mardi 24 novembre 2015

DOGS 1980

 "Dominique était un maniaque de la guitare. Il voulait retranscrire ce qu’il aimait en une fusion d’acier brûlant."

THE DOGS : Walking Shadows 1980

Il pleut sur Rouen depuis plusieurs jours. Les trottoirs luisent d’humidité moite. La fraîcheur du mois de septembre normand n’a pas découragé quelques jeunes gens de traîner dans la rue en ce samedi soir. Ils sont assis sous un abribus, et parlent forts, l’air vaguement arrogant. Ils ont tous une cigarette Gauloise à la bouche, et une bière Kronenbourg à la main, le pack bien calé sur le banc usé et graffité. Ils iront sans doute faire un tour au bar-tabac du coin racheter un paquet de cigarettes et faire une partie de flipper ou de babyfoot. Une Renault 14 passe dans la rue dans un panache de fumée blanche d’essence plombée. Les petits gars regardent les voitures passées. Ils aimeraient bien en avoir une, pour aller sur Paris un week-end, faire la fête loin de la grisaille de la province. Ils n’espèrent qu’une chose : ne pas finir docker sur le port ou ouvrier sur une chaîne de montage. Ils voudraient faire des bandes dessinées, vendre des disques dans une boutique, bricoler des motos, vivre de ce qu’ils aiment plutôt que de bosser pour vivre.

Le froid commence à les saisir, malgré les bières. Ils se dandinent sur leurs jambes, la tête rentrée dans le col et les mains profondément enfoncées dans leurs poches de blouson. L’un d’eux propose bientôt d’aller au concert de la MJC du coin voir un groupe local. Ils s’appellent les Dogs, et ils ont une réputation flatteuse. Il les a même vu dans Rock’N’Folk et Best, alors c’est dire s’ils doivent être plutôt bons. Le temps de finir les dernières bières du pack, et direction la salle de concert. Cette dernière est déjà pleine de jeunes gens comme eux, il y a même des filles. Pas beaucoup quand même, elles préfèrent le disco et John Travolta. Celles qui sont là sont forcément différentes, elles ont un truc en plus. Un nuage de fumée de cigarettes nimbe le public jusqu’au plafond de la petite salle dans laquelle s’entassent cinq cent gamins. Les musiciens montent sur scène sous les applaudissements et les cris. Le guitariste- chanteur Dominique Laboubée salue le public d’un geste nonchalant avant de se saisir de sa guitare, de remettre négligemment le revers de sa veste sous la sangle, et de jeter un regard vers ses deux compères : Hughes Urvoy de Portzamparc à la basse et Michel Gross à la batterie. Ces derniers sont plutôt mutiques, distants. Ils ont cette morgue de rockers punks, qui masquent difficilement les petits sourires en coin révélateurs de la satisfaction du chemin parcouru.

Les Dogs ont achevé une année riche en étapes importantes pour leur carrière de musiciens : un passage à l’émission « Chorus » d’Antoine de Caunes sur Antenne 2, et une prestation remarquée au Festival Frenchrockmania au palais des Sports de Paris, où jouèrent les meilleurs groupes Rock français. Clairement, les Dogs sont au-dessus du lot, mais ils sont aussi à part. Si Bijou, Trust, et Téléphone s’imposent grâce à une musique énergique chantée en français, et aux références évidentes, comme les Rolling Stones ou AC/DC, les Dogs chantent en anglais, et leurs références musicales sont bien plus pointues. Ils font partie de cette seconde division magnifique qui préfère chanter en anglais : Little Bob Story, Ganafoul ou Factory. Les rouennais ont ce truc en plus, ni totalement Punk, ni totalement Rock stonien. Ils aiment les Stooges, MC5, mais aussi le Rock anglais des années 60 et la Garage-Rock américain le plus obscur. Ils puisent à pleins poumons leur inspiration dans la noirceur urbaine. Ils ont le visage anguleux des mecs érudits, ayant soudé leur Rock dans les concerts qu’ils donnent depuis 1973, et dans les enregistrements de morceaux originaux comme les reprises les plus judicieusement choisies. Comme celle de « Shout » des Isley Brothers à Chorus, pour rappeler ce qu’ils sont : un groupe de Garage. Ils savaient jouer, les Dogs. Dominique était un maniaque de la guitare. Il voulait retranscrire ce qu’il aimait en une fusion d’acier brûlant. Ce n’était pas de la régurgitation de Rock 60’s mal dégrossie, mais bien un son rêvé, entendu dans sa tête, ce qui était pour lui le Rock urbain.

Je me souviens d’un film de 1980 avec une version en direct de la chanson « Algomania ». C’était pour « La Brune Et Moi ». Ce long-métrage n’a que peu d’intérêt, si ce n’est de faire jouer des groupes de Rock français de l’époque. Parmi eux, il y avait les Dogs. Il y a ces quelques secondes de silence, cadrant le groupe prêt à jouer. Puis ils délivrent une version serrée, tendue, de ce morceau génial. Ils ont une élégance folle. Laboubée est nonchalant, le regard noir, la mâchoire serrée, chantant de son accent traînant. Portzamparc est concentré, Gross est possédé. Ce dernier porte des gants de cuir noir, et frappe ses peaux d’une manière frénétique, très Punk. Ils avaient ce truc en plus, ils étaient intenses. Ces trois petites minutes frappèrent mon imagination de manière indélébile. Ils étaient à part sur la scène française, ils n’étaient pas dans le cliché, mais dans l’action : les disques, les concerts. Ils étaient soutenus par la presse musicale, mais ne firent finalement l’objet que de peu d’articles. Ils étaient sur la route en permanence, vendaient leurs disques, et existèrent jusqu’à la mort de Dominique Laboubée en 2002. Ils bénéficiaient d’un succès d’estime tout à fait raisonnable, mais restèrent pour toujours dans l’ombre, payant sans doute leur refus de venir s’installer sur Paris plutôt que de rester sur Rouen. Leur distance les écarta du cercle des gens qui comptent, mais montrait combien la musique était ce qui comptait le plus pour eux. Leur attitude n’était pas une pose, mais bien ce qui coulait naturellement dans leurs veines. C’est ce qui fait leur force et celle de leur Rock, pour toujours.

