mercredi 30 mars 2016

MICHAEL CHAPMAN 1969

 "Michael Chapman a le talent d'un conteur digne de Bob Dylan, avec la lucidité sociale d'un Ken Loach."

MICHAEL CHAPMAN : Rainmaker 1969

J'écoute la radio depuis quelques minutes, et joue un morceau qualifié de Folk. Une rythmique vaguement syncopée, une guitare acoustique qui suit d'un accord la dite rythmique, et un minet qui vocalise ou une minette qui minaude. Si l'on pousse le vice, on peut même distinguer quelques menues percussions électroniques, dites électro, aujourd'hui incontournables sur tout disque qui se veut moderne et dans l'air du temps. Le terme Folk est tellement galvaudé, tellement utilisé à toutes les sauces du moment qu'un pseudo cool qui gratouille une guitare acoustique est Folk. Et l’on a fini par totalement oublié que comme tout mot de notre vocabulaire, il eut un sens.
Folk signifie peuple, où plus précisément les gens en général. Car le Folk était au départ de la musique populaire, les chansons que l'on interprétait le soir à la veillée, avec les instruments à disposition à la maison : guitare, tambourin, piano, violon, bandoleon..... De quoi s'accompagner et interpréter une mélodie tout en chantant un texte sur la vie de tous les jours : le travail, l'amour, les difficultés sociales. Ce terme prit tout son sens en Grande-Bretagne, Irlande comprise, qui recouvre ce que l'on qualifiera de musique populaire. Les américains avaient eux le Bluegrass et la Country pour les blancs, le Blues pour les Noirs. Il faudra que les immigrés britanniques et irlandais exportent leurs chansons pour le genre se fonde en terre américaine, et se mêlent aux musiques locales. Une scène folk apparaîtra à la fin des années 30 et les années 40 avec des musiciens comme Woody Guthrie, et dans les années 60, John Fahey puis Joan Baez et Bob Dylan.

En Grande-Bretagne, la scène se développa au milieu des années parallèlement à la scène Blues et Jazz, Bob Dylan ayant été aux débuts des années 60 le déclic pour beaucoup de musiciens décidés à se pencher sur la musique traditionnelle. Une véritable scène Folk explosa à la fin des années 60, avec en chef de file le décrié Dylan anglais, Donovan. Ce dernier eut pourtant le mérite de remettre au goût du jour ces sonorités perdues, ou en tout cas d'inciter toute une génération de beatniks de se replonger sur les musiques acoustiques traditionnelles.

Donovan fut qualifié de sous-Dylan, mais fut aussi accusé de galvauder un genre musical aux racines séculaires. Cette dernière critique, Dylan y eut droit en se mettant à l'électricité en 1965, le voyant trahir les codes du Folk traditionnel. Comme on critiqua Miles Davis lorsqu'il se mit à l'électrique, Coltrane au Free, et Muddy Waters et John Lee Hooker à fricoter avec les petits blancs du Blues anglais. Il est certain que cette répartie pourrait m'être opposée, étant donné que je suis gentiment en train de vous expliquer que tout ce qui est qualifié de Folk grand public me les brise avec fracas. Mais ce n'est en fait pas une question de codes musicaux, mais de qualité. La plupart de ce qui sort sous la forme de Folk est d'une médiocrité musicale et d'une uniformité effrayante, traduisant un manque flagrant d'imagination. Je ne serai pas non plus totalement hermétique, un groupe comme Mumford & Sons mérite le respect. Mais globalement, bien qu'ils soient d'énormes vendeurs outre-Manche, on ne les entend guère ici.

Le Folk britannique est d'une richesse infinie. Il proposa des artistes et des albums tout simplement magiques entre 1965 et 1980. L'émotion qui y est véhiculée est d'une beauté renversante. Si le Heavy-Metal et le Hard-Rock m'ont comblé de joie électrique par les formations des plus au moins connues, le Folk fit de même. La poésie délicate, douce et amère des vertes prairies de l'Albion vous saisit totalement. Si certains ont eut tendance, à force de substances, à s'acharner sur les mythes de Tolkien, d'autres surent véhiculer la beauté de la musique anglaise dans toute sa splendeur, au point d'en influencer directement le Hard-Rock. Jimmy Page était un amateur transi de Davy Graham et Roy Harper, et les incursions Folk de Led Zeppelin, qu'elles soient franches ou matières à inspiration pour des pièces électriques ambitieuses, sont d'une beauté transcendante, et apporte une richesse particulière à sa musique. Même Black Sabbath fut influencé. Par ses mélodies aux relents celtiques ou médiévaux, c'est bien le Folk britannique qui est là, sous-jacent, enrichissant la Heavy-Music de ses mélodies majestueuses.

Je découvris beaucoup de musiciens par Led Zeppelin, Harper et Graham notamment, mais aussi le possédé John Fahey. Cela ne gâcha en rien mon appréciation de la musique de Led Zeppelin, bien au contraire. Je découvris un autre monde, qui était celui par lequel vivait la musique du quatuor de Page, et donnait les clés de sa magie unique.
Par-delà les mondes de la verte Angleterre, je découvris Michael Chapman. Sa musique m'émeut. L'homme est un pionnier du genre, modeste, qui débuta comme professeur de photographie, avant d'interpréter ses chansons dans les pubs et les bars. Il se fit une petite réputation auprès des amateurs de Folk à guitare, ceux-là même qui soutinrent Roy Harper. Il fut signé par le label Harvest, et publia ce premier album en 1969. Il a alors vingt-huit ans.

