"Ce
qu’apporte cet enregistrement de 1975 est lui aussi essentiel."
CHICKEN
SHACK : Live
In Germany ’75
2015
Voici
une nouveauté qui parut bien inaperçue en fin d’année dernière.
Qui s’intéresse encore à Chicken Shack aujourd’hui, et à son
leader, Stan Webb ? Pas grand monde visiblement, puisque cet
enregistrement n’est disponible que via le site internet de Bob
Daisley, qui tenait la basse à ce moment-là, et qui disposait de la
bande. L’homme trouvait alors la qualité des concerts donnés par
cette mouture de Chicken Shack tellement exceptionnelle qu’il
entreprit de capter l’une de leurs prestations en tête d’affiche
en Allemagne afin de conserver un témoignage, juste pour lui. Il se
décida finalement à le publier, avec l’accord de Webb, et
l’envoie par courrier à l’acheteur, dédicacé. Sympathique
attention de la part d’un bassiste qui joua aux côtés du Rainbow
de Ritchie Blackmore, de Uriah Heep ou d’Ozzy Osbourne.
En
1972, Daisley l’australien débarqua en Grande-Bretagne pour
rejoindre son groupe, Kahvas Jute, parti quelques mois auparavant
tenter leur chance à Londres. Le quatuor se disloque, et Daisley
décroche le poste de bassiste de Chicken Shack pour la tournée qui
suit l’excellent album Imagination
Lady.
Le trio composé de Webb, Daisley et Paul Hancox à la batterie
carbure à plein régime, et fait le bonheur des salles des
universités anglaises, ainsi que celles d’Allemagne et de Hollande
ou le Shack obtient un succès aussi conséquent qu’inattendu.
Daisley participe au disque suivant, Unlucky
Boy,
avant de partir rejoindre Mungo Jerry, alors bien plus populaire que
Chicken Shack dans les classements britanniques. Pendant ce temps-là,
Stan Webb dissout Chicken Shack début 1974 pour rejoindre un
supergroupe comptant en ses rangs Kim Simmonds de Savoy Brown et
Miller Anderson du Keef Hartley Band. Sur les conseils du manager de
la nouvelle équipe, le propre frère de Simmonds, le groupe
redevient Savoy Brown, nom alors populaire aux Etats-Unis. Simmonds
en devient donc le leader de fait, ce qui ne plaît guère à un Stan
Webb qui voyait plutôt le projet comme un groupe avec trois
musiciens collaborant à égalité. Le disque Boogie
Brothers
paraît en 1974, et Webb s’y montre en retrait. Il ne le sera par
contre pas sur scène, où son talent de showman exceptionnel va
reprendre le dessus. Les tensions inhérentes à toutes ces
frustrations aboutissent à la mort de ce Savoy Brown, et Webb
retourne à son Chicken Shack l’année suivante. Il retrouve Bob
Daisley, et les deux recrutent Robbie Blunt, ex-Bronco et Silverhead,
à la guitare, et Bob Clouter, ex-Legend avec Pete Jupp, à la
batterie. Ils obtiennent la première partie de la tournée
européenne de Deep Purple, et font une série de concert en tête
d’affiche en Allemagne en mars 1975.
Chicken
Shack est totalement en perte de vitesse depuis des années vis-à-vis
de la scène musicale de l’époque. Dominé par le Hard, le
Progressif, le Jazz-Rock et le Glam, le Blues-Rock de Stan Webb n’a
pas grand-chose à apporter de nouveau. Mais l’homme n’a de toute
façon jamais été en tête de file d’aucun mouvement. Même
lorsqu’il apparaît au grand jour avec Chicken Shack en 1967 sur la
scène du British Blues-Boom, il ne sera qu’un second couteau
talentueux à l’ombre des Bluesbreakers de John Mayall, et du
Fleetwood Mac de Peter Green. Et lorsque le mouvement accouche de
Cream, Jimi Hendrix Experience, puis Led Zeppelin, Stan Webb et
Chicken Shack sont de l’arrière-garde. Excellent chanteur,
guitariste brillant et inspiré, compositeur doué, Stan Webb ne se
révèlera qu’une fois la première mouture du Shack dissoute et le
label Blue Horizon quitté. A partir de ce moment précis, la musique
de Webb va devenir capitale. Il va y exprimer tout son talent, mais
dans une semi-obscurité, car maintenant le cap d’un Heavy-Rock
très fortement teinté de Blues. Les albums Imagination
Lady,
Unlucky
Boy
et Go
Live
paru entre 1972 et 1974 en sont les preuves flagrantes. Les
compositions originales sont fortes, et les réarrangements de vieux
classiques de Blues, brillants, comme cette version magistrale de
« The Thrill Is Gone » de BB King sur le disque en
concert Go
Live.
