"Mais la réalité est bien différente..."
THE
STOOGES : Fun House 1970
La
richesse industrielle n'apporte pas forcément la joie et le bonheur.
Elle est aussi vectrice d'aliénation. La thématique de l'ouvrier
prisonnier de sa chaîne de montage est une source d'inspiration tant
pour les mouvements politiques de gauche, à commencer par le Parti
Communiste, que pour de nombreux artistes. Charlie Chaplin en sera
l'un des premiers à en caricaturer toute la démence avec son
personnage Charlot dans Les Temps Modernes. Pour le
capitalisme, comme pour le soviétisme russe, le travail de l'ouvrier
est la source de son émancipation. En travaillant dur pour son pays,
il contribue à être quelqu'un dans la société.
A
la fin des années 60, et alors que la jeunesse américaine conteste
l'implication des Etats-Unis au Vietnam, deux mondes se côtoient
sans se comprendre. Sur la côte californienne, les étudiants
génèrent un mouvement inspiré du courant beatnik cher à Jack
Kerouac et à Bob Dylan : les hippies. La vie se doit d'être
vécue dans la paix et l'amour, pas la guerre. Les cheveux poussent,
les groupes se forment et développent de longues improvisations à
base de blues, de bluegrass et de soul qui sont la bande-son des
rassemblements psychédéliques. On plane, on fait l'amour, on
consomme du LSD et de l'herbe sous le chaud soleil de la baie de San
Francisco. Ce beau mouvement de jeunesse inspire la Grande-Bretagne
puis le reste de l'Europe. A deux mille kilomètres de là, on est
persuadé que toute l'Amérique vit au son des festivals hippies et
du Flower Power.
Mais
la réalité est bien différente. Les Etats-Unis sont un pays
contrasté, entre violence et révolte. New York va révéler une
identité sonore bien plus sombre avec le Velvet Underground. Le
Middle West agricole est totalement en marge du courant hippie, et
les gamins y vivent au son des groupes qui daignent bien les voir, à
commencer par les formations anglaises : Rolling Stones, Kinks,
Yardbirds, Jeff Beck Group…. Quant au poumon de l'industrie
automobile américaine, c'est encore une toute autre affaire.
Detroit
est la capitale de la bagnole américaine, symbole de liberté et de
puissance. C'est la Motor City. Il y a du travail sur les chaînes de
montage des groupes Ford ou General Motors, les pavillons poussent
dans les banlieues comme Ann Harbor, mais l'horizon est bien triste.
Il ne se profile pour les gamins qu'un travail dans ces usines
immenses où s'emboutissent dans un fracas indescriptible la tôle
des pièces automobiles, exactement comme leurs propres parents. Ce
futur bien trop réglé commence à taper sur le système d'une
partie de la jeunesse qui n'a comme autre perspective qu'un départ
pour le Vietnam.
Contrairement
à une idée reçue, la scène rock de Detroit ne fit pas un rejet
des hippies. Elle ne s'y reconnut tout simplement pas, malgré toute
la bonne volonté, et l'acier en fusion fut le plus fort. James
Osterberg est un gamin du Michigan. Ses parents déménagent à Ann
Harbor, et vivent dans un bungalow sur un camping. Un peu originaux,
cultivés, ils encouragent leur fils dans ses démarches artistiques,
qui se révèlent vite. Toutefois, le jeune James est aussi conscient
que ses parents se saignent pour lui offrir des études. Intelligent,
vif, le jeune homme est désormais au lycée avec le fils du patron
des usines Ford. Il comprend rapidement que des mondes complètement
différents se côtoient sans se comprendre.
Osterberg
intègre un premier groupe au lycée : les Iguanas. Il en est le
batteur. Jouer du rock dans un garage ou à une fête est la
libération de la semaine, la respiration hebdomadaire tant
attendue : merci Seigneur, c'est vendredi. On boit des bières,
on joue des reprises de blues et de rock anglais, et les filles
accourent pour participer à la fête. C'est l'ère du garage-rock.
On joue les thèmes des Kinks, de Bo Diddley, des Kingsmen, des
Sonics jusqu'à plus soif, créant la transe et l'excitation.
Le
petit groupe du vendredi soir devient une affaire plus sérieuse
lorsque James Osterberg rejoint les Prime Movers. Il en est d'abord
le batteur, puis il en devient le chanteur lorsque celui en titre
claque la porte. James y gagne le surnom d'Iggy, en référence à
son ancien groupe : James des Iguanas. Le Pop apparaît dans la
foulée par un ami d'un soir qui pense que James Osterberg se
transforme en chanteur Pop. James Osterberg devient Iggy Pop.
Nous
sommes en 1967, et Iggy a fait un trait sur ses études pour se
consacrer à la musique. Ses parents l'encouragent, mais James se
sent coupable de vivre aux dépens de ses parents. Il se trouve donc
des petits boulots pour apporter un peu d'argent à la maison. Il
devient vendeur de vêtements dans une boutique de jeans.
