"Michael
Chapman a le talent d'un conteur digne de Bob Dylan, avec la lucidité
sociale d'un Ken Loach."
MICHAEL
CHAPMAN : Rainmaker 1969
J'écoute
la radio depuis quelques minutes, et joue un morceau qualifié de
Folk. Une rythmique vaguement syncopée, une guitare acoustique qui
suit d'un accord la dite rythmique, et un minet qui vocalise ou une
minette qui minaude. Si l'on pousse le vice, on peut même distinguer
quelques menues percussions électroniques, dites électro,
aujourd'hui incontournables sur tout disque qui se veut moderne et
dans l'air du temps. Le terme Folk est tellement galvaudé, tellement
utilisé à toutes les sauces du moment qu'un pseudo cool qui
gratouille une guitare acoustique est Folk. Et l’on a fini par
totalement oublié que comme tout mot de notre vocabulaire, il eut un
sens.
Folk
signifie peuple, où plus précisément les gens en général. Car le
Folk était au départ de la musique populaire, les chansons que l'on
interprétait le soir à la veillée, avec les instruments à
disposition à la maison : guitare, tambourin, piano, violon,
bandoleon..... De quoi s'accompagner et interpréter une mélodie
tout en chantant un texte sur la vie de tous les jours : le
travail, l'amour, les difficultés sociales. Ce terme prit tout son
sens en Grande-Bretagne, Irlande comprise, qui recouvre ce que l'on
qualifiera de musique populaire. Les américains avaient eux le
Bluegrass et la Country pour les blancs, le Blues pour les Noirs. Il
faudra que les immigrés britanniques et irlandais exportent leurs
chansons pour le genre se fonde en terre américaine, et se mêlent
aux musiques locales. Une scène folk apparaîtra à la fin des
années 30 et les années 40 avec des musiciens comme Woody Guthrie,
et dans les années 60, John Fahey puis Joan Baez et Bob Dylan.
En
Grande-Bretagne, la scène se développa au milieu des années
parallèlement à la scène Blues et Jazz, Bob Dylan ayant été aux
débuts des années 60 le déclic pour beaucoup de musiciens décidés
à se pencher sur la musique traditionnelle. Une véritable scène
Folk explosa à la fin des années 60, avec en chef de file le décrié
Dylan anglais, Donovan. Ce dernier eut pourtant le mérite de
remettre au goût du jour ces sonorités perdues, ou en tout cas
d'inciter toute une génération de beatniks de se replonger sur les
musiques acoustiques traditionnelles.
Donovan
fut qualifié de sous-Dylan, mais fut aussi accusé de galvauder un
genre musical aux racines séculaires. Cette dernière critique,
Dylan y eut droit en se mettant à l'électricité en 1965, le voyant
trahir les codes du Folk traditionnel. Comme on critiqua Miles Davis
lorsqu'il se mit à l'électrique, Coltrane au Free, et Muddy Waters
et John Lee Hooker à fricoter avec les petits blancs du Blues
anglais. Il est certain que cette répartie pourrait m'être opposée,
étant donné que je suis gentiment en train de vous expliquer que
tout ce qui est qualifié de Folk grand public me les brise avec
fracas. Mais ce n'est en fait pas une question de codes musicaux,
mais de qualité. La plupart de ce qui sort sous la forme de Folk est
d'une médiocrité musicale et d'une uniformité effrayante,
traduisant un manque flagrant d'imagination. Je ne serai pas non plus
totalement hermétique, un groupe comme Mumford & Sons mérite le
respect. Mais globalement, bien qu'ils soient d'énormes vendeurs
outre-Manche, on ne les entend guère ici.
Le
Folk britannique est d'une richesse infinie. Il proposa des artistes
et des albums tout simplement magiques entre 1965 et 1980. L'émotion
qui y est véhiculée est d'une beauté renversante. Si le
Heavy-Metal et le Hard-Rock m'ont comblé de joie électrique par les
formations des plus au moins connues, le Folk fit de même. La poésie
délicate, douce et amère des vertes prairies de l'Albion vous
saisit totalement. Si certains ont eut tendance, à force de
substances, à s'acharner sur les mythes de Tolkien, d'autres surent
véhiculer la beauté de la musique anglaise dans toute sa splendeur,
au point d'en influencer directement le Hard-Rock. Jimmy Page était
un amateur transi de Davy Graham et Roy Harper, et les incursions
Folk de Led Zeppelin, qu'elles soient franches ou matières à
inspiration pour des pièces électriques ambitieuses, sont d'une
beauté transcendante, et apporte une richesse particulière à sa
musique. Même Black Sabbath fut influencé. Par ses mélodies aux
relents celtiques ou médiévaux, c'est bien le Folk britannique qui
est là, sous-jacent, enrichissant la Heavy-Music de ses mélodies
majestueuses.
Je découvris beaucoup de musiciens par Led Zeppelin, Harper et
Graham notamment, mais aussi le possédé John Fahey. Cela ne gâcha
en rien mon appréciation de la musique de Led Zeppelin, bien au
contraire. Je découvris un autre monde, qui était celui par lequel
vivait la musique du quatuor de Page, et donnait les clés de sa
magie unique.
Par-delà
les mondes de la verte Angleterre, je découvris Michael Chapman. Sa
musique m'émeut. L'homme est un pionnier du genre, modeste, qui
débuta comme professeur de photographie, avant d'interpréter ses
chansons dans les pubs et les bars. Il se fit une petite réputation
auprès des amateurs de Folk à guitare, ceux-là même qui
soutinrent Roy Harper. Il fut signé par le label Harvest, et publia
ce premier album en 1969. Il a alors vingt-huit ans.