Stan Webb est un musicien essentiel, à l’empreinte unique, mais à
l’image à jamais ancrée dans le British-Blues Boom de la fin des
années 60.
Ce
qu’apporte cet enregistrement de 1975 est lui aussi essentiel. Il
est la démonstration flagrante de ce talent exceptionnel, d’autant
plus qu’il est entouré d’un excellent groupe, totalement dévoué
à sa cause, et relançant leur leader dans ses improvisations pour
lui permettre de tutoyer des cimes d’inspiration rares. La qualité
sonore est excellente pour un enregistrement capté sur une console
de mixage. Rugueux, électrique, tous les instruments sont
parfaitement audibles et équilibrés. Chicken Shack développe sur
ce set plusieurs reprises de Blues et de Rock’N’Roll, ainsi que
plusieurs originaux, dont deux pièces du majestueux et fulgurant
Imagination
Lady,
dont un « Poor Boy » de vingt minutes aux atours plutôt
Funk.
Le
spectacle commence par un morceau de Willie Dixon, « Homework ».
Sujet à multiples rebondissements. Il est gorgé d’électricité
ravageuse, et d’un groove puissant. Stan Webb développe au bout
d’à peine une minute un premier chorus de toute beauté, court,
serré et précis, mordant la chair de l’amateur de sensations
soniques au plus profond. Stan Webb aimait jouer cette musique,
profondément. Il aimait interpréter ses propres morceaux,
improviser, jammer sur de vieux classiques de Rock’N’Roll et de
Blues, pour un public populaire, souvent ouvrier, aussi amateur de
Status Quo et de Humble Pie. Il aimait ces ambiances de clubs et de
petites salles teintées de jean délavé, sentant la cigarette, et
la bière. Webb joue pour le prolétaire, pas pour le branché qui de
toute façon, ne l’aime pas, ni lui, ni sa musique monolithique. Ce
sera la même critique pour Status Quo, puis Motorhead et AC/DC. Pas
de concept-album, de synthétiseur, de maquillage ou de paillettes,
juste du bon vieux Blues gorgé de Rock anglais. Rien de novateur en
somme, mais comme Rory Gallagher, Stan Webb le faisait avec un tel
talent et une sincérité telle qu’il en faisait une musique
exceptionnelle. Sur « Homework », il transperce le vieux
classique de wah-wah gargouillante, poussé par une section rythmique
impeccable, souple, relançant sans cesse le guitariste pour le
pousser dans ses retranchements. Blunt est un second guitariste
parfait, épaulant Webb, faisant le contrepoint permanent pour
permettre à ce dernier de broder encore et encore, sans retenue.
« Have
You Ever Loved A Woman » est un autre grand classique du Blues.
Chicken Shack imprime un mid-tempo collant, moite, sur lequel Webb
enlumine le thème de petits chorus liquide. Il y chante
merveilleusement bien, sa voix que l’on jugea coassante à la fin
des années 60 a gagné en ampleur, et se fêle parfois, donnant un
peu plus d’émotion à un thème déjà saisissant d’amertume.
Clouter et Daisley accentuent parfois le tempo, épaississant le
climat pour permettre à Webb de déclencher de grands orages de
notes dégringolantes, rappelant le brio d’un Jimmy Page sur le
premier disque de Led Zeppelin. Webb y imprime ses trémolos si
caractéristiques, qui donnent un surplus d’émotion à chacun de
ses chorus. « I’m Tore Down » est une nouvelle reprise
de Blues, au tempo nettement plus Boogie. Blunt a saisi son
bottleneck. Il va faire jeu égal avec Webb en termes de chorus.
C’est une nouveauté, car jamais le leader de Chicken Shack n’a
partagé les solos avec un autre guitariste au sein de son propre
groupe. Mais la complicité entre lui et Blunt est forte, et leur
collaboration se poursuivra jusqu’en 1980, date à laquelle il
quittera le Shack pour rejoindre le groupe solo de Robert Plant. Ce
nouveau morceau est une réussite, les deux hommes se complétant à
merveille, entre slide et chorus gorgés de wah-wah.
