"Il
voit tout cela, dans ce torrent de notes électriques fuligineuses.
« Out-Bloody Rageous » déborde de colère noire."
SOFT MACHINE : Somewhere In Soho / Live 1970
Live
At Ronnie Scott's 20-25 avril 1970
Il
enlève cette veste qu'il commence à détester. Les souvenirs du
jour l'ont malmené, et ce vêtement n'est qu'un symbole de son
attachement idiot à son passé. Il la chiffonne et la jette dans la
poubelle sous l'évier. Il ira se chercher une veste de son choix,
c'est décidé. Il débouche une bouteille de scotch et s'en verse un
grand verre. Il allume une cigarette, et allume la grande lampe du
salon. Elle inonde la pièce d'une lumière orangée qu'il
affectionne particulièrement, douce et chaude. Les alignements de
livres et de disques sur les étagères semblent se perdre dans
l'obscurité. Il s'assoit dans un vieux fauteuil de cuir fatigué.
C'est qu'il a fallu meubler cet appartement, et il n'avait plus rien.
Il arrangea à son goût. Cela n'était pas parfait. Il aimait tant
la couleur, les vieilles affiches de cinéma, les vieilles
publicités, ces images de musiciens des années 70 aux couleurs
sépias. Mais il était chez lui. Et lorsque la porte était fermée,
il se sentait enveloppé d'un cocon doux et moelleux. C'était son
monde. Et personne, personne ne pouvait l'atteindre.
Ces
vieux souvenirs sont si embarrassants. Il y pense encore, mais de
moins en moins souvent. Ces reflux nauséeux s'espacent, remplacés
par des instants de sérénité profonde, comme une libération.
Comme si il avait retrouvé sa vraie raison d'exister, sa vraie
personnalité. Il n'avait que foutre d'avoir une belle maison, un
chien, une grosse voiture, et de l'argent à dépenser dans des
galeries marchandes. Il préférait acheter un bon disque plutôt
qu'un vêtement à la mode ou une paire de chaussures. Il préférait
la richesse intellectuelle plutôt que l'apparence. Il n'était
décidément pas de ce monde. Pourtant, la perspective de finir seul
ne lui faisait plus peur. Il ne voulait plus sacrifier son âme à la
bêtise matérialiste.
Il
était pourtant préoccupé. Ce tourment de retour l'avait troublé.
Il voulait mettre un disque. Il sélectionna bien des albums, jusqu'à
tomber sur un concert de Soft Machine. Tout à coup, cela fut
évident. Ecouter Soft Machine en plein sentiment mélancolique était
un fait. Il sortit au hasard un double album du nom de Somewhere
In Soho.
En
1970, Soft Machine vient de sortir son premier double album :
Third. Soft Machine était un groupe mort et enterré à la
fin de l'année 1968 après une tournée interminable avec Jimi
Hendrix Experience aux Etats-Unis. Le bassiste d'alors, Kevin Ayers,
partit se réfugier à Majorque, le batteur-chanteur Robert Wyatt
enregistra quelques démos, et l'organiste-prodige Mike Ratledge
pensa écrire un livre sur le cinéma. Seulement voilà, ils avaient
un contrat sur un label, Probe, qui exigeait deux disques, et le
premier ne sortit qu'en novembre 1968 aux Etats-Unis, alors que la
formation était déjà dissoute. II sortit en 1969 avec Hugh
Hopper à la basse, déjà auteur-compositeur de morceaux sur le
premier album.
Sur
Third, Soft Machine franchit le Rubicon. C'est un double
album, avec un morceau par face, point final. Et le résultat est
merveilleux. Il n'intéresse pourtant qu'une part congrue des
amateurs de musique. Soft Machine mêle avec finesse et inventivité
Jazz, Rock, et psychédélisme. Dès la fin de 1969, le travail
d'improvisation est considérable. Déjà probant depuis 1966, il
atteint un pinacle miraculeux. Les thèmes s'étendent, s'enchaînent.
Des cuivres sont ajoutés, se réduisant au
saxophoniste-clarinettiste Elton Dean en 1970. Comme sur les deux
premiers albums, les concerts sont un enchaînement ininterrompu de
thèmes connus comme inconnus. Ecouter un concert de Soft Machine,
c'est se plonger dans une heure et trente minutes de musique totale.
C'est un flot ininterrompu de notes magiques qui bouleverse
l'organisme.
