"La
version de « Natchez Burning » des Groundhogs est
totalement habitée. C'est sans doute pour cela que peu s'y
confrontent."
THE
GROUNDHOGS : Blues Obituary 1969
Les
Groundhogs me firent rentrer dans un univers merveilleux : celui
du blues-rock anglais, qui aboutira rapidement au proto-hard-rock en
fusionnant avec la musique psychédélique. C'est un monde de
pochettes ahurissantes, de sonorités sans concession, de fureur
électrique absolue. Les Groundhogs furent parmi les fers de lance de
cette vague qui restera malheureusement cantonnée aux îles
britanniques et à quelques excursions dans le nord de l'Europe :
Suède, Hollande, Belgique, Allemagne. Ils ouvriront le robinet à
idées du Krautrock allemand, notamment. The Groundhogs furent parmi
les plus populaires de ce mouvement oublié. Trois de leurs albums
firent un malheur dans les classements anglais, soutenus par la
presse nationale, alors que leur musique était absolument sans
concession. Le revers de médaille sera amer lorsque ces mêmes
journaux s'acharneront à désosser les admirés d'hier.
La
musique des Groundhogs est sans aucun doute celle à laquelle je
reviens le plus régulièrement. Je reviens vers tout, de manière
générale. Je ne renie rien, au mieux je découvre. Mais certains
groupes ont été écoutés avec une telle intensité qu'il m'est
parfois difficile d'y revenir trop souvent. Led Zeppelin, Who, Jimi
Hendrix ou Deep Purple ont été de ces os à ronger sur lesquels je
me penche toujours plus de vingt ans après, car je savoure toujours
un morceau avec une oreille différente, celle de l'homme qui a
vieilli mais continue à vibrer pour ce matériau électrique
trépidant, qui vibre différemment avec l'expérience acquise.
Les
Groundhogs n'étaient pas vraiment mes idoles, et pour cause. Il n'y
avait en fait pas grand-chose à lire sur eux. Et puis leur musique
est d'une telle puissance qu'il est complexe de s'y plonger corps et
âme sans se tromper de route. C'est que ce groupe ne laisse que peu
de pistes de compréhension, ni d'archives photographiques
susceptibles de s'immerger correctement dans leur univers. Mais
chaque fois que je me confronte avec ténacité à un de leurs
albums, j'en ressors éprouvé et émerveillé. Les Groundhogs font
une musique à la fois musculeuse et cérébrale, qui nécessite de
s'y plonger, au risque de voir exploser devant vos yeux de terribles
souvenirs personnels. Car elle racle au plus profond de l'âme,
bouleverse, retourne, déroute.
C'est
terrible de tenir un tel propos, mais Led Zeppelin ou les Who
caressent quelque part des sentiments plus entendus, plus évidents.
Malgré la force de leurs musiques, il semble que leur propos soit
finalement plus évident, ce qui explique sans doute leur succès
commercial massif. Les Groundhogs exhortent le tréfond de l'âme,
vont caresser ces sentiments enfouis, vous arrachent le coeur et le
mettent à nu sur une stèle de pierre. A ne finalement pas connaître
le détail derrière chaque morceau, comme les plus grands groupes,
leur musique reste mystérieuse, et elle frappe l'esprit avec une
brutalité sans égale. Mais elle n'est pas totalement innocente non
plus. Si Tony MacPhee, le guitariste-chanteur et principal
compositeur, est souvent incapable d'expliquer ses morceaux, on
détecte chez lui une grande sensibilité en filigrane derrière ce
garçon discret et un peu mal dans sa peau.
Tony
MacPhee fonde ses Groundhogs, en hommage à un morceau de John Lee
Hooker, au début des années 60. Ils font partie des pionniers de la
scène Blues anglaise. Ils vont finir par accompagner John Lee Hooker
à plusieurs reprises, entre 1965 et 1969, à la demande même du
bluesman. MacPhee devient aussi un homme de studio, que l'on appelle
pour superviser ou accompagner des musiciens Blues américains, dont
Big Joe Williams.
Le
groupe se stabilise autour de Pete Cruickshank à la basse, Ken
Pustelnik à la batterie, et Steve Rye à l'harmonica et au chant. Le
premier album, Scratching The Surface, paru en 1968, est une
merveille de pur Blues blanc. Déjà chroniqué dans ces pages, il
est à la fois profondément ancré dans une culture du Blues noir
exceptionnelle, et dans une violence blanche symbole de la société
britannique.
