dimanche 2 septembre 2018

THE GROUNDHOGS 1969


"La version de « Natchez Burning » des Groundhogs est totalement habitée. C'est sans doute pour cela que peu s'y confrontent."



THE GROUNDHOGS : Blues Obituary 1969

Les Groundhogs me firent rentrer dans un univers merveilleux : celui du blues-rock anglais, qui aboutira rapidement au proto-hard-rock en fusionnant avec la musique psychédélique. C'est un monde de pochettes ahurissantes, de sonorités sans concession, de fureur électrique absolue. Les Groundhogs furent parmi les fers de lance de cette vague qui restera malheureusement cantonnée aux îles britanniques et à quelques excursions dans le nord de l'Europe : Suède, Hollande, Belgique, Allemagne. Ils ouvriront le robinet à idées du Krautrock allemand, notamment. The Groundhogs furent parmi les plus populaires de ce mouvement oublié. Trois de leurs albums firent un malheur dans les classements anglais, soutenus par la presse nationale, alors que leur musique était absolument sans concession. Le revers de médaille sera amer lorsque ces mêmes journaux s'acharneront à désosser les admirés d'hier.

La musique des Groundhogs est sans aucun doute celle à laquelle je reviens le plus régulièrement. Je reviens vers tout, de manière générale. Je ne renie rien, au mieux je découvre. Mais certains groupes ont été écoutés avec une telle intensité qu'il m'est parfois difficile d'y revenir trop souvent. Led Zeppelin, Who, Jimi Hendrix ou Deep Purple ont été de ces os à ronger sur lesquels je me penche toujours plus de vingt ans après, car je savoure toujours un morceau avec une oreille différente, celle de l'homme qui a vieilli mais continue à vibrer pour ce matériau électrique trépidant, qui vibre différemment avec l'expérience acquise.

Les Groundhogs n'étaient pas vraiment mes idoles, et pour cause. Il n'y avait en fait pas grand-chose à lire sur eux. Et puis leur musique est d'une telle puissance qu'il est complexe de s'y plonger corps et âme sans se tromper de route. C'est que ce groupe ne laisse que peu de pistes de compréhension, ni d'archives photographiques susceptibles de s'immerger correctement dans leur univers. Mais chaque fois que je me confronte avec ténacité à un de leurs albums, j'en ressors éprouvé et émerveillé. Les Groundhogs font une musique à la fois musculeuse et cérébrale, qui nécessite de s'y plonger, au risque de voir exploser devant vos yeux de terribles souvenirs personnels. Car elle racle au plus profond de l'âme, bouleverse, retourne, déroute.

C'est terrible de tenir un tel propos, mais Led Zeppelin ou les Who caressent quelque part des sentiments plus entendus, plus évidents. Malgré la force de leurs musiques, il semble que leur propos soit finalement plus évident, ce qui explique sans doute leur succès commercial massif. Les Groundhogs exhortent le tréfond de l'âme, vont caresser ces sentiments enfouis, vous arrachent le coeur et le mettent à nu sur une stèle de pierre. A ne finalement pas connaître le détail derrière chaque morceau, comme les plus grands groupes, leur musique reste mystérieuse, et elle frappe l'esprit avec une brutalité sans égale. Mais elle n'est pas totalement innocente non plus. Si Tony MacPhee, le guitariste-chanteur et principal compositeur, est souvent incapable d'expliquer ses morceaux, on détecte chez lui une grande sensibilité en filigrane derrière ce garçon discret et un peu mal dans sa peau.
Tony MacPhee fonde ses Groundhogs, en hommage à un morceau de John Lee Hooker, au début des années 60. Ils font partie des pionniers de la scène Blues anglaise. Ils vont finir par accompagner John Lee Hooker à plusieurs reprises, entre 1965 et 1969, à la demande même du bluesman. MacPhee devient aussi un homme de studio, que l'on appelle pour superviser ou accompagner des musiciens Blues américains, dont Big Joe Williams.

Le groupe se stabilise autour de Pete Cruickshank à la basse, Ken Pustelnik à la batterie, et Steve Rye à l'harmonica et au chant. Le premier album, Scratching The Surface, paru en 1968, est une merveille de pur Blues blanc. Déjà chroniqué dans ces pages, il est à la fois profondément ancré dans une culture du Blues noir exceptionnelle, et dans une violence blanche symbole de la société britannique.

Steve Rye finit par dégager. Les Groundhogs partent en tournée en avril 1969 avec John Lee Hooker, qui a pris le soin de les rappeler lui-même car il ne veut qu'eux. Il en fait d'ailleurs part au Melody Maker, très clairement. L'affiche compte aussi plusieurs artistes du label de Blues Liberty, dont Jo-Ann Kelly, future épouse de Tony MacPhee. Le set est décomposé en plusieurs parties, et Rye ne participe pas à toutes. Il part ainsi s'hydrater au pub pendant ce temps, revenant totalement ivre et incapable de jouer. MacPhee le licencie sans ménagement, mais saura lui trouver des engagements avec les artistes Liberty, incapables d'être sans pitié.

