"Dominique était un maniaque de la guitare. Il voulait retranscrire ce qu’il aimait en une fusion d’acier brûlant."
THE
DOGS : Walking
Shadows 1980
Il
pleut sur Rouen depuis plusieurs jours. Les trottoirs luisent
d’humidité moite. La fraîcheur du mois de septembre normand n’a
pas découragé quelques jeunes gens de traîner dans la rue en ce
samedi soir. Ils sont assis sous un abribus, et parlent forts, l’air
vaguement arrogant. Ils ont tous une cigarette Gauloise à la bouche,
et une bière Kronenbourg à la main, le pack bien calé sur le banc
usé et graffité. Ils iront sans doute faire un tour au bar-tabac du
coin racheter un paquet de cigarettes et faire une partie de flipper
ou de babyfoot. Une Renault 14 passe dans la rue dans un panache de
fumée blanche d’essence plombée. Les petits gars regardent les
voitures passées. Ils aimeraient bien en avoir une, pour aller sur
Paris un week-end, faire la fête loin de la grisaille de la
province. Ils n’espèrent qu’une chose : ne pas finir docker
sur le port ou ouvrier sur une chaîne de montage. Ils voudraient
faire des bandes dessinées, vendre des disques dans une boutique,
bricoler des motos, vivre de ce qu’ils aiment plutôt que de bosser
pour vivre.
Le
froid commence à les saisir, malgré les bières. Ils se dandinent
sur leurs jambes, la tête rentrée dans le col et les mains
profondément enfoncées dans leurs poches de blouson. L’un d’eux
propose bientôt d’aller au concert de la MJC du coin voir un
groupe local. Ils s’appellent les Dogs, et ils ont une réputation
flatteuse. Il les a même vu dans Rock’N’Folk et Best, alors
c’est dire s’ils doivent être plutôt bons. Le temps de finir
les dernières bières du pack, et direction la salle de concert.
Cette dernière est déjà pleine de jeunes gens comme eux, il y a
même des filles. Pas beaucoup quand même, elles préfèrent le
disco et John Travolta. Celles qui sont là sont forcément
différentes, elles ont un truc en plus. Un nuage de fumée de
cigarettes nimbe le public jusqu’au plafond de la petite salle dans
laquelle s’entassent cinq cent gamins. Les musiciens montent sur
scène sous les applaudissements et les cris. Le guitariste- chanteur
Dominique Laboubée salue le public d’un geste nonchalant avant de
se saisir de sa guitare, de remettre négligemment le revers de sa
veste sous la sangle, et de jeter un regard vers ses deux compères :
Hughes Urvoy de Portzamparc à la basse et Michel Gross à la
batterie. Ces derniers sont plutôt mutiques, distants. Ils ont cette
morgue de rockers punks, qui masquent difficilement les petits
sourires en coin révélateurs de la satisfaction du chemin parcouru.
Les
Dogs ont achevé une année riche en étapes importantes pour leur
carrière de musiciens : un passage à l’émission « Chorus »
d’Antoine de Caunes sur Antenne 2, et une prestation remarquée au
Festival Frenchrockmania au palais des Sports de Paris, où jouèrent
les meilleurs groupes Rock français. Clairement, les Dogs sont
au-dessus du lot, mais ils sont aussi à part. Si Bijou, Trust, et
Téléphone s’imposent grâce à une musique énergique chantée en
français, et aux références évidentes, comme les Rolling Stones
ou AC/DC, les Dogs chantent en anglais, et leurs références
musicales sont bien plus pointues. Ils font partie de cette seconde
division magnifique qui préfère chanter en anglais : Little
Bob Story, Ganafoul ou Factory. Les rouennais ont ce truc en plus,
ni totalement Punk, ni totalement Rock stonien. Ils aiment les
Stooges, MC5, mais aussi le Rock anglais des années 60 et la
Garage-Rock américain le plus obscur. Ils puisent à pleins poumons
leur inspiration dans la noirceur urbaine. Ils ont le visage anguleux
des mecs érudits, ayant soudé leur Rock dans les concerts qu’ils
donnent depuis 1973, et dans les enregistrements de morceaux
originaux comme les reprises les plus judicieusement choisies. Comme
celle de « Shout » des Isley Brothers à Chorus, pour
rappeler ce qu’ils sont : un groupe de Garage. Ils savaient
jouer, les Dogs. Dominique était un maniaque de la guitare. Il
voulait retranscrire ce qu’il aimait en une fusion d’acier
brûlant. Ce n’était pas de la régurgitation de Rock 60’s mal
dégrossie, mais bien un son rêvé, entendu dans sa tête, ce qui
était pour lui le Rock urbain.
