mardi 11 septembre 2018

SOFT MACHINE LIVE 1970 PART 1

"Ecouter Soft Machine en plein sentiment mélancolique était un fait."



SOFT MACHINE : Somewhere In Soho / Live 1970
Live At Ronnie Scott's 20-25 avril 1970

Les quais sont illuminés du soleil pâle de septembre. Une lumière vive, à peine blanche, traverse les feuillages jaunissant des grands peupliers d'Italie. Le vent doux souffle dans leurs grandes carcasses, et ils dansent dans l'air comme ivres. Leur feuilles dégagent une odeur amère, et elles sonnent comme de petites clochettes sourdes. Les quais de gros pavés de granit se recouvrent peu à peu d'une pellicule jaune qui se déplacent en petits tourbillons sous les rafales. Les enfants qui rentrent de l'école aiment jouer avec, apportant un peu de joie alors que se meurt doucement l'été. Le fleuve est secoué de petites vagues, et les péniches tanguent mollement sur l'onde. Les amarres peinent parfois à les retenir, et elles cognent dans un bruit sourd de ferraille et de caoutchouc des ballasts. Les passerelles se déplacent de quelques centimètres en avant, avant de reculer pour revenir à la même position.

L'homme avance d'un pas décidé au milieu de cette douce agitation, les mains dans les poches de sa veste de costume gris. Il est mal rasé, le cheveu mi-long. Il est d'une taille moyenne, porte un léger embonpoint. Son pantalon de velours est un peu trop court, et il dévoile des chaussettes bordeaux un brin fatiguées. Ses chaussures souples en cuir semblent elles aussi avoir vu du pays. Il porte les yeux de l'homme fatigué qui refuse d'abdiquer. Son regard clair peine à briller au milieu de ses paupières mi-closes, ébloui par le soleil rasant de cette fin d'après-midi.

Il remonte l'escalier du pont des Arts avec un certain entrain, et traverse le boulevard en-dehors des clous, faisant un petit signe de la main pour remercier les automobilistes mécontents ayant pris la peine de ralentir pour le laisser passer. Il franchit la porte du bar-tabac, achète le journal, deux paquets de cigarettes et une pochette d'allumettes. Dès sa monnaie récupérée, il enfourne le journal dans la poche de sa veste, et ouvre un paquet pour extraire une cigarette qu'il allume aussitôt. C'était la sortie de l'après-midi, après avoir passé une partie de l'après-midi à bouquiner. Le matin, il a pris la peine d'aller faire quelques courses au marché du la place située au-dessus de sa rue. Quelques légumes, un peu de viande séchée, des œufs, du fromage, et du pain, voilà qui permettra de tenir la semaine.

Cette cigarette fait du bien. Malgré le temps, il n'arrive pas tout à fait à oublier. Il a fini par devenir philosophe, à se contenter de cette existence frugale à côté de son travail quotidien. Il paraît qu'il a de la chance d'avoir du travail. Cela paye le loyer, les factures, un peu de nourriture, et quelques livres et des disques qui lui offrent un peu d'évasion intellectuelle.

Il repense encore parfois à son ancienne vie, à ce couple qu'il formait lui et son ex-compagne, il y a déjà presque un an. La vie n'était pas toujours facile, mais elle avait une apparence de confort bourgeois. Les objectifs semblaient si balisés : un appartement, un chien, les dîners du dimanche avec la belle-famille, et ces emplois synonymes de réussite sociale. Il n'y a jamais cru, mais elle si, beaucoup, beaucoup trop. Au point d'oublier le reste, et le plus important : les sentiments. Il fallait courir après la fortune, l'ascension sociale qui permet juste de s'acheter mille choses futiles et sans intérêt pour paraître, pour afficher ces signes extérieures de richesse.

Mais l'intérieur devenait de plus en plus vide. Lui commença à en souffrir, profondément. Il essaya d'en parler, mais il ne reçut aucune attention. Il posa des ultimatums, quitta le foyer pour finir seul dans sa voiture avec quelques affaires durant quelques semaines. Il revint à chaque fois, parce qu'elle le suppliait avant de l'oublier à nouveau. Il sembla en devenir fou, de ne pas arriver à se faire comprendre. Mais cela avait-il seulement une chance de réussir ? Il ne pouvait que constater le fossé qui se creusait, et l'estime d'elle pour lui qui diminuait jour après jour. Il n'était qu'un raté, un type contrariant. Il avait su la combler avant qu'elle ne se lasse de lui. Il a fini par partir définitivement avec ses cartons sous le bras.