Les Groundhogs historiques sont toutefois en place. Il partent en studio en juin 1969 en compagnie de leur manager Roy Fisher qui leur crée leur propre maison d'édition : Groundhog Record. Le trio est alors en pleine mutation, comme la scène musicale. Led Zeppelin vient d'achever d'une balle dans la tête ce qu'il reste du Blues anglais, du moins le croit-il. Toutefois, l'air du temps est à l'électricité et à la démonstration : Led Zeppelin, Savoy Brown, Ten Years After...et à la surenchère heavy : Deep Purple, Black Sabbath, Budgie…..
Les Groundhogs sont à un drôle de carrefour : pas vraiment heavy, pas tout-à-fait Blues puriste. Ils commencent à dessiner une troisième voie totalement improbable : un alliage de Blues, de psychédélisme tendance Pink Floyd période Syd Barrett, de Rock anglais, et de proto-Hard-Rock. Le tout sent la stout, le bar enfumé et les embruns de la côte galloise. Le résultat sera Budgie, Stray, Groundhogs, Pink Fairies, Edgar Broughton Band, Chicken Shack et les premiers albums de Status Quo entre 1970 et 1972.

Tony MacPhee sent attiré par ce courant, encouragé par le batteur Ken Pustelnik, pur instrumentiste psyché. Des Groundhogs originaux qui ont accompagné John Lee Hooker en 1965, il ne reste que MacPhee et Cruickshank en 1968. Pustelnik est estimé par MacPhee, car il aime sa capacité d'improvisation. Mais le batteur est incapable de tenir le rythme d'un soir à l'autre, ce qui exaspère Hooker. MacPhee fait le nécessaire pour que le bluesman américain soit au mieux. A commencer par lui accorder sa guitare, chose dont il est incapable. C'est ce que Hooker appréciera avec les Groundhogs : cette rigueur technique, malgré les pétarades psyché-blues anglaises. Le premier petit de MacPhee aura sa première gourmette offerte par Hooker, et gravée du donateur. Hooker était cet homme. Sa famille ne sut jamais lui faire un reproche. Il travaillait à l'usine pour nourrir sa femme et ses enfants, et s'échappait en jouant chaque week-end dans les clubs, pour quelques dollars supplémentaires. Hooker était très soucieux de son argent. La tournée anglaise était un moyen de joindre le plaisir et les revenus. MacPhee nota l'attention de Hooker à l'argent dépensé, malgré son illettrisme.

En juin 1969, les Groundhogs retournent en studio en trio. La volonté est d'avancer. Le titre de l'album est le symbole d'un démarquage de l'idiome Blues. Led Zeppelin avait déjà plus ou moins enterré la chose avec son premier album en janvier 1969, le boulot préparé par le Jeff Beck Group. Mais les Groundhogs vont faire bien mieux. Ils vont s'y accrocher pour en créer une nouvelle matière, tout en se tournant vers les vieilles reprises de Blues…. Qui vont pourtant lourdement alimenter ce disque.

Blues Obituary est ce disque considéré comme une transition. Il ouvre en effet une ère nouvelle, qui sera celle du succès commercial. Néanmoins, cet album est bien plus pour moi. Les albums suivants, Thanks Christ For The Bomb, Split… sont de merveilleux alliages de proto-heavy-rock et de blues, agrégés à des textes hautement engagés. Pourtant, je suis resté fasciné par cet album. Il dispose à la fois de l'ouverture vers le psychédélisme, et de l'ancrage profond dans le terrain du Blues anglais. Ce qu'il faut qualifier d'expérimentations remuent les tripes avec une force inconnue. C'est un disque académique de bien loin.
Il ne l'est en fait aucunement. Parce que chaque morceau est une merveille d'audace psychédélique et Blues. « BDD » pose déjà le problème : il signifie « Blind, Deaf and Dumb ». C'est en fait une macération d'un vieil acétate de Blues et de l'air nouveau. Ce qui frappe surtout, c'est la fantastique montée en puissance de la guitare de Tony MacPhee. Du vieux terreau Blues, l'homme vibre d'une sonorité nouvelle. Il déroute, dérange. Mais ce disque dérange, car telle est sa vocation.

