"Il
semble que Lemmy ait à prouver quelque chose, comme il eut besoin de
le faire en 1975."
MOTORHEAD :
Sacrifice
1995
Il
ne faut jamais enterrer un pionnier trop tôt. Surtout quand il
s’agit de Lemmy Kilmister. L’homme avait sa fierté, et
absolument aucun compte à rendre à personne. Lorsqu’il fonde
Motorhead en 1975, c’est avant tout pour se venger de l’humiliation
de son débarquement d’Hawkwind à la frontière canadienne pour
possession d’amphétamines. Quand on sait que la fine équipe
carburait à plein gaz à toutes les drogues acides,
il y a de quoi rire. Si ce n’est que Kilmister n’a pas trouvé
cela spécialement drôle, et dans sa geôle canadienne, a mûri son
plan de retour. Il décida de fonder un trio de Hard-Rock’N’Roll
absolument sans compromis aucun, quitte à se faire cracher à la
figure. Cela ne manqua pas d’arriver lorsque le projet, d’abord
appelé Bastard, devint Motorhead, le label United Artists jugeant le
nom initial un peu trop brutal pour être distribué dans les
magasins de disques. Motorhead n’était guère plus commercial,
mais il avait l’avantage de ne pas avoir été compris par la
maison de disques.
Le trio essuya plusieurs revers, perdant son label à deux reprises
avant d’être signé par Bronze. Au passage, Motorhead devint
encore plus dangereux, avec l’arrivée à la batterie de Philthy
Animal Taylor en 1976, et de Fast Eddie Clarke à
la guitare en
1977. Le trio fout les jetons à tout le monde, Punks du Speakeasy
compris. Vêtus de cartouchières, de cuir noir, de bottes de
motards, et portant cheveux longs et oripeaux du troisième Reich, la
fine équipe a tendance à calmer l’audience au premier accord.
Motorhead
explose commercialement en 1979 grâce à deux immenses disques :
Overkill
et Bomber.
Le son du nouveau
Heavy-Metal est défini. Fini les digressions Blues ou Progressives,
place à l’os, à la rage totale. Le live No
Sleep Til The Hammersmith
atteint la tête des classements britanniques en
1981 et
confirme le statut d’immense groupe de Rock qu’est Motorhead. Ce
succès, il ne le doit à aucune concession, ce disque en public
étant au contraire un témoignage plus que brutal des versions
scéniques que délivrait le groupe de ses propres morceaux, déjà
très agressifs. Le Motorhead des grandes années se délite en 1982,
mais Lemmy Kilmister va maintenir à flots son groupe, en recrutant
notamment non pas un, mais deux guitaristes à la place de
l’irremplaçable Fast Eddie Clarke : Phil Campbell et Michael
« Wurzel » Burston.
Incapable de choisir, Lemmy recrute les deux.
Motorhead
devient un groupe de Heavy-Metal plus classique, d’autant plus
qu’il a été dépassé en violence sonore par le Thrash-Metal
américain au début des années 80, puis
par le Black et le Death-Metal à la fin de la décennie. Pourtant,
le groupe de Lemmy conserve son agressivité visuelle et sonore. Les
quatre sont des rebelles, des méchants, des gens que l’on ne
dompte pas. Ils ne sont pas à la mode, il est bien difficile de leur
donner un âge. Ils se trimballent avec leurs looks de bikers Punks,
leurs tignasses, et leur humour tout britannique, suivis par un
public de fans fidèles qui maintient le quartet dans les charts
britanniques et européens. Pourtant, Motorhead souffre. Lemmy part
aux en Californie en 1991, et vire à contre-cœur Philthy, devenu de
plus en plus ingérable. Les disques se vendent de plus en plus mal,
noyés sous la vague Metallica-Guns’N’Roses, puis par celle du
Grunge. Les vieux teigneux mordent la poussière, mais revigorés
par l’arrivée du batteur Mikkey Dee, ils reviennent
progressivement aux affaires. Motorhead continue à sortir un disque
par an, imperturbable,
afin de tourner le reste de l’année. Bastards,
en 1993, sort sur un minuscule label, mais rappelle au bon souvenir
du public que Motorhead n’est pas totalement mort. Il signe
finalement sur le nouveau label du Metal européen, Steamhammer, et
mitonne un nouveau disque pour 1995 afin de célébrer ses vingt ans
de carrière. Ce sera Sacrifice.