Il a trouvé ce petit appartement au quatrième étage sans ascenseur, un peu vieillot mais au charme réel dans ce vieux quartier calme et vivant. Il ne se sentait pas tout à fait seul le soir, au milieu de ses livres et de ses disques. Elle retrouva quelqu'un quelques mois plus tard, l'exact inverse de lui. Elle voulut le revoir amicalement, comme si de rien n'était, comme si aucune blessure n'existait. Elle ne sut faire autre chose que lui faire l'apologie de sa nouvelle vie, et il en bouillonna intérieurement. Ils se disputèrent. Il fut menaçant, agressif. Il était blessé, profondément. Il avait tant de mal à se remettre de cette relation. Il l'avait tant aimé, il avait tant voulu croire qu'il pourrait se faire entendre, que leur amour surmonterait leurs différends, qu'il espérait passagers. Mais il se trompa lourdement. Et ne put que constater qu'il n'avait été qu'un homme parmi d'autres. Qu'elle n'avait conservé ni souvenir, ni sentiment pour lui. La page était tournée pour elle, définitivement. Pour lui, ce n'était pas si facile. Il était en fait partagé entre colère et mélancolie. Il était trop rêveur, trop intellectuel. Elle avait fini par lui reprocher. Il n'arrivait pas à se résoudre que la femme qu'il avait aimé n'était plus. Il avait l'impression d'avoir été trompé, trahi. Ce sentiment anima leur dispute, attisé par cette arrogance dont elle fit preuve, comme si elle cherchait à lui montrer délibérément qu'il n'était qu'un imbécile comparé à son remplaçant. Une fois encore, elle ne comprit pas, se renferma dans ses convictions, lui dans les siennes. Il sut toutefois lui faire part de la douleur ressentie, de ces instants où il fut à la rue à cause d'elle, de tout l'amour qu'il lui donna et qu'elle ne remarqua pas. C'est que cela n'avait rien de matériel. Ce n'était pas des cadeaux, ni des week-ends. Elle sut lui reprocher, lui qui n'avait jamais d'argent après avoir payé les factures.

Il porte encore la veste qu'elle lui offrit il y a trois ans pour une cérémonie dans sa famille à elle, un mariage vraisemblablement. A défaut d'autre chose, il la porte, et elle est désormais à son image : fatiguée, élimée. Les coudes usés ont été cousus d'une pièce de cuir marron, et la coupe s'est effondrée à force de relever le col sous la pluie et d'enfoncer ses mains dans les poches. Elle est devenue sa veste à lui, elle fait désormais corps avec son être un peu bohème, loin de confort bourgeois et convenu de sa vie d'avant. Il vit désormais de l'autre côté de la ville, vers les quais, dans les quartiers ouvriers, loin des jolis lotissements bourgeois des faubourgs.

Décidément, cette cigarette est agréable. Il tire dessus, la finit, et en rallume une autre. Il va s'asseoir à une petite terrasse de café à l'ombre des peupliers, et où résonne le doux clapotis des vagues du fleuve contre les quais de pierre. Il ouvre le journal et découvre les mauvaises nouvelles. Elles sont épouvantables ces nouvelles. Les guerres s'y font rares. Elles sont remplacées par un discours propagandistes sur les réformes du gouvernement que l'on se doit de faire, car il ne semble qu'il n'y ait aucune alternative. Ce n'est qu'économie, sacrifice, coupe budgétaire, privatisations, augmentations des taxes et des impôts. Mais tout cela est pour le bien du peuple, qui doit en même temps subir le spectacle des riches exposant leurs fortunes, et les discours de réussite par le travail et par le dépassement de soi, comme un mantra, comme un dogme forcené. Comme si il n'y avait que cela, comme si rien d'autre ne comptait. Comme si avoir un travail moyennement rémunéré et quelques passions personnelles était l'aveu de l'échec, celui d'être un feignant, un raté. Tout résonne alors dans sa tête. Il revoit l'image de son ex-compagne, les discours de ex-beau-père sur le travail et l'argent, ces quêtes ineptes d'argent et de symboles de fortune. Eux qui étaient incapables de profiter d'un bon repas ou d'une belle promenade sans se plaindre ou critiquer.

L'homme se lève avec une impression de nausée. Il avale son café, pose une pièce sur la note et laisse la monnaie. Il décide de rentrer chez lui avec ses cigarettes et son journal. Il n'y a vraiment que la lie de la société là-dedans, il sera parfait pour recevoir les épluchures de pommes de terre. Le soleil tombe rapidement sur les quais. Le vent devient plus frais. Il remonte la rue, et rejoint son appartement en montant les escaliers deux par deux.

Il enlève cette veste qu'il commence à détester. Les souvenirs du jour l'ont malmené, et ce vêtement n'est qu'un symbole de son attachement idiot à son passé. Il la chiffonne et la jette dans la poubelle sous l'évier. Il ira se chercher une veste de son choix, c'est décidé. Il débouche une bouteille de scotch et s'en verse un grand verre. Il allume une cigarette, et allume la grande lampe du salon. Elle inonde la pièce d'une lumière orangée qu'il affectionne particulièrement, douce et chaude. Les alignements de livres et de disques sur les étagères semblent se perdre dans l'obscurité. Il s'assoit dans un vieux fauteuil de cuir fatigué. C'est qu'il a fallu meubler cet appartement, et il n'avait plus rien. Il arrangea à son goût. Cela n'était pas parfait. Il aimait tant la couleur, les vieilles affiches de cinéma, les vieilles publicités, ces images de musiciens des années 70 aux couleurs sépias. Mais il était chez lui. Et lorsque la porte était fermée, il se sentait enveloppé d'un cocon doux et moelleux. C'était son monde. Et personne, personne ne pouvait l'atteindre.
A suivre

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