Steve
Rye finit par dégager. Les Groundhogs partent en tournée en avril
1969 avec John Lee Hooker, qui a pris le soin de les rappeler
lui-même car il ne veut qu'eux. Il en fait d'ailleurs part au Melody
Maker, très clairement. L'affiche compte aussi plusieurs artistes du
label de Blues Liberty, dont Jo-Ann Kelly, future épouse de Tony
MacPhee. Le set est décomposé en plusieurs parties, et Rye ne
participe pas à toutes. Il part ainsi s'hydrater au pub pendant ce
temps, revenant totalement ivre et incapable de jouer. MacPhee le
licencie sans ménagement, mais saura lui trouver des engagements
avec les artistes Liberty, incapables d'être sans pitié.
Les
Groundhogs historiques sont toutefois en place. Il partent en studio
en juin 1969 en compagnie de leur manager Roy Fisher qui leur crée
leur propre maison d'édition : Groundhog Record. Le trio est
alors en pleine mutation, comme la scène musicale. Led Zeppelin
vient d'achever d'une balle dans la tête ce qu'il reste du Blues
anglais, du moins le croit-il. Toutefois, l'air du temps est à
l'électricité et à la démonstration : Led Zeppelin, Savoy
Brown, Ten Years After...et à la surenchère heavy : Deep
Purple, Black Sabbath, Budgie…..
Les
Groundhogs sont à un drôle de carrefour : pas vraiment heavy,
pas tout-à-fait Blues puriste. Ils commencent à dessiner une
troisième voie totalement improbable : un alliage de Blues, de
psychédélisme tendance Pink Floyd période Syd Barrett, de Rock
anglais, et de proto-Hard-Rock. Le tout sent la stout, le bar enfumé
et les embruns de la côte galloise. Le résultat sera Budgie, Stray,
Groundhogs, Pink Fairies, Edgar Broughton Band, Chicken Shack et les
premiers albums de Status Quo entre 1970 et 1972.
Tony
MacPhee sent attiré par ce courant, encouragé par le batteur Ken
Pustelnik, pur instrumentiste psyché. Des Groundhogs originaux qui
ont accompagné John Lee Hooker en 1965, il ne reste que MacPhee et
Cruickshank en 1968. Pustelnik est estimé par MacPhee, car il aime
sa capacité d'improvisation. Mais le batteur est incapable de tenir
le rythme d'un soir à l'autre, ce qui exaspère Hooker. MacPhee fait
le nécessaire pour que le bluesman américain soit au mieux. A
commencer par lui accorder sa guitare, chose dont il est incapable.
C'est ce que Hooker appréciera avec les Groundhogs : cette
rigueur technique, malgré les pétarades psyché-blues anglaises. Le
premier petit de MacPhee aura sa première gourmette offerte par
Hooker, et gravée du donateur. Hooker était cet homme. Sa famille
ne sut jamais lui faire un reproche. Il travaillait à l'usine pour
nourrir sa femme et ses enfants, et s'échappait en jouant chaque
week-end dans les clubs, pour quelques dollars supplémentaires.
Hooker était très soucieux de son argent. La tournée anglaise
était un moyen de joindre le plaisir et les revenus. MacPhee nota
l'attention de Hooker à l'argent dépensé, malgré son illettrisme.
En
juin 1969, les Groundhogs retournent en studio en trio. La volonté
est d'avancer. Le titre de l'album est le symbole d'un démarquage de
l'idiome Blues. Led Zeppelin avait déjà plus ou moins enterré la
chose avec son premier album en janvier 1969, le boulot préparé par
le Jeff Beck Group. Mais les Groundhogs vont faire bien mieux. Ils
vont s'y accrocher pour en créer une nouvelle matière, tout en se
tournant vers les vieilles reprises de Blues…. Qui vont pourtant
lourdement alimenter ce disque.
Blues
Obituary est ce disque considéré comme une transition. Il ouvre
en effet une ère nouvelle, qui sera celle du succès commercial.
Néanmoins, cet album est bien plus pour moi. Les albums suivants,
Thanks Christ For The Bomb, Split… sont de
merveilleux alliages de proto-heavy-rock et de blues, agrégés à
des textes hautement engagés. Pourtant, je suis resté fasciné par
cet album. Il dispose à la fois de l'ouverture vers le
psychédélisme, et de l'ancrage profond dans le terrain du Blues
anglais. Ce qu'il faut qualifier d'expérimentations remuent les
tripes avec une force inconnue. C'est un disque académique de bien
loin.
Il
ne l'est en fait aucunement. Parce que chaque morceau est une
merveille d'audace psychédélique et Blues. « BDD » pose
déjà le problème : il signifie « Blind, Deaf and
Dumb ». C'est en fait une macération d'un vieil acétate de
Blues et de l'air nouveau. Ce qui frappe surtout, c'est la
fantastique montée en puissance de la guitare de Tony MacPhee. Du
vieux terreau Blues, l'homme vibre d'une sonorité nouvelle. Il
déroute, dérange. Mais ce disque dérange, car telle est sa
vocation.
Il
bascule dans l'obscur avec le morceau « Daze Of The Weak ».
Le jeu de mots est impitoyable, la traduction du morceau est
invraisemblable de violence. C'est l'émergence de l'idiot, pour être
clair. Tony MacPhee a toujours aimé appuyer sur le misérabilisme
typique du Blues. Il y traduit une piètre image de lui-même. Il est
un homme réservé, discret, bien peu sûr de lui-même, ce qui
tranche avec les rock-stars de l'époque, où de l'image projetée et
des déclarations fracassantes jetées en pâture. « Daze Of
The Weak » est pétri d'un désespoir profond, que traduisent
les premiers accords de guitare, lugubres, lointains, Blues
quasi-hendrixien. La rythmique est lente. C'est une procession pleine
de tristesse. C'est une plongée dans les abysses de la tristesse et
de la déroute. Le morceau est entièrement du fait de MacPhee qui se
lance dans une longue improvisation hallucinée, soutenu par la
rythmique trépidante de Cruickshank et Pustelnik. Comme si John Lee
Hooker jouait comme Jimi Hendrix. MacPhee laisse cet espace entre les
notes, il laisse parler l'écho, le son entre chaque accord est aussi
de la musique qui transperce impitoyablement le coeur. Les Groundhogs
ne sont déjà plus, avec ce morceau, un simple groupe de Blues
anglais, mais commence à parcourir les espaces vierges du
psychédélisme au sein d'une musique certes plus rigide d'apparence,
mais qui laisse de la place à l'improvisation.
« Times »
est un Blues-Rock basé sur un morceau de Blind Willie Johnson, et
laissant la part belle à la slide de MacPhee. L'homme est un des
plus fins utilisateurs de cette technique, avec Rory Gallagher. Il a
à la fois la pureté du son et l'allégresse du phrasé. Il se
montre inventif, et transforme les faubourgs de Londres en bayou
saumâtre.
« Mistreated »
est à l'origine un morceau de Tommy Johnson. MacPhee en fait un
morceau entêtant, avec ces accords tournant en boucle comme une
obsession. L'homme s'auto-flagelle, s'accuse alors qu'il a été
maltraité. La rythmique est un boogie tendu, les modulations
viennent principalement de la voix de Tony MacPhee. La version
scénique se révélera bien plus redoutablement agressive.
« Express
Man » est un sympathique Blues-Rock manquant un brin de relief
comparé à la matière précédente. Il est bien vite effacé par
« Natchez Burning ». Ce morceau de Howlin'Wolf raconte
comment le Ku Klux Klan incendia une église avec ses occupants noirs
américains dans la ville de Natchez dans l'état du Mississippi.
Rares sont les groupes blancs qui eurent l'audace de reprendre les
morceaux les plus politiques des bluesmen noirs. On peut citer MC5
avec « Motor City Is Burning » de John Lee Hooker. La
version de « Natchez Burning » des Groundhogs est
totalement habitée. C'est sans doute pour cela que peu s'y
confrontent. Pour interpréter de telles pièces de musique, il faut
les habiter. Et ce genre de tragédie décrite nécessite d'être
impliqué moralement. Howlin'Wolf, bluesman noir, originaire du
Mississippi, ancien ouvrier agricole dans les champs de coton, était
un témoin plus que pertinent à ce genre d'exaction. Les Groundhogs
en retranscrivent avec magnificence la profondeur, la douleur
rampante. On y distingue déjà ce Blues lent et imprégné qui
alimentera « Since I've Been Loving You » de Led Zeppelin
ou « Mr Big » de Free. Mais les Groundhogs évoquent avec
force un drame humain terrible, reprenant les mots d'un bluesman
noir. La voix de MacPhee y est pour beaucoup. Grave, profonde, pas du
tout adolescente, elle donne de la puissance à l'interprétation, se
raccrochant à la voix puissante de Howlin' Wolf. La batterie
tumultueuse de Pustelnik fait vibrer une colère latente, sur
laquelle se colle la basse de Cruickshank. MacPhee brode des motifs
Blues d'une férocité rare. Plus encore, certains groupes
n'appréciait guère d'avoir une perte de puissance sonore lors des
soli de guitare. Généralement, le solo était ajouté sur une piste
rythmique, et il n'était pas rare qu'un guitariste rythmique vienne
compléter l'effectif scénique pour éviter ce « manque ».