Le
cerveau de James Osterberg est en permanence encombré de
littérature, et de musique. Il aime le blues, la soul, mais aussi le
jazz : celui de John Coltrane, de Pharaoh Sanders, et de Sun
Ra. Le rock garage commence à lui paraître limiter, et il a
d'ailleurs une idée assez précise de ce qu'il voudrait faire. Il a
quelques chansons, mais elles ne le satisfont pas. James a les
cheveux longs, de grands yeux bleus à la fois séduisants et
menaçants. Il est musculeux, petit par la taille, et se déplace
comme un reptile. James a un handicap : il a une jambe plus
courte que l'autre de plusieurs centimètres. Refusant de porter une
chaussure orthopédique, il s'est crée un déhanché animal pour
pouvoir porter ses bottes en cuir. Son personnage se construit dans
sa tête, et il désire trouver ceux qui seront à même de partager
sa vision de la musique, et vont lui permettre d'aboutir. La scène
de Detroit pullule de bons petits groupes garage, mais James
Osterberg a déjà autre chose en tête.
Un
jour, il voit deux jeunes hommes traîner devant la boutique où il
travaille. Ils ont un regard perdu, sombre, méchant. Le premier a
les yeux bleus, de grands cheveux bruns, et une moue jaggerienne. Le
second a des lunettes fumées, et une Croix de Fer autour du coup.
Les deux sont en jeans et blouson de cuir. Ils ont tout l'air de deux
branleurs comme la boutique dans laquelle travaille James a
l'habitude d'en voir traîner. Mais ces deux curieux personnages
intriguent James. Ils ont un look, une attitude, une expression du
visage qui lui parlent. Il finit par sortir de la boutique et les
saluer. Les deux sont timides, un peu renfrognés. James les invitent
à boire un verre après sa journée.
L'entrevue
est décisive. Les deux zigotos sont frères : le lippu
jaggerien s'appelle Scott Asheton et il est batteur. L'homme à la
Croix de Fer s'appelle Ron Asheton, et il est guitariste. Les trois
parlent musique, et malgré leurs looks de demeurés glandeurs, les
frères Asheton sont des pointures niveau musique. Lorsque James
discute jazz et blues, les deux frangins sont raccords.
Le
premier concert des Stooges se tient à la soirée d'Halloween 1967.
On est encore loin du mythe. Le nom est évidemment un accident lors
d'une soirée. Les trois copains se font un trip d'acide, et Ron
lâche, défoncé : « On est vraiment comme les Trois
Stooges, sans le psychédélique. ». Les Trois Stooges étaient
un trio comique américain aussi célèbre que les Marx Brothers,
trois idiots faisant bêtise sur bêtise pour le plus grand public
des téléspectateurs. James Osterberg réagit aussi vite : « On
va s'appeler les Psychedelic Stooges !!! ». Croix de fer,
beurre de cacahuète et gros son de guitare…. Rien ne fut au
programme de ce premier concert.
James
Osterberg était encore le guitariste, mais n'avait pas les moyens
d'avoir une guitare. Il improvisa donc sur un ukulélé peint avec
des fleurs multicolores pour faire psychédélique. Scott Asheton
n'avait pas de batterie, et se débrouilla comme il pouvait pour
taper une rythmique sur un vieux bidon d'huile. Seul Ron avait un peu
de consistance avec sa basse Gibson Bass Firebird. Sauf que pour
faire psychédélique, il se fit faire des frisettes à la
Clapton/Cream/Hendrix et porta des fringues hippies. Le résultat fut
navrant et totalement oubliable. A tel point que le concert suivant
des Psychedelic Stooges n'eut lieu qu'en janvier 1968.
Les
choses deviennent plus sérieuses avec l'arrivée de Dave Alexander à
la basse. Ron Asheton devient guitariste. Le look est encore
psychédélique : tout le monde a le poil crépu, la fringue
psychée. James Osterberg joue désormais torse nu, pieds nus, et et
le visage peint en blanc comme un monsieur loyal de cirque. Le son se
durcit.
En
1968, la scène de Detroit est étroite. Deux groupes dominent la
chose : Stooges et MC5. Derrière, il y a The Frost, Mitch
Ryder, Amboy Dukes, et Bob Seger System. Danny Fields du label
Elektra, celui des Doors, prend la peine de se déplacer à un set du
MC5 pour les voir en concert. Il s'agit d'une prestation en hommage à
John Coltrane, parti l'année précédente. Les Stooges sont en
première partie. A la fin du spectacle, Fields est persuadé du
potentiel des deux groupes. Ils signent le 8 octobre 1968
officiellement, sachant que Jac Holzman, patron de Elektra, est
davantage convaincu du potentiel du MC5 que des Stooges. L'avance du
MC5 est de 15000 dollars pace qu'ils ont accepté de sortir des
simples. Iggy a refusé l'approche Pop, et il veut que les Stooges ne
sortent que des albums : ce sera 5000 dollars d'avance.