Walking Shadows est leur second album. Ce choix réside dans la présence de la chanson « Algomania », qui resta pour moi une obsession. Mais ce disque a aussi une tonalité très particulière. Il est dans doute le plus noir, le plus agressif de tous. En plus des influences déjà citées s’ajoutent clairement des formations Punk New Wave anglaise dont Joy Division et Wire. Le son de la batterie gorgé d’écho s’inspire d’ailleurs de cette scène, ce qui est pourtant plutôt un bémol, car il date quelque peu l’enregistrement. Une certaine insouciance s’envole avec ce disque. Après la signature avec le label Philips et la sortie du premier album, les Dogs découvrent que leur maison de disques ne met pas beaucoup d’argent sur eux, et ils seront remerciés après ce second disque. Ils le savent d’ailleurs déjà, d’où sans doute cette atmosphère mordante et glaciale. Le juteux Garage-Rock hargneux expédié en trois minutes laisse la place à des morceaux plus longs permettant au trio d’exprimer sa rage et son spleen. On retrouve bien évidemment ce qui fit toute leur personnalité, mais un halo de tristesse et de désillusion s’enroule autour du Rock des Dogs, à l’image de la magnifique photo en noir et blanc de la pochette, nocturne.

« Secret Life » est une première décharge de chevrotine emportée par un tempo rapide. La basse est très présente, grondante, épaisse, permettant un soutien sans faille de la guitare de Laboubée, qui s’envole en circonvolutions de chorus subtils et désenchantés. « Boy » sonne encore plus métallique et agressif, frustration juvénile totale. La colère sourde en permanence, tension des corps.

« Algomania » est un monument à lui seul. Dans sa version studio aux tonalités New Wave, elle brille d’une aura nouvelle. Elle conserve bien évidemment toute sa violence, mais se transforme davantage en un cri dans la nuit plutôt qu’en uppercut teigneux dans sa version en direct filmée. La mélodie conserve toute sa grâce et son élégance racée. C’est le morceau le plus méchamment Punk du répertoire des Dogs, mais davantage dans la lignée des Saints que des Sex Pistols. La référence australienne n’est pas anodine, car l’approche du groupe français s’approche furieusement de celle du quatuor de Brisbane. « Walking Shadow » s’imprègne d’arpèges maladifs et électriques à l’influence de Manchester : Joy Division. Cette approche conserve néanmoins toute son esthétique Garage américain. Laboubée brode des dentelles de guitares orageuses sur un tapis de basse et de batterie d’une densité époustouflante. L’influence New Wave anglaise s’impose également sur le sombre « The Disfigured », qui s’imprègne de l’atmosphère de Cure. Dominique Laboubée est totalement convaincant dans son rôle de jeune homme chantant d’une voix oscillant entre folie et désespoir. Il joue avec le larsen de sa guitare, faisant monter l’atmosphère d’orage noir en un crescendo de riffs furieux grondant comme des éclairs. Un orgue mortifère nimbe le morceau dans une brume de crépuscule.

« Underworld » repart dans les horizons Pop sous une charge de guitare brute. Le riff heurté renforce l’impression métallique, sur laquelle Laboubée délivre un solo en forme de sanglots électriques. « ‘79 » est une course effrénée et intrépide, éjectée en deux minutes et trente secondes venant lever un temps l’obscurité, suivi de « Skin On Skin » dans le même ton. « Anna Jane » est une belle chanson d’amour dans un monde triste. Si cette ville doit nous engloutir à tout jamais, autant vivre notre passion avec feu. On y distingue les subtilités de mélodiste de Laboubée, cette influence Pop anglaise. L’album se clôt sur le terrifiant « Evil Heart ». Ce cœur du Mal est un résumé de l’âme de cet album : un riff frondeur et grondant, un chant menaçant, et toujours ce Rock’n’Roll qui bat dans la poitrine, malgré la violence du son, son atmosphère urbaine et terriblement moderne. Le chorus de guitare est d’une beauté fulgurante. La section rythmique est absolument sans faille. Portzamparc abat un travail de basse exceptionnel, lui qui avait débuté l’instrument seulement une semaine avant de débuter dans les Dogs en 1977.

Résolument affûtés, le trio de Rouen joue indéniablement l’un des Rock les plus excitants de l’Hexagone. Il a su consolider sa réputation en produisant un disque sans concession, qui ne connaîtra pas le succès commercial. Abandonné par leur maison de disques, il doit se résoudre à prendre la route pour promouvoir seul sa musique. Il y avait bien le simple offert avec l’album, avec deux titres en français, une première, dont « Cette Ville Est En Enfer », mais son texte sombre et son atmosphère déprimante rebutèrent, et il ne trouvera pas d’oreille attentive sur les radios. Le soutien de Marc Zermati de Skydog en tant que manager va permettre aux Dogs de retrouver un second souffle salvateur, et de poursuivre leur trajectoire musicale dans de bonnes conditions. L’album suivant sera un retour aux sources des influences essentielles du groupe : le Garage Rock des années 60. Le nom du future album ? Too Much Class For The Neighbourhood.

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