"Isotope joue énormément, et sa
cohésion musicale est totale."
ISOTOPE : Golden Section
2008
Je ne sais pas réellement pourquoi,
mais cet album accompagna mes longs mois de solitude. Il fut la
bande-son de mes errances, de mes remises en question, de mes
recherches personnelles. Je me souviens de la bande blanche défilant
dans mon rétroviseur sur les routes qui me menèrent à des
rencontres, à des amis, à des concerts aussi, dont celui de Soft
Machine Legacy vu au Festival Rock In Opposition. Cela me replongea
dans le Jazz-Rock de Soft Machine et ses satellites. Dont celui-ci,
que je ne connaissais absolument pas, et dont je n'attendais, mais
alors, strictement rien.
Il est aussi le compagnon de rêverie
des moments difficiles. Lorsque tout devient trop pénible autour de
moi, j'ai besoin de me replier sur mon monde intérieur. J'ai besoin
d'entendre ces sons d'un autre univers, me plonger dans ces disques
obscurs, de trouver des lectures qui permettent à mon esprit de ne
plus avoir de connexion avec les soucis qui m'accablent. Cela me
permet de le mettre au repos, de ne pas phosphorer encore et encore,
de retrouver ma liberté quelque part. Lorsque je me plonge dans ce
monde, j'ai l'impression d'être recroquevillé sur moi-même, les
mains sur les oreilles, les yeux fermés dans le coin d'une pièce,
caché, à attendre que l'orage s'éloigne de moi. Sans cela, je sens
mon cerveau se consumer, perdre pied, je sens la folie me guetter. Je
sais pertinemment que nous ne sommes plus très nombreux à écouter
ce genre de musique, et j'ai l'impression qu'elle s'adresse encore
davantage à moi seul.
La constellation Soft Machine n'est
pas toujours un monde doux et rêveur : ces noms de groupe ou
ces pochettes à base scientifique, ces formules mathématiques ou
chimiques, comme pour retranscrire l'inhumanité de ce monde par trop
matérialiste. De petits carrés de couleur, en relief, comme sur 7
de Soft Machine. Ce jazz-rock un peu froid, ces musiciens aux visages
sérieux sur des photos en noir et blanc. Hugh Hopper, John Marshall,
Mike Ratledge, Roy Babbington, Karl Jenkins, Gary Boyle... ont tous
des physiques de profs. De la technique, de la rigueur, de la musique
qui fait réfléchir. Et puis de la poésie qui ressort de cet
univers si particulier, de prime abord si rébarbatif. Des dessins à
bases de pièces mécaniques, de formes géométriques, de formules
d'éléments chimiques, de grands tuyaux de couleur présentant un
monde urbain vide. La sensation d'être seul devant un monde de
science-fiction technologique déshumanisé. Celui de Georges Orwell
et son 1984, dont Hugh Hopper en fera un album solo en 1973.
La peur devant ces grands espaces sans âme. C'est ce que retrace la
musique de tous ces groupes. Le joli monde en rose et gris de Caravan
est devenu froid et effrayant comme le béton d'étranges
constructions futuristes des grands ensembles de banlieue.
Isotope est un groupe fondé par le
guitariste Gary Boyle en 1973. Auparavant, il travailla à plusieurs
reprises avec Brian Auger, notamment avec son Trinity. Il fut
également musicien de session dans la constellation Jazz-Rock :
Soft Machine, Keith Tippett, ou Stomu Yamashta. Brian Miller prend
les claviers et Nigel Morris la batterie. Un premier album éponyme
est publié avec Jeff Clyne à la basse.
En 1974, Miller est remplacé par
Laurence Scott, et Clyne par un certain Hugh Hopper, qui a quitté
Soft Machine en 1973. Un second album sera enregistré, Illusion.
Mais surtout, Isotope tourne énormément en Europe et aux USA. Car
le nouveau quatuor régénéré a énormément à offrir
musicalement.
Isotope est un groupe de Jazz-Rock
donc. On retrouve la plupart des éléments définissant ce genre
musical, à l’instar de Mahavishnu Orchestra ou Weather Report.
Isotope injecte beaucoup de groove dans sa musique, elle possède une
teinte Funk assez proche de ce que proposera Billy Cobham en solo. Mais il y a aussi un quelque chose
d'indéfinissable en plus. Un paramètre difficile à expliquer qui
rend la musique d'Isotope totalement captivante. C'est une musique
d'espace. Là où les grands noms du genre ont parfois tendance à
oublier le tempo, le feeling, pour se concentrer sur la technique et
le langage Jazz pur au détriment de la musicalité, Isotope reste
dans la poésie. C'est une musique d'évasion,
extrêmement mélodique. Bien sûr, il y a de la rigueur, de la
technique, mais cela est mis à la disposition de morceaux
relativement courts dans l'univers du Jazz-Rock, environ cinq ou six
minutes, à l'exception de « Spanish
Sun », dépassant quelque peu les neuf.
Durant les années 1974-1975, Isotope
trouve son incarnation la plus prodigue. L'apport musical de Hugh
Hopper est majeur. Sa basse souple, son jeu riche apporte un
fantastique liant entre la guitare de Boyle et le piano électrique
de Scott. Le jeu de batterie de Morris est luxuriant, utilisant
énormément les cymbales et les roulements de caisse claire et de
toms sur des tempos très enlevés.
