lundi 17 septembre 2018

SOFT MACHINE LIVE 1970 PART 2


"Il voit tout cela, dans ce torrent de notes électriques fuligineuses. « Out-Bloody Rageous » déborde de colère noire."


SOFT MACHINE : Somewhere In Soho / Live 1970

Live At Ronnie Scott's 20-25 avril 1970



Il enlève cette veste qu'il commence à détester. Les souvenirs du jour l'ont malmené, et ce vêtement n'est qu'un symbole de son attachement idiot à son passé. Il la chiffonne et la jette dans la poubelle sous l'évier. Il ira se chercher une veste de son choix, c'est décidé. Il débouche une bouteille de scotch et s'en verse un grand verre. Il allume une cigarette, et allume la grande lampe du salon. Elle inonde la pièce d'une lumière orangée qu'il affectionne particulièrement, douce et chaude. Les alignements de livres et de disques sur les étagères semblent se perdre dans l'obscurité. Il s'assoit dans un vieux fauteuil de cuir fatigué. C'est qu'il a fallu meubler cet appartement, et il n'avait plus rien. Il arrangea à son goût. Cela n'était pas parfait. Il aimait tant la couleur, les vieilles affiches de cinéma, les vieilles publicités, ces images de musiciens des années 70 aux couleurs sépias. Mais il était chez lui. Et lorsque la porte était fermée, il se sentait enveloppé d'un cocon doux et moelleux. C'était son monde. Et personne, personne ne pouvait l'atteindre.

Ces vieux souvenirs sont si embarrassants. Il y pense encore, mais de moins en moins souvent. Ces reflux nauséeux s'espacent, remplacés par des instants de sérénité profonde, comme une libération. Comme si il avait retrouvé sa vraie raison d'exister, sa vraie personnalité. Il n'avait que foutre d'avoir une belle maison, un chien, une grosse voiture, et de l'argent à dépenser dans des galeries marchandes. Il préférait acheter un bon disque plutôt qu'un vêtement à la mode ou une paire de chaussures. Il préférait la richesse intellectuelle plutôt que l'apparence. Il n'était décidément pas de ce monde. Pourtant, la perspective de finir seul ne lui faisait plus peur. Il ne voulait plus sacrifier son âme à la bêtise matérialiste.

Il était pourtant préoccupé. Ce tourment de retour l'avait troublé. Il voulait mettre un disque. Il sélectionna bien des albums, jusqu'à tomber sur un concert de Soft Machine. Tout à coup, cela fut évident. Ecouter Soft Machine en plein sentiment mélancolique était un fait. Il sortit au hasard un double album du nom de Somewhere In Soho.

En 1970, Soft Machine vient de sortir son premier double album : Third. Soft Machine était un groupe mort et enterré à la fin de l'année 1968 après une tournée interminable avec Jimi Hendrix Experience aux Etats-Unis. Le bassiste d'alors, Kevin Ayers, partit se réfugier à Majorque, le batteur-chanteur Robert Wyatt enregistra quelques démos, et l'organiste-prodige Mike Ratledge pensa écrire un livre sur le cinéma. Seulement voilà, ils avaient un contrat sur un label, Probe, qui exigeait deux disques, et le premier ne sortit qu'en novembre 1968 aux Etats-Unis, alors que la formation était déjà dissoute. II sortit en 1969 avec Hugh Hopper à la basse, déjà auteur-compositeur de morceaux sur le premier album.
Sur Third, Soft Machine franchit le Rubicon. C'est un double album, avec un morceau par face, point final. Et le résultat est merveilleux. Il n'intéresse pourtant qu'une part congrue des amateurs de musique. Soft Machine mêle avec finesse et inventivité Jazz, Rock, et psychédélisme. Dès la fin de 1969, le travail d'improvisation est considérable. Déjà probant depuis 1966, il atteint un pinacle miraculeux. Les thèmes s'étendent, s'enchaînent. Des cuivres sont ajoutés, se réduisant au saxophoniste-clarinettiste Elton Dean en 1970. Comme sur les deux premiers albums, les concerts sont un enchaînement ininterrompu de thèmes connus comme inconnus. Ecouter un concert de Soft Machine, c'est se plonger dans une heure et trente minutes de musique totale. C'est un flot ininterrompu de notes magiques qui bouleverse l'organisme.

