lundi 30 mai 2016

MOTORHEAD 1995

"Il semble que Lemmy ait à prouver quelque chose, comme il eut besoin de le faire en 1975."

MOTORHEAD : Sacrifice 1995

Il ne faut jamais enterrer un pionnier trop tôt. Surtout quand il s’agit de Lemmy Kilmister. L’homme avait sa fierté, et absolument aucun compte à rendre à personne. Lorsqu’il fonde Motorhead en 1975, c’est avant tout pour se venger de l’humiliation de son débarquement d’Hawkwind à la frontière canadienne pour possession d’amphétamines. Quand on sait que la fine équipe carburait à plein gaz à toutes les drogues acides, il y a de quoi rire. Si ce n’est que Kilmister n’a pas trouvé cela spécialement drôle, et dans sa geôle canadienne, a mûri son plan de retour. Il décida de fonder un trio de Hard-Rock’N’Roll absolument sans compromis aucun, quitte à se faire cracher à la figure. Cela ne manqua pas d’arriver lorsque le projet, d’abord appelé Bastard, devint Motorhead, le label United Artists jugeant le nom initial un peu trop brutal pour être distribué dans les magasins de disques. Motorhead n’était guère plus commercial, mais il avait l’avantage de ne pas avoir été compris par la maison de disques. Le trio essuya plusieurs revers, perdant son label à deux reprises avant d’être signé par Bronze. Au passage, Motorhead devint encore plus dangereux, avec l’arrivée à la batterie de Philthy Animal Taylor en 1976, et de Fast Eddie Clarke à la guitare en 1977. Le trio fout les jetons à tout le monde, Punks du Speakeasy compris. Vêtus de cartouchières, de cuir noir, de bottes de motards, et portant cheveux longs et oripeaux du troisième Reich, la fine équipe a tendance à calmer l’audience au premier accord.

Motorhead explose commercialement en 1979 grâce à deux immenses disques : Overkill et Bomber. Le son du nouveau Heavy-Metal est défini. Fini les digressions Blues ou Progressives, place à l’os, à la rage totale. Le live No Sleep Til The Hammersmith atteint la tête des classements britanniques en 1981 et confirme le statut d’immense groupe de Rock qu’est Motorhead. Ce succès, il ne le doit à aucune concession, ce disque en public étant au contraire un témoignage plus que brutal des versions scéniques que délivrait le groupe de ses propres morceaux, déjà très agressifs. Le Motorhead des grandes années se délite en 1982, mais Lemmy Kilmister va maintenir à flots son groupe, en recrutant notamment non pas un, mais deux guitaristes à la place de l’irremplaçable Fast Eddie Clarke : Phil Campbell et Michael « Wurzel » Burston. Incapable de choisir, Lemmy recrute les deux.

Motorhead devient un groupe de Heavy-Metal plus classique, d’autant plus qu’il a été dépassé en violence sonore par le Thrash-Metal américain au début des années 80, puis par le Black et le Death-Metal à la fin de la décennie. Pourtant, le groupe de Lemmy conserve son agressivité visuelle et sonore. Les quatre sont des rebelles, des méchants, des gens que l’on ne dompte pas. Ils ne sont pas à la mode, il est bien difficile de leur donner un âge. Ils se trimballent avec leurs looks de bikers Punks, leurs tignasses, et leur humour tout britannique, suivis par un public de fans fidèles qui maintient le quartet dans les charts britanniques et européens. Pourtant, Motorhead souffre. Lemmy part aux en Californie en 1991, et vire à contre-cœur Philthy, devenu de plus en plus ingérable. Les disques se vendent de plus en plus mal, noyés sous la vague Metallica-Guns’N’Roses, puis par celle du Grunge. Les vieux teigneux mordent la poussière, mais revigorés par l’arrivée du batteur Mikkey Dee, ils reviennent progressivement aux affaires. Motorhead continue à sortir un disque par an, imperturbable, afin de tourner le reste de l’année. Bastards, en 1993, sort sur un minuscule label, mais rappelle au bon souvenir du public que Motorhead n’est pas totalement mort. Il signe finalement sur le nouveau label du Metal européen, Steamhammer, et mitonne un nouveau disque pour 1995 afin de célébrer ses vingt ans de carrière. Ce sera Sacrifice. L’enregistrement ne va pourtant pas être si facile. Wurzel se désintéresse de plus en plus de la musique de Motorhead, au point de n’y graver ici qu’un seul solo de guitare, et se contenter de jouer ce que les autres apportent. Lui qui fut le bras droit de Lemmy cède sa place à Campbell. Wurzel quittera le groupe peu de temps après l’enregistrement de Sacrifice. Motorhead redeviendra donc un trio, sa configuration d’origine, et le restera jusqu’à la fin.