Je
me souviens d’un film de 1980 avec une version en direct de la
chanson « Algomania ». C’était pour « La Brune
Et Moi ». Ce long-métrage n’a que peu d’intérêt, si ce
n’est de faire jouer des groupes de Rock français de l’époque.
Parmi eux, il y avait les Dogs. Il y a ces quelques secondes de
silence, cadrant le groupe prêt à jouer. Puis ils délivrent une
version serrée, tendue, de ce morceau génial. Ils ont une élégance
folle. Laboubée est nonchalant, le regard noir, la mâchoire serrée,
chantant de son accent traînant. Portzamparc est concentré, Gross
est possédé. Ce dernier porte des gants de cuir noir, et frappe ses
peaux d’une manière frénétique, très Punk. Ils avaient ce truc
en plus, ils étaient intenses. Ces trois petites minutes frappèrent
mon imagination de manière indélébile. Ils étaient à part sur la
scène française, ils n’étaient pas dans le cliché, mais dans
l’action : les disques, les concerts. Ils étaient soutenus
par la presse musicale, mais ne firent finalement l’objet que de
peu d’articles. Ils étaient sur la route en permanence, vendaient
leurs disques, et existèrent jusqu’à la mort de Dominique
Laboubée en 2002. Ils bénéficiaient d’un succès d’estime tout
à fait raisonnable, mais restèrent pour toujours dans l’ombre,
payant sans doute leur refus de venir s’installer sur Paris plutôt
que de rester sur Rouen. Leur distance les écarta du cercle des gens
qui comptent, mais montrait combien la musique était ce qui comptait
le plus pour eux. Leur attitude n’était pas une pose, mais bien ce
qui coulait naturellement dans leurs veines. C’est ce qui fait leur
force et celle de leur Rock, pour toujours.
Walking
Shadows
est leur second album. Ce
choix réside dans la présence de la chanson « Algomania »,
qui resta pour moi une obsession. Mais ce disque a aussi une tonalité
très particulière. Il est dans doute le plus noir, le plus agressif
de tous. En plus des influences déjà citées s’ajoutent
clairement des formations Punk New Wave anglaise dont Joy Division et
Wire. Le son de la batterie gorgé d’écho s’inspire d’ailleurs
de cette scène, ce qui est pourtant plutôt un bémol, car il date
quelque peu l’enregistrement. Une certaine insouciance s’envole
avec ce disque. Après la signature avec le label Philips et la
sortie du premier album, les Dogs découvrent que leur maison de
disques ne met pas beaucoup d’argent sur eux, et ils seront
remerciés après ce second disque. Ils le savent d’ailleurs déjà,
d’où sans doute cette atmosphère mordante et glaciale. Le juteux
Garage-Rock hargneux expédié en trois minutes laisse la place à
des morceaux plus longs permettant au trio d’exprimer sa rage et
son spleen. On retrouve bien évidemment ce qui fit toute leur
personnalité, mais un halo de tristesse et de désillusion s’enroule
autour du Rock des Dogs, à l’image de la magnifique photo en noir
et blanc de la pochette, nocturne.
« Secret
Life » est une première décharge de chevrotine emportée par
un tempo rapide. La basse est très présente, grondante, épaisse,
permettant un soutien sans faille de la guitare de Laboubée, qui
s’envole en circonvolutions de chorus subtils et désenchantés.
« Boy » sonne encore plus métallique et agressif,
frustration juvénile totale. La colère sourde en permanence,
tension des corps.