Soft Machine connaît une certaine reconnaissance européenne. Mais en Grande-Bretagne, sorti de Londres, le groupe peine à trouver des lieux où jouer dans de bonnes conditions. Le circuit des universités ne leur convient pas encore, les salles sont à-moitié vides. Soft Machine décide donc de se confronter au public Jazz puriste. Cela se fera au club Ronnie Scott's, club sélecte qui reçoit une clientèle branchée Jazz américain. Soft Machine restera à demeure du 20 au 25 avril 1970, une éternité pour ce club.

Surtout, les bandes de ces sets, publiées dans les années 2000, conserveront une mauvaise réputation. Il fut avancé des sets bâclés, peu inspirés. Le groupe n'était pas à son aise, et ne recommencerait pas l'expérience. En réalité, cette appréciation est bien fausse. Certes le son n'est pas optimal. Il résonne, vrille, sourde. Mais l'ensemble du groupe est distinct.

Il brille magnifiquement grâce au magnifique enchaînement « Out-Bloody-Rageous »/ « Eamonn Andrews »/ « Mousetrap » / « Noisette » / « Backwards » / « Hibou, Anemone & Bear ». Il représente 35 minutes de musique magique captée avec une absence absolue de délicatesse. Il s'agit de musique Jazz-Rock psychédélique totalement brute, sans fard. Il faut avoir écouté cet enchaînement magique, cigarette et whisky à la main. Il se dessine la poésie pure de la musique. L'orgue plane comme une lame liquide, survolé de saxophone. Hopper et Wyatt créent une boucle sur la rythmique. Les paysages se succèdent, comme des obsessions. Le groupe se trouva médiocre, il semble pourtant en apesanteur. Peut-être est-ce l'ambiance coincé du Ronnie Scott's, sa clientèle bon chic bon genre, qui a l'habitude de venir, guindée, voir des musiciens noirs américains en esthète. Je m'imagine dans la salle, ballotté par la basse de Hugh Hopper, les friselis de cymbales de Wyatt, et les claviers liquides de Ratledge. Le saxello de Elton Dean survole le propos délicatement, comme un oiseau au-dessus d'une falaise gardoise dans le soleil d'automne. La foule est partie, elle laisse enfin la nature respirée. Les espaces jadis foulés de claquettes de touristes, l'herbe et les rochers massacrés par la submersion opportuniste, retrouvent enfin leur sérénité. Les monuments romains retrouvent leur oubli historique, les oiseaux survolent à nouveau la vallée du Gardon. Ils peuvent enfin se concentrer sur leurs proies, se poser tranquillement où bon leur semble. Il y perçoive pourtant cette odeur persistante de sueur et de crasse laissée par les hommes qui perturbent leurs facultés olfactives. Les petits rongeurs ont encore leur chance.

Il voit tout cela, dans ce torrent de notes électriques fuligineuses. « Out-Bloody Rageous » déborde de colère noire. Il revoit ces horizons écrasés de chaleur, il savoure encore les parfums de la garrigue, et ce calme lorsque les pas sont trop nombreux pour admirer. C'est cette sérénité magnifique qui flotte dès la cinquième minute du morceau. La fureur laisse place à la contemplation. L'air flotte, doux et chaud, dans les buissons provençaux. La sauge, le chêne vert et le chêne kermes, le thym, le laurier sauce et fleur, les pins maritimes, les chemins de pierres blanches qui mènent aux collines ponctuées de falaises, de tours romaines et d'églises romanes font divaguer l'esprit de l'homme fragile. Son cerveau noirci de colère retrouva sa liberté. Malgré les agressions verbales de ce passé qui refusait de le laisser en paix, il distingue enfin la fin du voyage diabolique. Il sent que s'apaise la colère, que toutes ces réparties sont vaines. Il sent enfin que répondre n'a aucun intérêt. Cela n'est que surenchère, mais dans quel but ? Il sait ce qu'il a perdu, mais il sait aussi qu'il a gagné une sérénité précieuse, que personne ne peut vraiment comprendre. Elle court sur « Eamonn Andrews ». Il s'agit de plus de dix minutes d'expérience enivrante de piano électrique flottant comme cet organisme marin au gré des ressacs. Il y a tout ce que j'aime profondément en Soft Machine. Il y a le son, il y a la manière, il y a l'inspiration. Tout est magnifique durant cette improvisation subtile et féroce.


A suivre
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