L’enregistrement ne va pourtant pas être si facile. Wurzel se
désintéresse de plus en plus de la musique de Motorhead, au point
de n’y graver ici qu’un seul solo de guitare, et se contenter de
jouer ce que les autres apportent. Lui qui fut le bras droit de Lemmy
cède sa place à Campbell. Wurzel quittera le groupe peu de temps
après l’enregistrement de Sacrifice.
Motorhead redeviendra donc un trio, sa
configuration d’origine,
et le restera jusqu’à la fin.
Pochette
rouge de sang, le Snaggletooth, symbole du groupe depuis ses débuts,
surgit d’une scène des Enfers. Sacrifice
est un album fondamental, d’une brutalité tonitruante et
implacable. Curieusement, il sort alors que Metallica, qui les
enterra par leur agressivité juvénile en 1983, publie un disque
très commercial et décrié, Load.
Les fossoyeurs se font choper par le col par les hommes qu’ils
enterrèrent trop vite, le bras surgissant de la terre encore
fraîchement retournée. Et la comparaison est fort amusante, entre
un Metallica aux cheveux courts, look très « Reservoir Dogs »,
et musique Pop-Metal, et celle d’un Motorhead, imperturbablement
noir et agressif. Avec toutefois un regain de méchanceté, comme
dans la vidéo qui accompagna la chanson éponyme, où
se succèdent des images
de bataille et de bombardements de la Seconde Guerre Mondiale en noir
et blanc, et un Lemmy déclamant son texte, les yeux rouges sang,
fixant le spectateur. On ne peut pas dire que Motorhead s’est lancé
dans l’enregistrement de ce nouvel album avec exactement la même
approche imperturbable que les disques précédents. Il semble que
Lemmy ait à prouver quelque chose, comme il eut besoin de le faire
en 1975.
« Sacrifice »
est une déflagration sonore surpuissante comme Motorhead n’en
avait plus enregistré depuis le début des années 80. Le jeu de
batterie très technique de Mikkey Dee permet de redonner au groupe
toute sa capacité à broyer de l’os. Dee n’est pas à proprement
parlé un mercenaire, mais un musicien judicieux. Il s’incorpore
parfaitement à son nouveau groupe, lui donnant puissance et
dynamique. C’est lui qui donne ce tempo d’enfer sur tout le
disque, se calant juste derrière la basse de Kilmister pour créer
un tapis rythmique redoutable. Campbell secondé de Wurzel n’a plus
qu’à faire couler le napalm électrique sur cette machine de
guerre. Les nouvelles compositions sont un peu moins audacieuses que
sur Bastards,
se concentrant sur l’efficacité Rock et Heavy. Chaque pièce de
musique est un uppercut, un hymne métallique instantané. La
production est confiée à Howard Benson, mais l’homme ne semble
qu’à moitié concerné. Lemmy et Campbell prennent donc les choses
en main, et offre un disque brut, violent, saturé, sans aucune
concession. Il n’est absolument pas question de son propre et
calibré pour la radio. Motorhead reste un groupe sans aucun
compromis, vingt ans après sa formation. Et plus que jamais,
Sacrifice
l’affirme bruyamment.
Le
second morceau, « Sex & Death » en est une nouvelle
démonstration, morceau de Rock’N’Roll à la limaille de fer,
rappelant les classiques « Bomber » ou « No
Class ». Le texte est bien évidemment un tord-boyaux pour
la
moralité bien pensante, mais toujours avec cette finesse d’esprit
caractéristique de la culture historique et politique de Lemmy. Tous
les morceaux sont d’ailleurs très courts, guère plus de trois
minutes et trente secondes à deux exceptions près. « Over
Your Shoulder » est ce que l’on peut clairement qualifier
de morceau méchant, son riff malsain overdrivé de basse
Rickenbaker, son tempo rapide, et le chant de Lemmy rugissant, noir
de colère. Le riff et le refrain rappelle par moments le
Stoner-Metal, avec sa mélodie se déformant sous la psychédélie
hallucinée.
« War
For War » est un violent mid-tempo, grondant comme un char
montant au combat. Motorhead est totalement Heavy-Metal, dans sa
structure comme son thème abordé. Le chant sature sur le refrain,
comme un officier hurlant dans la radio pour exhorter
ses
troupes à l’assaut
sur le champ de bataille. Lemmy y dénonce pourtant avec véhémence
les absurdités de la guerre, sa violence et ses enjeux. « Order/Fade
To Black » flirte avec le Thrash-Metal avec son tempo décalé,
et son embardée speed. « Dog Face Boy » est un classique
Heavy-Hard-Rock’N’Roll comme seul sait le jouer Motorhead,
rendant ce type de morceau toujours trépidant après en avoir
pourtant composé un bon nombre sur une bonne douzaine d’albums.
« All
Gone To Hell » est un peu dans cette même veine, mais
pourtant, son impact n’est
pas
le même. La batterie donne du groove, le riff est tendu comme un
hymne. Une fois encore, Motorhead joue sur le couplet rapide et le
refrain en boogie speedé, mais les deux s’imbriquent mieux, moins
abruptes que sur « Order/Fade To Black ». Campbell signe
l’un des plus beaux chorus de guitare de sa vie, en une envolée
lyrique magistrale, faisant décoller le morceau dans des cimes
émotionnelles que seul Fast Eddie Clarke avait réellement atteint
jusque-là. Son remplaçant a toujours été un musicien inspiré et
compétent, mais n’avait pour l’heure jamais réussi à se
sublimer à ce point. Le fait d’avoir l’espace sonore pour lui
sans devoir la partager avec l’autre guitariste de la bande, sur le
départ, lui a sans doute permis de s’exprimer avec plus d’ampleur.
« Make’Em
Blind » est un étrange exercice percussif, Lemmy interprétant
un quasi spoken-word sur un tapis de roulements de toms. « Don’t
Waste Your Time » est un bon vieux Rock’N’Roll-Boogie avec
piano et saxophone, rappelant autant Little Richard que Chuck Berry
et Status Quo, qui composa d’ailleurs un « Don’t Waste My
Time » en 1972. On sent Lemmy dans son élément originel, ce
qui fit le ciment éternel de Motorhead et qui fait de son groupe
plus qu’une
simple formation
de Heavy-Metal. « In
Another Time » est un nouvel hymne tendu comme « All Gone
To Hell ». La
guitare se gorge de wah-wah sur le refrain, Lemmy chante comme pour
donner l’alerte.
L’album
se clôt sur un fantastique morceau : « Out Of The Sun ».
Débuté comme un Boogie-Blues,
Lemmy grommelant les
paroles
sur un riff de guitare, avant que le groupe ne démarre au grand
complet. C’est une implacable pièce de Heavy-Rock’N’Roll,
Lemmy chante d’une voix profonde, avant que le refrain n’arrive.
Curieusement, on pourrait presque y distinguer l’influence des
Beatles, très mélodique, avec des chœurs, plein d’espoir comme
une lumière au milieu dans un océan de noirceur. Campbell se fend
d’un beau solo gorgé de wah-wah, très Stoner-Doom.
Puis le refrain revient, et
brutalement, le morceau change de tempo. Lemmy tient une rythmique
tendue
à
la basse, Campbell s’envole en des riffs-arpèges planants, et Dee
brutalise le tempo à coup de cymbale ride. Lemmy se permet un solo
de basse, faisant monter la tension émotionnelle du morceau, comme
un décollage vers le soleil. Campbell achève l’envolée par un
nouveau solo glougloutant de wah-wah cosmique. Le son disparaît
alors peu à peu, comme si les hommes de Motorhead poursuivaient leur
odyssée tout là-haut, marchant
vers le Soleil.
Les
cavaliers de l’Apocalypse ont une fois de plus frappé, avec un
disque mordant la chair, crevant le cœur, et carbonisant l’âme et
le cerveau. Plus que jamais, Sacrifice
est un immense disque de Rock dans sa définition la plus coriace, la
plus brutale, la plus sublimement électrique. Lemmy vient de
remettre au milieu de l’échiquier Heavy-Metal son groupe,
démontrant qu’il fallait toujours compter sur lui, et qu’il
n’était pas un souvenir mais un repère essentiel du genre,
définition quasi-définitive de ce que l’on peut qualifier de
Rock’N’Roll.
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