« Algomania »
est un monument à lui seul. Dans sa version studio aux tonalités
New Wave, elle brille d’une aura nouvelle. Elle conserve bien
évidemment toute sa violence, mais se transforme davantage en un cri
dans la nuit plutôt qu’en uppercut teigneux dans sa version en
direct filmée. La mélodie conserve toute sa grâce et son élégance
racée. C’est le morceau le plus méchamment Punk du répertoire
des Dogs, mais davantage dans la lignée des Saints que des Sex
Pistols. La référence australienne n’est pas anodine, car
l’approche du groupe français s’approche furieusement de celle
du quatuor de Brisbane. « Walking Shadow » s’imprègne
d’arpèges maladifs et électriques à l’influence de
Manchester : Joy Division. Cette approche conserve néanmoins
toute son esthétique Garage américain. Laboubée brode des
dentelles de guitares orageuses sur un tapis de basse et de batterie
d’une densité époustouflante. L’influence New Wave anglaise
s’impose également sur le sombre « The Disfigured »,
qui s’imprègne de l’atmosphère de Cure. Dominique Laboubée est
totalement convaincant dans son rôle de jeune homme chantant d’une
voix oscillant entre folie et désespoir. Il joue avec le larsen de
sa guitare, faisant monter l’atmosphère d’orage noir en un
crescendo de riffs furieux grondant comme des éclairs. Un orgue
mortifère nimbe le morceau dans une brume de crépuscule.
« Underworld »
repart dans les horizons Pop sous une charge de guitare brute. Le
riff heurté renforce l’impression métallique, sur laquelle
Laboubée délivre un solo en forme de sanglots électriques. « ‘79 »
est une course effrénée et intrépide, éjectée en deux minutes et
trente secondes venant lever un temps l’obscurité, suivi de
« Skin On Skin » dans le même ton. « Anna Jane »
est une belle chanson d’amour dans un monde triste. Si cette ville
doit nous engloutir à tout jamais, autant vivre notre passion avec
feu. On y distingue les subtilités de mélodiste de Laboubée, cette
influence Pop anglaise. L’album se clôt sur le terrifiant « Evil
Heart ». Ce cœur du Mal est un résumé de l’âme de cet
album : un riff frondeur et grondant, un chant menaçant, et
toujours ce Rock’n’Roll qui bat dans la poitrine, malgré la
violence du son, son atmosphère urbaine et terriblement moderne. Le
chorus de guitare est d’une beauté fulgurante. La section
rythmique est absolument sans faille. Portzamparc abat un travail de
basse exceptionnel, lui qui avait débuté l’instrument seulement
une semaine avant de débuter dans les Dogs en 1977.
Résolument
affûtés, le trio de Rouen joue indéniablement l’un des Rock les
plus excitants de l’Hexagone. Il a su consolider sa réputation en
produisant un disque sans concession, qui ne connaîtra pas le succès
commercial. Abandonné par leur maison de disques, il doit se
résoudre à prendre la route pour promouvoir seul sa musique. Il y
avait bien le simple offert avec l’album, avec deux titres en
français, une première, dont « Cette Ville Est En Enfer »,
mais son texte sombre et son atmosphère déprimante rebutèrent, et
il ne trouvera pas d’oreille attentive sur les radios. Le soutien
de Marc Zermati de Skydog en tant que manager va permettre aux Dogs
de retrouver un second souffle salvateur, et de poursuivre leur
trajectoire musicale dans de bonnes conditions. L’album suivant
sera un retour aux sources des influences essentielles du groupe :
le Garage Rock des années 60. Le
nom du future album ? Too
Much Class For The Neighbourhood.
tous droits réservés
1 commentaire:
J’ai vu plusieurs fois les Dogs sur scène, et je crois avoir acheté tous leurs disques jusqu’à mon départ de France en 84. Aucune discussion possible : les Dogs étaient et resteront sans doute le meilleur groupe de rock français ! J’ai encore réécouté aujourd’hui le troisième et le quatrième album qui sont aussi des chefs-d’œuvre
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