Sa
gueule cassée et sa voix râpée en font l'interprète d'une musique
rugueuse. Sa musique est un monde amer et mélancolique, sortant des
noires années de la Seconde Guerre Mondiale, de ses privations et
des efforts de la reconstruction. Une Grande-Bretagne qui travaille
dure, se lève tôt, mais ne rêve pas. La folle jeunesse du milieu
des années 60 tentera de faire sortir le pays de son univers gris et
sordide pour y apporter de la couleur, de la folie, de la poésie, et
l'espérance d'une vie moins monotone qu'elle ne semble se dessiner.
Michael Chapman a compris depuis longtemps que l'on ne sera pas
nombreux à planer jusqu'à la fin de nos jours à Ibiza. Il faudra
se contenter des joies simples, et faire face au quotidien, qui se
rappelle à notre bon souvenir. De petites étincelles de plaisir
dans un océan d'ennui quotidien. Et puis aussi ces rêves qui se
brisent, ces bons moments qui s'arrêtent, inexorablement : un
amour qui se meurt, un dimanche qui se termine, une éclaircie au
milieu de la grisaille au bord de la jetée.
Chapman
est un poète taciturne, qui sait apprécier les lueurs d'espoir,
mais reste lucide quant à la dureté de la vie et des relations
humaines. Ses mélodies sont d'une beauté sauvage. Son jeu de
guitare le voit mêler le Blues et des accords venus des îles de
l'Ouest, aux accents celtiques et irlandais. L'homme peut pratiquer
les deux sur un instrumental, usant du bottleneck pour jouer un
obsédant thème aux saveurs de stout. Il est à la fois un véritable
virtuose de l'instrument, comme Davy Graham, et y injecte l'audace
d'un Roy Harper, sans tomber dans le délire inhérent à certains
artistes influencés par le Rock Progressif. Chapman restera un
artiste inspiré durant toutes les années 70, connaissant même un
certain succès commercial durant la décennie grâce au soutien du
toujours inspiré animateur radio de la BBC, John Peel.
Sa
sensibilité n'est pas sans rappeler Rory Gallagher, mais l'irlandais
était aussi un jeune chien fou lorsqu'il prenait sa vieille
Stratocaster. Pourtant, à l'écoute de leurs musiques, on aperçoit
les vagues se briser sur la côte, les plages de galets, les petites
routes serpentant la verte campagne, les petites maisons blanches aux
poutres de bois apparentes, et les fleurs multicolores des
rhododendrons. C'est aussi celles des rues bordées de petites
maisons de briques sales, derrière lesquelles trônent des cheminées
d'usine et des friches industrielles, anciens puits de mine à
l'abandon. Tout un pan de vie que les Anglais préfèrent fuir pour
la folie londonienne ou le soleil de Californie. Lorsqu'ils en ont
les moyens. Mais qui parle de ces anglais, de ces cités sombres, de
ces vies sans espoir, à part les auteurs dont la musique s'enracine
profondément dans la terre de ces îles britanniques au passé si
particulier ?
Michael
Chapman a le talent d'un conteur digne de Bob Dylan, avec la lucidité
sociale d'un Ken Loach. « It Didn't Work Out » qui ouvre
l'album reste pour moi la fabuleuse découverte de ce compositeur
miraculeux. Une mélodie âcre et résolue soutient un texte
fracassant d'évidence sur une relation amoureuse qui ne fonctionne
pas. L'accord discret de Chapman est un enchantement, souffle de
résignation douce-amère. J'avais eu le plaisir d'en entendre une
version saisie en direct dans un bar, seul à la guitare. A nue, sans
sa rythmique souple, les petits chorus de guitare et les accords
d'orgue, la mélodie était encore plus belle, encore plus pure. Je
ne pus contenir quelques larmes à l'écoute de ce thème.
« Rainmaker »
est un bel instrumental sur cette pluie rédemptrice qui tombe et
lave autant les trottoirs que les tourments des âmes. « You
Say » est une tendre chanson sur un amour qui débute dans la
douceur de l'air du mois de mai. « Thank You PK 1944 »
évoque les souvenirs des terribles bombardements sur la
Grande-Bretagne de l'enfant Michael Chapman, né en 1941. Chapman
s’est entouré de musiciens issus de la scène Jazz et Blues
anglaise : Clem Clempson de Colosseum, Alex Dmochovski et
Aynsley Dunbar du Retaliation, ou encore un petit nouveau que Chapman
a repéré : Mick Ronson.
Cette
belle équipe brode une musique teintée de mélancolie et de
nostalgie à des amours perdus couverts de cendres et de tendres
pensées : « No One Left To Care », « Small
Stones », « Sunday Morning », ou Goodbye to Monday
Night » sont de petites merveilles oscillant entre le
Folk-Blues vigoureux de la guitare et de la voix de Chapman, et cette
couleur bleue si particulière du British-Blues Boom de la fin des
années 60. L’album se termine comme dans le souffle d’une vague
grise se brisant sur les rochers de la côte, emportant dans le
ressac les douleurs des jours passés.
Au
début des années 70, Chapman se tournera progressivement vers les
sonorités américaines de la Soul et du Folk de Memphis. Il se
détachera de cette profonde identité britannique qui fait le charme
de ce disque lumineux et granitique, empreint de la poésie grave des
adultes blessés. Mais il conservera à jamais cette âme sensible et
amère qui fait tout le charme de sa musique si particulière.
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