Le
premier album des Stooges est enregistré en 1969 par une référence
de James Osterberg, alias Iggy Pop : John Cale. Les Stooges sont
fans du Velvet Underground. Cale leur donne un côté arty sombre
dont les Stooges n'avaient pas vraiment besoin, d'autant plus que le
matériel a été composé au deux-tiers la veille de
l'enregistrement. De ce premier disque se dégage deux grands
immenses classiques du rock dur : « I Wanna Be Your Dog »
et « No Fun ». Il faut ajouter « 1969 » et
son bilan désabusé dévastateur sur une année de merde pour la
jeunesse de la Motor City.
Iggy
passe pas mal de temps avec la compagne de John Cale d'alors :
Nico. La belle blonde germanique sera l'initiatrice des plaisirs
féminins d'Iggy Pop. Le disque se fait étriller par la presse
musicale. Il ne fait pas mieux que 106ème dans les classements
américains. Pourtant les gueules de ces quatre branleurs américains
marquent les esprits en Europe, et notamment ce Ron Asheton avec sa
Croix de Fer, sujet délicat sur le continent. Mais Ron a perdu son
père durant la Seconde Guerre Mondiale. Il estime donc qu'il a le
droit, plus que d'autres, de porter cette décoration provocatrice.
Jac
Holzman reste persuadé que MC5 a plus de potentiel que les Stooges.
Il ne se fait guère d'illusion. Pourtant il confie la production du
second album à Don Gallucci. L'homme fut le mythique organiste des
Kingsmen, dont les Stooges sont fans. Gallucci sent un potentiel sur
les Stooges alors que Holzman désespère déjà. Il veut capter les
Stooges dans leur format le plus brut, celui de la scène.
Gallucci
va imposer une rigueur ahurissante aux Stooges. Le studio Elektra
Sounds de Los Angeles est réservé entre le 11 et le 25 mai 1970. Le
groupe a huit morceaux. Gallucci veut que chaque jour, les Stooges
jouent en direct une douzaine de versions de chaque morceau. La
meilleure sera gardée. Les premiers jours sont occupés par la
préparation sonore de l'enregistrement. Finalement, Scott Asheton
campera avec son kit de batterie double grosse caisse dans le fond du
studio. Basse et guitare se font faces. Et Iggy Pop peut donc se
mouvoir, micro à la main, pour chanter sa colère et sa furie.
Fun
House sort le 7 juillet 1970, et il ne provoquera pas plus
d'enthousiasme que le disque précédent. Pire, il n'engendrera
qu'une infime réaction en France, se classant à la lointaine 167ème
place des meilleures ventes d'albums. Les USA n'aiment pas les
Stooges, comme le démontre la réaction hostile de la presse
musicale de l'époque. L'enregistrement a été une épreuve, mais
Fun House est sans aucun doute l'un des disques les plus
novateurs et les plus sauvages de l'histoire du rock.
La
prise de son redoutable donne l'impression d'être dans la pièce
avec le groupe. La chose semble mesquine, car l'idée est de mettre
en valeur les artistes, et non de les cantonner dans leur panorama
scénique. Seulement voilà, les Stooges sont absolument brillants
sur scène, ils ne vivent que pour cela. Et un disque qui soit à la
hauteur de leurs prestations seraient un miracle, ce que va accomplir
Don Gallucci.
La
première face de Fun House, intitulé ainsi en hommage à la
maison dans laquelle le groupe s'est installé et vit ses agapes
sauvages, est totalement furieuse. C'est une succession de brûlots
sauvage : « Down On The Street », « Loose »,
« TV Eye », « Dirt ». Les intitulés sont
courts, secs, sans concession. Pas question de parler d'anges et de
jolis oiseaux. La vie à Detroit, c'est des claques dans la gueule et
des morceaux en forme de slogans.
La
seconde face se concentre sur des morceaux tout aussi sauvages mais
où apparaît le saxophone de Steve MacKay. C'est du
protopunk-free-jazz. C'est violent, fou, inconscient, fulgurant.
« 1970 » est la succession de « 1969 » sur le
disque précédent. Le morceau va devenir un hymne du punk grâce à
sa reprise par les Damned en 1976 : « I Feel Alright »
sur leur premier album Damned Damned Damned. C'est un nouveau
bilan cafardeux d'une société qui se consume. « Fun House »
est une transe sauvage, porté par la basse de Dave Alexander. « LA
Blues » est une pièce de free totalement renversante pour une
formation rock sans concession.
L'histoire
des Stooges va plonger dans le néant lorsque ce disque sera un
fiasco. Dave Alexander est viré au Goose Lake International Music
Festival entre le 7 et le 9 août 1970 dans le Michigan. Alexander
est ivre mort, incapable de jouer. Il est remplacé par James Recca.
Afin d'étoffer le son, James Williamson vient assurer la guitare
rythmique. Elektra les vire après l'échec du dernier album, et le 9
juillet 1971, les Stooges se séparent…. Jusqu'à la prochaine
renaissance.
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