Pochette rouge de sang, le Snaggletooth, symbole du groupe depuis ses débuts, surgit d’une scène des Enfers. Sacrifice est un album fondamental, d’une brutalité tonitruante et implacable. Curieusement, il sort alors que Metallica, qui les enterra par leur agressivité juvénile en 1983, publie un disque très commercial et décrié, Load. Les fossoyeurs se font choper par le col par les hommes qu’ils enterrèrent trop vite, le bras surgissant de la terre encore fraîchement retournée. Et la comparaison est fort amusante, entre un Metallica aux cheveux courts, look très « Reservoir Dogs », et musique Pop-Metal, et celle d’un Motorhead, imperturbablement noir et agressif. Avec toutefois un regain de méchanceté, comme dans la vidéo qui accompagna la chanson éponyme, où se succèdent des images de bataille et de bombardements de la Seconde Guerre Mondiale en noir et blanc, et un Lemmy déclamant son texte, les yeux rouges sang, fixant le spectateur. On ne peut pas dire que Motorhead s’est lancé dans l’enregistrement de ce nouvel album avec exactement la même approche imperturbable que les disques précédents. Il semble que Lemmy ait à prouver quelque chose, comme il eut besoin de le faire en 1975.

« Sacrifice » est une déflagration sonore surpuissante comme Motorhead n’en avait plus enregistré depuis le début des années 80. Le jeu de batterie très technique de Mikkey Dee permet de redonner au groupe toute sa capacité à broyer de l’os. Dee n’est pas à proprement parlé un mercenaire, mais un musicien judicieux. Il s’incorpore parfaitement à son nouveau groupe, lui donnant puissance et dynamique. C’est lui qui donne ce tempo d’enfer sur tout le disque, se calant juste derrière la basse de Kilmister pour créer un tapis rythmique redoutable. Campbell secondé de Wurzel n’a plus qu’à faire couler le napalm électrique sur cette machine de guerre. Les nouvelles compositions sont un peu moins audacieuses que sur Bastards, se concentrant sur l’efficacité Rock et Heavy. Chaque pièce de musique est un uppercut, un hymne métallique instantané. La production est confiée à Howard Benson, mais l’homme ne semble qu’à moitié concerné. Lemmy et Campbell prennent donc les choses en main, et offre un disque brut, violent, saturé, sans aucune concession. Il n’est absolument pas question de son propre et calibré pour la radio. Motorhead reste un groupe sans aucun compromis, vingt ans après sa formation. Et plus que jamais, Sacrifice l’affirme bruyamment.

Le second morceau, « Sex & Death » en est une nouvelle démonstration, morceau de Rock’N’Roll à la limaille de fer, rappelant les classiques « Bomber » ou « No Class ». Le texte est bien évidemment un tord-boyaux pour la moralité bien pensante, mais toujours avec cette finesse d’esprit caractéristique de la culture historique et politique de Lemmy. Tous les morceaux sont d’ailleurs très courts, guère plus de trois minutes et trente secondes à deux exceptions près. « Over Your Shoulder » est ce que l’on peut clairement qualifier de morceau méchant, son riff malsain overdrivé de basse Rickenbaker, son tempo rapide, et le chant de Lemmy rugissant, noir de colère. Le riff et le refrain rappelle par moments le Stoner-Metal, avec sa mélodie se déformant sous la psychédélie hallucinée.

« War For War » est un violent mid-tempo, grondant comme un char montant au combat. Motorhead est totalement Heavy-Metal, dans sa structure comme son thème abordé. Le chant sature sur le refrain, comme un officier hurlant dans la radio pour exhorter ses troupes à l’assaut sur le champ de bataille. Lemmy y dénonce pourtant avec véhémence les absurdités de la guerre, sa violence et ses enjeux. « Order/Fade To Black » flirte avec le Thrash-Metal avec son tempo décalé, et son embardée speed. « Dog Face Boy » est un classique Heavy-Hard-Rock’N’Roll comme seul sait le jouer Motorhead, rendant ce type de morceau toujours trépidant après en avoir pourtant composé un bon nombre sur une bonne douzaine d’albums.

« All Gone To Hell » est un peu dans cette même veine, mais pourtant, son impact n’est pas le même. La batterie donne du groove, le riff est tendu comme un hymne. Une fois encore, Motorhead joue sur le couplet rapide et le refrain en boogie speedé, mais les deux s’imbriquent mieux, moins abruptes que sur « Order/Fade To Black ». Campbell signe l’un des plus beaux chorus de guitare de sa vie, en une envolée lyrique magistrale, faisant décoller le morceau dans des cimes émotionnelles que seul Fast Eddie Clarke avait réellement atteint jusque-là. Son remplaçant a toujours été un musicien inspiré et compétent, mais n’avait pour l’heure jamais réussi à se sublimer à ce point. Le fait d’avoir l’espace sonore pour lui sans devoir la partager avec l’autre guitariste de la bande, sur le départ, lui a sans doute permis de s’exprimer avec plus d’ampleur.

« Make’Em Blind » est un étrange exercice percussif, Lemmy interprétant un quasi spoken-word sur un tapis de roulements de toms. « Don’t Waste Your Time » est un bon vieux Rock’N’Roll-Boogie avec piano et saxophone, rappelant autant Little Richard que Chuck Berry et Status Quo, qui composa d’ailleurs un « Don’t Waste My Time » en 1972. On sent Lemmy dans son élément originel, ce qui fit le ciment éternel de Motorhead et qui fait de son groupe plus qu’une simple formation de Heavy-Metal. « In Another Time » est un nouvel hymne tendu comme « All Gone To Hell ». La guitare se gorge de wah-wah sur le refrain, Lemmy chante comme pour donner l’alerte.

L’album se clôt sur un fantastique morceau : « Out Of The Sun ». Débuté comme un Boogie-Blues, Lemmy grommelant les paroles sur un riff de guitare, avant que le groupe ne démarre au grand complet. C’est une implacable pièce de Heavy-Rock’N’Roll, Lemmy chante d’une voix profonde, avant que le refrain n’arrive. Curieusement, on pourrait presque y distinguer l’influence des Beatles, très mélodique, avec des chœurs, plein d’espoir comme une lumière au milieu dans un océan de noirceur. Campbell se fend d’un beau solo gorgé de wah-wah, très Stoner-Doom. Puis le refrain revient, et brutalement, le morceau change de tempo. Lemmy tient une rythmique tendue à la basse, Campbell s’envole en des riffs-arpèges planants, et Dee brutalise le tempo à coup de cymbale ride. Lemmy se permet un solo de basse, faisant monter la tension émotionnelle du morceau, comme un décollage vers le soleil. Campbell achève l’envolée par un nouveau solo glougloutant de wah-wah cosmique. Le son disparaît alors peu à peu, comme si les hommes de Motorhead poursuivaient leur odyssée tout là-haut, marchant vers le Soleil.

Les cavaliers de l’Apocalypse ont une fois de plus frappé, avec un disque mordant la chair, crevant le cœur, et carbonisant l’âme et le cerveau. Plus que jamais, Sacrifice est un immense disque de Rock dans sa définition la plus coriace, la plus brutale, la plus sublimement électrique. Lemmy vient de remettre au milieu de l’échiquier Heavy-Metal son groupe, démontrant qu’il fallait toujours compter sur lui, et qu’il n’était pas un souvenir mais un repère essentiel du genre, définition quasi-définitive de ce que l’on peut qualifier de Rock’N’Roll.

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