Preuve
de cette complicité entre les deux musiciens, ils vont interpréter
deux compositions de leur cru : « Rain On My Window Pane »
et « Delilah ». La première est un Blues au climat
mélancolique mais détendu, presque country, interprétée sans
section rythmique. Il est pour moi le point faible de ce disque, le
thème ne décollant jamais vraiment, mais il est une respiration
sympathique dans le maelström de Blues-Rock ravageur délivré
depuis le début du set. La seconde, « Delilah » est un
Heavy-Rock nerveux, tendu, s’éloignant des terres du Blues pour
une structure mélodique plus classique, mais furieusement efficace.
Webb était un grand compositeur d’excellentes chansons Rock, comme
il le prouvera notamment avec son projet suivant, Broken Glass.
« Delilah » est un excellent morceau, brillant, aux riffs
accrocheurs. Chicken Shack joue en rangs serrés, et dessine ce
qu’aurait pu être l’album studio potentielle de cette formation.
L’album
Imagination
Lady
de 1972, ayant été un grand succès populaire en Allemagne, il
était impossible pour Chicken Shack de ne pas en jouer l’un de ses
grands sommets : « Poor Boy ». C’est une version
prolongée qui est proposée. Le thème original était très
Heavy-Blues, abrupt, noir et amer. Webb décide d’en proposer une
version plus Funk, plus élastique. Les guitares rugissent toujours,
mais Bob Clouter et Bob Daisley lui impriment un groove plus épais,
et la guitare rythmique de Robbie Blunt colle des accords funky
teintés de wah-wah. Sur ce swing imparable, Webb joue avec la
rythmique de Blunt, doublant ses lignes, avant de décocher des
chorus pointillistes gloussant de wah-wah poisseuse. Les quatre
dessinent peu à peu un paysage vaporeux, hanté, plein de mélancolie
contenue et de solitude. Quelques notes imbibées de wah-wah
disparaissent peu à peu dans l’air avant que le thème ne
redémarre, et que l’électricité explose à nouveau.
Robbie
Blunt sort à nouveau son bottleneck pour l’amer Blues « Crying
Again », un thème original du nouveau quartet. Webb poinçonne
d’âpres chorus de guitare, poussé par ses comparses, totalement
en embuscade. Les quatre musiciens font monter l’émotion comme les
larmes un triste soir de pluie. Ils s’y entendent ces gaillards,
pour jouer le Blues. S’enchaîne une reprise de l’antédiluvien
« Dust My Broom » de Elmore James. Une reprise rugueuse,
grondante, et sur laquelle traîne la voix narquoise de Webb. Blunt
est un brillant soliste à la slide, un sacré lieutenant pour Stan
The Man, qui lui laisse tout le champ pour s’exprimer, avant de
décocher ses chorus furibards.
L’album
se clôt par une fantastique version de « I’m Going Down »
de Don Nix. L’orage gronde tout au long de la chanson, vrombissant
sous le riff tendu. Stan Webb dévale des cascades de notes furieuses
sur le solo avant de calmer le climat pour jouer avec le public,
ponctuant son propos de quelques coups de Les Paul Gibson. Puis il se
lance dans un solo, sur lequel Blunt lui répond, et les deux hommes
échangent plusieurs minutes. Puis le son s’éteint progressivement
sur ce dialogue musical. On aurait désiré en entendre plus, mais
comme l’explique Bob Daisley, la bande s’arrête brutalement
quelques secondes plus tard, trop courte pour capter la totalité du
concert. Qu’importe, ce concert est brillant, et éclaire d’un
jour nouveau la musique de Stan Webb. Cette incarnation de Chicken
Shack avait énormément à offrir. Cette bande permet d’en
apprécier toute la dimension. Webb et Blunt poursuivront leur
collaboration au sein de Broken Glass, dont l’unique album solo
sera un nouveau sommet de la carrière du guitariste anglais. Par son
Blues-Rock sans concession et hors des modes, il ouvrira la voie au
Pub-Rock. Il manquait à sa discographie un grand disque en public
témoignant de cette époque aussi mouvementée que riche, cet album
est cette pierre angulaire.
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