Soft
Machine connaît une certaine reconnaissance européenne. Mais en
Grande-Bretagne, sorti de Londres, le groupe peine à trouver des
lieux où jouer dans de bonnes conditions. Le circuit des universités
ne leur convient pas encore, les salles sont à-moitié vides. Soft
Machine décide donc de se confronter au public Jazz puriste. Cela se
fera au club Ronnie Scott's, club sélecte qui reçoit une clientèle
branchée Jazz américain. Soft Machine restera à demeure du 20 au
25 avril 1970, une éternité pour ce club.
Surtout,
les bandes de ces sets, publiées dans les années 2000, conserveront
une mauvaise réputation. Il fut avancé des sets bâclés, peu
inspirés. Le groupe n'était pas à son aise, et ne recommencerait
pas l'expérience. En réalité, cette appréciation est bien fausse.
Certes le son n'est pas optimal. Il résonne, vrille, sourde. Mais
l'ensemble du groupe est distinct.
Il
brille magnifiquement grâce au magnifique enchaînement
« Out-Bloody-Rageous »/ « Eamonn Andrews »/
« Mousetrap » / « Noisette » / « Backwards »
/ « Hibou, Anemone & Bear ». Il représente 35
minutes de musique magique captée avec une absence absolue de
délicatesse. Il s'agit de musique Jazz-Rock psychédélique
totalement brute, sans fard. Il faut avoir écouté cet enchaînement
magique, cigarette et whisky à la main. Il se dessine la poésie
pure de la musique. L'orgue plane comme une lame liquide, survolé de
saxophone. Hopper et Wyatt créent une boucle sur la rythmique. Les
paysages se succèdent, comme des obsessions. Le groupe se trouva
médiocre, il semble pourtant en apesanteur. Peut-être est-ce
l'ambiance coincé du Ronnie Scott's, sa clientèle bon chic bon
genre, qui a l'habitude de venir, guindée, voir des musiciens noirs
américains en esthète. Je m'imagine dans la salle, ballotté par la
basse de Hugh Hopper, les friselis de cymbales de Wyatt, et les
claviers liquides de Ratledge. Le saxello de Elton Dean survole le
propos délicatement, comme un oiseau au-dessus d'une falaise
gardoise dans le soleil d'automne. La foule est partie, elle laisse
enfin la nature respirée. Les espaces jadis foulés de claquettes de
touristes, l'herbe et les rochers massacrés par la submersion
opportuniste, retrouvent enfin leur sérénité. Les monuments
romains retrouvent leur oubli historique, les oiseaux survolent à
nouveau la vallée du Gardon. Ils peuvent enfin se concentrer sur
leurs proies, se poser tranquillement où bon leur semble. Il y
perçoive pourtant cette odeur persistante de sueur et de crasse
laissée par les hommes qui perturbent leurs facultés olfactives.
Les petits rongeurs ont encore leur chance.
Il
voit tout cela, dans ce torrent de notes électriques fuligineuses.
« Out-Bloody Rageous » déborde de colère noire. Il
revoit ces horizons écrasés de chaleur, il savoure encore les
parfums de la garrigue, et ce calme lorsque les pas sont trop
nombreux pour admirer. C'est cette sérénité magnifique qui flotte
dès la cinquième minute du morceau. La fureur laisse place à la
contemplation. L'air flotte, doux et chaud, dans les buissons
provençaux. La sauge, le chêne vert et le chêne kermes, le thym,
le laurier sauce et fleur, les pins maritimes, les chemins de pierres
blanches qui mènent aux collines ponctuées de falaises, de tours
romaines et d'églises romanes font divaguer l'esprit de l'homme
fragile. Son cerveau noirci de colère retrouva sa liberté. Malgré
les agressions verbales de ce passé qui refusait de le laisser en
paix, il distingue enfin la fin du voyage diabolique. Il sent que
s'apaise la colère, que toutes ces réparties sont vaines. Il sent
enfin que répondre n'a aucun intérêt. Cela n'est que surenchère,
mais dans quel but ? Il sait ce qu'il a perdu, mais il sait
aussi qu'il a gagné une sérénité précieuse, que personne ne peut
vraiment comprendre. Elle court sur « Eamonn Andrews ».
Il s'agit de plus de dix minutes d'expérience enivrante de piano
électrique flottant comme cet organisme marin au gré des ressacs.
Il y a tout ce que j'aime profondément en Soft Machine. Il y a le
son, il y a la manière, il y a l'inspiration. Tout est magnifique
durant cette improvisation subtile et féroce.
A suivre
tous droits réservés
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire