encore impérial à la
guitare et au chant, il est magnifiquement accompagné par Perfect,
Sylvester et Bidwell. Tout au long de cet album, on retrouve ce tempo
caractéristique du Boogie, plus ou moins rapide, plus ou moins
lourd. Mais l'assise rythmique sur cet album est impériale, et fait
de ce disque bien plus qu'un simple ersatz britannique du Blues
américain. On distingue déjà la puissance, la force du Rock
anglais imprimée dans le Blues, et qui va donner naissance en
janvier 1969 au premier album de Led Zeppelin. Chicken Shack se
voulait dans une lignée Blues plus puriste, alors que le quatuor de
Jimmy Page optera pour la variante irrévérencieuse portée par Jimi
Hendrix et le Jeff Beck Group.
Malgré
le cataclysme Led Zeppelin, plusieurs groupes issus du Blues anglais
réussiront aux Etats-Unis, comme Savoy Brown ou Fleetwood Mac.
Status Quo va pousser la logique du Boogie à son paroxysme pour
briller dans toute l'Europe. Quant à Chicken Shack, il va se prendre
les pieds dans le tapis. Christine Perfect s'en va après la parution
de l'album, et alors que le simple « I'd Rather Go Blind »
devient un tube en Europe. Remplacée par le pianiste Paul Raymond,
le groupe ne sait pas trop dans quelle voie aller. Il va persévérer
dans le Blues-Rock, mais ne va pas rééditer l'exploit de cet album,
ni dans l'inspiration, ni dans la puissance sonore. Chicken Shack
peine à sortir des albums à la hauteur de ses prestations
scéniques, et perd du terrain durant les deux années décisifs pour
le Rock que sont 1969 et 1970. C'est finalement, acculé, dos au mur,
seul, que Webb sortira son grand œuvre, Imagination Lady, en
1972.
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