Tony MacPhee joue au contraire avec. Il laisse des vides, les comble,
s'articule avec la basse. Il peint littéralement avec sa guitare des
motifs à la fois Blues et psychédélique. Et lorsqu'il hurle à la
fin du morceau : « Is my baby, laying on the ground ? »,
on a le coeur serré, comme si MacPhee avait été effectivement là,
à Natchez, Mississippi.
Le
disque se termine sur un curieux instrumental nommé « Light Is
The Day ». C'est à la base un morceau de Blind Willie Johnson
nommé « Dark Is The Night ». Mais le morceau va se
déformer progressivement grâce à plusieurs apports. D'abord, Ken
Pustelnik prend le temps de fouiller dans les archives de United
Artists,qui détient le label Liberty. Il découvre des disques de
musique amérindienne, et se prend de passion pour la chose. Il va
alors accorder ses caisses pour développer des percussions indiennes
derrière la slide de MacPhee. C'est un gospel indien, finalement.
C'est surtout une transe totalement obsédante, morceau obscure, fou,
ouvrant déjà la voie au Krautrock, et au Rock expérimental. Mais
l'ensemble tient debout, obsédant, hallucinant, pendant presque sept
minutes.
Blues
Obituary n'aura guère de succès en Grande-Bretagne, à part
auprès des puristes. La pochette est elle aussi tout un poème. Le
manager Roy Fisher obtient l'autorisation de faire les clichés dans
le Highgate Cemetery du Nord de Londres. Cruickshank et Pustelnik
posent en croque-morts, et MacPhee en révérend. Dans le cercueil
pose Hoss, le chanteur et ami du groupe Screw. Sauf que le garçon
est trop grand pour rentrer dans le cercueil prêté. Il doit donc
retirer ses chaussures pour paraître moins plier en deux. Et ces
fameux pieds sont sous le nez de Tony MacPhee sur la photo de
pochette. Son visage grave et décomposé est en fait dû à l'odeur
putréfiante des pieds de Hoss.
Bien
qu'il n'ait guère de retentissement dans les classements anglais,
l'album est très bien reçu par la presse britannique. Et le trio
commence à obtenir de belles salles pour jouer, accompagnées de
belles critiques. Le groupe entame sa pente ascendante jusqu'au
disque suivant, premier sommet d'une enthousiasmante odyssée
musicale.
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2 commentaires:
Salut Budgie, peux tu me préciser pour john lee hooker qui serait incapable d'accorder sa guitare... ça m'étonne car sur pleins de lives on l'entend changer son accordage tout seul, pour jouer tel ou tel morceau... par exemple le magnifique LIVE ALONE, sortie par Fat possum assez récemment... il y est tellement touchant! Mais c'est juste par curiosité et pour bien comprendre...je ne me vexe pas pour mister Hooker!
D'autre part ça m'intéresse d'écouter les Groundhogs avec le Big Joe Williams! vers quoi quel disque dois-je me tourner?
Belle chronique, et je pense que c'est l'une des plus belles pochettes d'album!! ces pieds puants, superbe anecdote, la tronche de Mcphee! La classe très spéciale qui s'en dégage... heureusement qu'ils sont là pour peupler le néant sonore...
à bientôt.
Salut Malvers,
Il ne s'agit pas de dire que Hooker était incapable d'accorder sa guitare. Il le faisait effectivement lui-même, mais il avait une technique instrumentale de pur autodidacte. Alors, lorsqu'il avait un musicien plus compétent que lui à sa disposition, il ne se privait pas de déléguer la tâche.
Pour Big Joe Williams, il n'existe malheureusement pas d'enregistrement réunissant les Groundhogs et le vénérable bluesman. Tony MacPhee, qui travaillait pour les studios Liberty à Londres en 1968, a assisté le producteur Mike Batt sur l'album de Big Joe Williams "Hand Me Down My Old Walking Stick" paru en 1969. Là est le seul document où figure Williams et MacPhee sur la même pochette de disque.
Merci pour ta lecture assidue de mes pérégrinations littéraires. A bientôt.
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