Sa gueule cassée et sa voix râpée en font l'interprète d'une musique rugueuse. Sa musique est un monde amer et mélancolique, sortant des noires années de la Seconde Guerre Mondiale, de ses privations et des efforts de la reconstruction. Une Grande-Bretagne qui travaille dure, se lève tôt, mais ne rêve pas. La folle jeunesse du milieu des années 60 tentera de faire sortir le pays de son univers gris et sordide pour y apporter de la couleur, de la folie, de la poésie, et l'espérance d'une vie moins monotone qu'elle ne semble se dessiner. Michael Chapman a compris depuis longtemps que l'on ne sera pas nombreux à planer jusqu'à la fin de nos jours à Ibiza. Il faudra se contenter des joies simples, et faire face au quotidien, qui se rappelle à notre bon souvenir. De petites étincelles de plaisir dans un océan d'ennui quotidien. Et puis aussi ces rêves qui se brisent, ces bons moments qui s'arrêtent, inexorablement : un amour qui se meurt, un dimanche qui se termine, une éclaircie au milieu de la grisaille au bord de la jetée.

Chapman est un poète taciturne, qui sait apprécier les lueurs d'espoir, mais reste lucide quant à la dureté de la vie et des relations humaines. Ses mélodies sont d'une beauté sauvage. Son jeu de guitare le voit mêler le Blues et des accords venus des îles de l'Ouest, aux accents celtiques et irlandais. L'homme peut pratiquer les deux sur un instrumental, usant du bottleneck pour jouer un obsédant thème aux saveurs de stout. Il est à la fois un véritable virtuose de l'instrument, comme Davy Graham, et y injecte l'audace d'un Roy Harper, sans tomber dans le délire inhérent à certains artistes influencés par le Rock Progressif. Chapman restera un artiste inspiré durant toutes les années 70, connaissant même un certain succès commercial durant la décennie grâce au soutien du toujours inspiré animateur radio de la BBC, John Peel.

Sa sensibilité n'est pas sans rappeler Rory Gallagher, mais l'irlandais était aussi un jeune chien fou lorsqu'il prenait sa vieille Stratocaster. Pourtant, à l'écoute de leurs musiques, on aperçoit les vagues se briser sur la côte, les plages de galets, les petites routes serpentant la verte campagne, les petites maisons blanches aux poutres de bois apparentes, et les fleurs multicolores des rhododendrons. C'est aussi celles des rues bordées de petites maisons de briques sales, derrière lesquelles trônent des cheminées d'usine et des friches industrielles, anciens puits de mine à l'abandon. Tout un pan de vie que les Anglais préfèrent fuir pour la folie londonienne ou le soleil de Californie. Lorsqu'ils en ont les moyens. Mais qui parle de ces anglais, de ces cités sombres, de ces vies sans espoir, à part les auteurs dont la musique s'enracine profondément dans la terre de ces îles britanniques au passé si particulier ?
Michael Chapman a le talent d'un conteur digne de Bob Dylan, avec la lucidité sociale d'un Ken Loach. « It Didn't Work Out » qui ouvre l'album reste pour moi la fabuleuse découverte de ce compositeur miraculeux. Une mélodie âcre et résolue soutient un texte fracassant d'évidence sur une relation amoureuse qui ne fonctionne pas. L'accord discret de Chapman est un enchantement, souffle de résignation douce-amère. J'avais eu le plaisir d'en entendre une version saisie en direct dans un bar, seul à la guitare. A nue, sans sa rythmique souple, les petits chorus de guitare et les accords d'orgue, la mélodie était encore plus belle, encore plus pure. Je ne pus contenir quelques larmes à l'écoute de ce thème.

« Rainmaker » est un bel instrumental sur cette pluie rédemptrice qui tombe et lave autant les trottoirs que les tourments des âmes. « You Say » est une tendre chanson sur un amour qui débute dans la douceur de l'air du mois de mai. « Thank You PK 1944 » évoque les souvenirs des terribles bombardements sur la Grande-Bretagne de l'enfant Michael Chapman, né en 1941. Chapman s’est entouré de musiciens issus de la scène Jazz et Blues anglaise : Clem Clempson de Colosseum, Alex Dmochovski et Aynsley Dunbar du Retaliation, ou encore un petit nouveau que Chapman a repéré : Mick Ronson.

Cette belle équipe brode une musique teintée de mélancolie et de nostalgie à des amours perdus couverts de cendres et de tendres pensées : « No One Left To Care », « Small Stones », « Sunday Morning », ou Goodbye to Monday Night » sont de petites merveilles oscillant entre le Folk-Blues vigoureux de la guitare et de la voix de Chapman, et cette couleur bleue si particulière du British-Blues Boom de la fin des années 60. L’album se termine comme dans le souffle d’une vague grise se brisant sur les rochers de la côte, emportant dans le ressac les douleurs des jours passés.
Au début des années 70, Chapman se tournera progressivement vers les sonorités américaines de la Soul et du Folk de Memphis. Il se détachera de cette profonde identité britannique qui fait le charme de ce disque lumineux et granitique, empreint de la poésie grave des adultes blessés. Mais il conservera à jamais cette âme sensible et amère qui fait tout le charme de sa musique si particulière.

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