Isotope joue énormément, et sa
cohésion musicale est totale. Golden Section est un
témoignage de ce travail sur scène. Il est un alliage de plusieurs
sources en concert. Si les albums sont de bonne facture, ils
n'arrivent pas à retranscrire pleinement le potentiel créatif du
quatuor. C'est ce que retrace ce disque. Et en particulier sa pièce
maîtresse, une session pour Radio Bremen le 20 mai 1975 dont les
six premiers morceaux sont issus. Le groupe est augmenté du
percussionniste Aureo De Souza, en rupture de Weather Report. Les
interprétations sont un aboutissement total. Tout y est parfait, à
la note près. La musique y coule, fluide, lumineuse, pleine de
swing, de virtuosité maîtrisée.
A commencer par cette sublime version
de « Illusion ».
Jamais ce morceau n'aura eu autant de punch, de mordant. Et il y a
cette mélancolie sous-jacente, cette sensation de décoller et de
planer au-dessus du monde, à une vitesse folle, de le voir défiler,
totalement détaché. La basse de Hopper vrombit sur la batterie et
les percussions, sonnant le thème du morceau, rejoint par les notes
liquides du piano électrique, et les arpèges gorgés de wah-wah et
de sustain. Le tempo continue à tourner à plein régime tandis que
Boyle se lance dans de petits riffs Funk constellant le solo de
piano. Hopper écrase sa wah-wah, faisant louvoyer ses quatre-cordes
entre les deux instruments lead. Puis la guitare s'envole dans un
chorus échevelé, magique, véritable envolée de Jazz électrique
magique. On est pris à la gorge par la cohérence du groupe, capable
d'improviser en restant concis. Isotope est un groupe vif. Le quatuor
ne s'offre pas de longues improvisations qui pourraient paraître par
trop prétentieuse. Il reste proche du thème, chaque chorus est
pesé, il est le fruit d'un travail de répétition et de scène
intense.
Car Isotope tourna non stop pendant
ses trois années d'existence, que ce soit en Grande-Bretagne, en
Europe, et même aux Etats-Unis. Le plus étonnant, c'est qu'ils
furent des premières parties totalement à contre-emploi, devant un
public à priori pas du tout réceptif, accompagnant des formations
Hard-Blues ou Sudistes comme Allman Brothers Band, Johnny Winter ou
Average White Band. C'est en tout cas ce rythme de concerts intensif
qui permit au groupe d'être aussi efficace.
Sa sonorité est aussi très
particulière : une guitare électrique très en avant, tendue
de sustain, un piano électrique saturé, une batterie foisonnante,
aux roulements typiquement Jazz, et un bassiste brillant,
s'intercalant comme un second guitariste, à la fois accompagnateur
et soliste, volubile ciment entre le piano et la guitare. L'autre
immense qualité d'Isotope, c'est la singularité et la beauté de
ses thèmes musicaux, particulièrement mélodiques, souvent aériens
et incitant toujours à la rêverie, à la déambulation de l'esprit.
« Rangoon
Creeper » est un thème Funk, mid-tempo, qui voit les
musiciens joués avec le volume de leurs instruments, pour laisser la
place à chacun. Son rythme et sa mélodie sont obsédants,
addictifs. Impossible de s'en défaire, ils vous collent à l'oreille
pendant des jours. « Attila » démarre sur un rythme plus
épais, vêtu d'une mélodie tendue. Boyle tient alors un petit riff
de guitare plein de groove, laissant le piano de Scott improviser,
cascades de notes liquides. Puis les deux hommes échangent les
rôles. Le solo de six-cordes est d'un lyrisme magique, comme durant
la totalité de cette première séance. On le retrouve tout au long
du sublime « Spanish Sun »,
lumineux comme un ciel d'été au couchant sur la plaine aride de
l'Andalousie. La six-cordes se pare de sonorités arabisantes et
flamenco. Sur des scintillements de cymbales doux comme le son des
vagues sur la plage, Boyle explore les possibilités de sa guitare.
Le thème est délicat, lancinant, mystérieux comme une médina.
« Crunch
Cake » ramène Isotope sur les terres Funk. Guitare,
basse et piano emmènent un thème souple. Boyle appuie sur la
wah-wah, avant de laisser le piano s'exprimer tout au long du morceau
dans une longue improvisation tout à fait passionnante.
« M
And Ms Picture » accélère le tempo, sur un roulement
de caisse claire rapide typiquement Jazz. La basse de Hopper tient le
riff, pendant que Boyle l'enlumine d'arpèges. Scott se livre à un
nouveau solo flirtant parfois avec le boogie-woogie. La six-cordes
s'envole alors dans un solo parfait, épique et tout en volées de
notes rapides.
Le reste est en fait plus anecdotique.
D'abord parce que la prise de son est moins bonne, ensuite parce que
les interprétations sont un ton en-dessous des six premiers
morceaux, absolument parfaits. Néanmoins, la version du morceau «
Golden Section » est excellente, avec la basse de Hopper
tendue de fuzz et une rythmique parfaite, lourde, mid-tempo, moite de
groove, malgré un son brillant légèrement.
La découverte de la musique d'Isotope
et de ce disque me ravirent par la formidable cohésion du quatuor et
sa vraie originalité dans l'univers du Jazz-Rock. La poésie qui
s'en dégage n'a que bien peu d'équivalent, et ne provoque à aucun
moment ni ennui, ni sensation d'auto-satisfaction. C'est une musique
pour les rêves, pour les voyages, qu'ils soient réels ou de
l'esprit. Un disque audacieux, puissant, qui ouvre la porte à la
découverte des trois albums studios d'Isotope, tous excellents, et
dont les morceaux sont ici transcendés par la spontanéité de la
scène.
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