"La
ville est toujours la même."
La
violence déchire l'air. « Facelift » est une agression
sonore qui provoque l'ouïe. Elle rebondit sur un thème obsédant
qui dévoile ce besoin de rationalité dans nos vie. Torrent de rage
corrosive, « Facelift » débute par un tangage obsédant.
Souffle de saxophone, frémissements de petits mammifères dans la
nuit mimés par l'orgue grondant et les cymbales de Wyatt, c'est une
déambulation ivre dans la nuit, le long d'un chemin de campagne.
L'obscurité oppressante, le frémissement des feuilles sous le vent,
les départs affolés et surprenants des animaux nocturnes, et cette
sensation d'être observé, comme une proie. Le thème éclate comme
une obsession. Longue descente aux enfers sonore, il ne trouve qu'un
peu de répit lorsque le saxophone d'Elton Dean décide de rompre les
gammes free pour improviser soyeusement. Il est rejoint par le reste
de la formation. « Facelift » passe de l'angoisse à la
sérénité résolue. Jazz, délicat, il retrouve les climats de
« Eamonn Andrews ».
« Moon
In June » permet à Robert Wyatt de s'exprimer vocalement pour
l'unique fois du concert. Celui qui fut chanteur avant d'être
batteur ne chante quasiment plus. Cela n'était pas seulement dû à
la volonté des autres d'approfondir le sillon Jazz. Wyatt n'était
pas à l'aise dans sa position de chanteur-batteur. Il se sentait
incapable de faire les deux. Cette nouvelle approche lui offrait donc
plus de liberté en tant que batteur. Sur cette version à Soho, il
ne chante quasiment pas, il vocalise au gré des accords de saxophone
et d'orgue. Sa voix devient celle d'un fantôme perdu dans un couloir
du temps.
« Esther's
Nose Job » clôt le set avec une œuvre à plusieurs tiroirs
tout à fait passionnante. « Pigling Band » ouvre de
nouvelles voies poétiques. Quant à « Cymbalism », il
offre une jolie démonstration tout à fait captivante des talents de
batteur solo de Wyatt. Le thème de « Esther's Nose Job »
vient clore le concert de près de deux heures de musique totalement
magique et improvisée sur des thèmes initiaux ne dépassant parfois
pas les quelques mesures.
L'homme
quitte la salle apaisé. Ce fut une bien belle soirée, délicate et
fraîche. Il a bien fait de sortir de son appartement, car la musique
qu'il apprécie fut au rendez-vous. Il y retrouva la fascination des
groupes de Jazz-Rock qu'il aime tant, cette ondulation sonore qui
porte l'esprit et le fait doucement divaguer vers l'horizon. Il
traverse le pont du Zouave. Une péniche de commerce avance doucement
sur l'onde, transportant ses marchandises dans la nuit. La coque est
cernée de petites lumières blanches, de la poupe à la proue, le
long des ballasts et des marche-pieds. Son moteur dégage un doux
ronronnement de vieille mécanique diesel lente, un pétaradant
régulièrement, sur un tempo serein, aussi serein que l'avancée de
la péniche qui fend la masse sombre de la Seine. Le bateau part les
ports normands, vers les bocages doux et verdoyants, loin du tumulte
citadin. L'homme regarde le navire s'éloigner dans un bruit de
pout-pout aussi anachronique que réconfortant. Il semble que ce
bateau ait traversé les décennies. Il fut là avant la guerre, il
offrit ses services à la reconstruction, puis aux Trente Glorieuses.
Et il continue ses navettes dans le tumulte digital, inlassablement,
transportant ces marchandises immuables dont personne ne peut se
passer depuis un siècle. Il regarde la péniche s'éloigner, tendant
l'oreille pour écouter le claquement sourd de son moteur diesel dans
la nuit, au loin, dans le bourdonnement urbain.
Un
cri, une insulte, un moteur de scooter le sort de sa rêverie. La
ville est toujours la même. Les moments de poésie sont rares, et se
captent, fugaces. Il plonge ses mains dans les poches de sa veste
usée, et retourne d'un pas pressé vers le quartier du Pont des
Arts. Ce fut une bien belle soirée, une parenthèse où son esprit
se libéra du carcan de ses souvenirs sentimentaux trop encombrants.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire