mardi 9 octobre 2018

SOFT MACHINE LIVE 1970 PART 3


"La ville est toujours la même."


La violence déchire l'air. « Facelift » est une agression sonore qui provoque l'ouïe. Elle rebondit sur un thème obsédant qui dévoile ce besoin de rationalité dans nos vie. Torrent de rage corrosive, « Facelift » débute par un tangage obsédant. Souffle de saxophone, frémissements de petits mammifères dans la nuit mimés par l'orgue grondant et les cymbales de Wyatt, c'est une déambulation ivre dans la nuit, le long d'un chemin de campagne. L'obscurité oppressante, le frémissement des feuilles sous le vent, les départs affolés et surprenants des animaux nocturnes, et cette sensation d'être observé, comme une proie. Le thème éclate comme une obsession. Longue descente aux enfers sonore, il ne trouve qu'un peu de répit lorsque le saxophone d'Elton Dean décide de rompre les gammes free pour improviser soyeusement. Il est rejoint par le reste de la formation. « Facelift » passe de l'angoisse à la sérénité résolue. Jazz, délicat, il retrouve les climats de « Eamonn Andrews ».

« Moon In June » permet à Robert Wyatt de s'exprimer vocalement pour l'unique fois du concert. Celui qui fut chanteur avant d'être batteur ne chante quasiment plus. Cela n'était pas seulement dû à la volonté des autres d'approfondir le sillon Jazz. Wyatt n'était pas à l'aise dans sa position de chanteur-batteur. Il se sentait incapable de faire les deux. Cette nouvelle approche lui offrait donc plus de liberté en tant que batteur. Sur cette version à Soho, il ne chante quasiment pas, il vocalise au gré des accords de saxophone et d'orgue. Sa voix devient celle d'un fantôme perdu dans un couloir du temps.

« Esther's Nose Job » clôt le set avec une œuvre à plusieurs tiroirs tout à fait passionnante. « Pigling Band » ouvre de nouvelles voies poétiques. Quant à « Cymbalism », il offre une jolie démonstration tout à fait captivante des talents de batteur solo de Wyatt. Le thème de « Esther's Nose Job » vient clore le concert de près de deux heures de musique totalement magique et improvisée sur des thèmes initiaux ne dépassant parfois pas les quelques mesures.

L'homme quitte la salle apaisé. Ce fut une bien belle soirée, délicate et fraîche. Il a bien fait de sortir de son appartement, car la musique qu'il apprécie fut au rendez-vous. Il y retrouva la fascination des groupes de Jazz-Rock qu'il aime tant, cette ondulation sonore qui porte l'esprit et le fait doucement divaguer vers l'horizon. Il traverse le pont du Zouave. Une péniche de commerce avance doucement sur l'onde, transportant ses marchandises dans la nuit. La coque est cernée de petites lumières blanches, de la poupe à la proue, le long des ballasts et des marche-pieds. Son moteur dégage un doux ronronnement de vieille mécanique diesel lente, un pétaradant régulièrement, sur un tempo serein, aussi serein que l'avancée de la péniche qui fend la masse sombre de la Seine. Le bateau part les ports normands, vers les bocages doux et verdoyants, loin du tumulte citadin. L'homme regarde le navire s'éloigner dans un bruit de pout-pout aussi anachronique que réconfortant. Il semble que ce bateau ait traversé les décennies. Il fut là avant la guerre, il offrit ses services à la reconstruction, puis aux Trente Glorieuses. Et il continue ses navettes dans le tumulte digital, inlassablement, transportant ces marchandises immuables dont personne ne peut se passer depuis un siècle. Il regarde la péniche s'éloigner, tendant l'oreille pour écouter le claquement sourd de son moteur diesel dans la nuit, au loin, dans le bourdonnement urbain.

Un cri, une insulte, un moteur de scooter le sort de sa rêverie. La ville est toujours la même. Les moments de poésie sont rares, et se captent, fugaces. Il plonge ses mains dans les poches de sa veste usée, et retourne d'un pas pressé vers le quartier du Pont des Arts. Ce fut une bien belle soirée, une parenthèse où son esprit se libéra du carcan de ses souvenirs sentimentaux trop encombrants.


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