Il bascule dans l'obscur avec le morceau « Daze Of The Weak ». Le jeu de mots est impitoyable, la traduction du morceau est invraisemblable de violence. C'est l'émergence de l'idiot, pour être clair. Tony MacPhee a toujours aimé appuyer sur le misérabilisme typique du Blues. Il y traduit une piètre image de lui-même. Il est un homme réservé, discret, bien peu sûr de lui-même, ce qui tranche avec les rock-stars de l'époque, où de l'image projetée et des déclarations fracassantes jetées en pâture. « Daze Of The Weak » est pétri d'un désespoir profond, que traduisent les premiers accords de guitare, lugubres, lointains, Blues quasi-hendrixien. La rythmique est lente. C'est une procession pleine de tristesse. C'est une plongée dans les abysses de la tristesse et de la déroute. Le morceau est entièrement du fait de MacPhee qui se lance dans une longue improvisation hallucinée, soutenu par la rythmique trépidante de Cruickshank et Pustelnik. Comme si John Lee Hooker jouait comme Jimi Hendrix. MacPhee laisse cet espace entre les notes, il laisse parler l'écho, le son entre chaque accord est aussi de la musique qui transperce impitoyablement le coeur. Les Groundhogs ne sont déjà plus, avec ce morceau, un simple groupe de Blues anglais, mais commence à parcourir les espaces vierges du psychédélisme au sein d'une musique certes plus rigide d'apparence, mais qui laisse de la place à l'improvisation.

« Times » est un Blues-Rock basé sur un morceau de Blind Willie Johnson, et laissant la part belle à la slide de MacPhee. L'homme est un des plus fins utilisateurs de cette technique, avec Rory Gallagher. Il a à la fois la pureté du son et l'allégresse du phrasé. Il se montre inventif, et transforme les faubourgs de Londres en bayou saumâtre.
« Mistreated » est à l'origine un morceau de Tommy Johnson. MacPhee en fait un morceau entêtant, avec ces accords tournant en boucle comme une obsession. L'homme s'auto-flagelle, s'accuse alors qu'il a été maltraité. La rythmique est un boogie tendu, les modulations viennent principalement de la voix de Tony MacPhee. La version scénique se révélera bien plus redoutablement agressive.

« Express Man » est un sympathique Blues-Rock manquant un brin de relief comparé à la matière précédente. Il est bien vite effacé par « Natchez Burning ». Ce morceau de Howlin'Wolf raconte comment le Ku Klux Klan incendia une église avec ses occupants noirs américains dans la ville de Natchez dans l'état du Mississippi. Rares sont les groupes blancs qui eurent l'audace de reprendre les morceaux les plus politiques des bluesmen noirs. On peut citer MC5 avec « Motor City Is Burning » de John Lee Hooker. La version de « Natchez Burning » des Groundhogs est totalement habitée. C'est sans doute pour cela que peu s'y confrontent. Pour interpréter de telles pièces de musique, il faut les habiter. Et ce genre de tragédie décrite nécessite d'être impliqué moralement. Howlin'Wolf, bluesman noir, originaire du Mississippi, ancien ouvrier agricole dans les champs de coton, était un témoin plus que pertinent à ce genre d'exaction. Les Groundhogs en retranscrivent avec magnificence la profondeur, la douleur rampante. On y distingue déjà ce Blues lent et imprégné qui alimentera « Since I've Been Loving You » de Led Zeppelin ou « Mr Big » de Free. Mais les Groundhogs évoquent avec force un drame humain terrible, reprenant les mots d'un bluesman noir. La voix de MacPhee y est pour beaucoup. Grave, profonde, pas du tout adolescente, elle donne de la puissance à l'interprétation, se raccrochant à la voix puissante de Howlin' Wolf. La batterie tumultueuse de Pustelnik fait vibrer une colère latente, sur laquelle se colle la basse de Cruickshank. MacPhee brode des motifs Blues d'une férocité rare. Plus encore, certains groupes n'appréciait guère d'avoir une perte de puissance sonore lors des soli de guitare. Généralement, le solo était ajouté sur une piste rythmique, et il n'était pas rare qu'un guitariste rythmique vienne compléter l'effectif scénique pour éviter ce « manque ». Tony MacPhee joue au contraire avec. Il laisse des vides, les comble, s'articule avec la basse. Il peint littéralement avec sa guitare des motifs à la fois Blues et psychédélique. Et lorsqu'il hurle à la fin du morceau : « Is my baby, laying on the ground ? », on a le coeur serré, comme si MacPhee avait été effectivement là, à Natchez, Mississippi.

Le disque se termine sur un curieux instrumental nommé « Light Is The Day ». C'est à la base un morceau de Blind Willie Johnson nommé « Dark Is The Night ». Mais le morceau va se déformer progressivement grâce à plusieurs apports. D'abord, Ken Pustelnik prend le temps de fouiller dans les archives de United Artists,qui détient le label Liberty. Il découvre des disques de musique amérindienne, et se prend de passion pour la chose. Il va alors accorder ses caisses pour développer des percussions indiennes derrière la slide de MacPhee. C'est un gospel indien, finalement. C'est surtout une transe totalement obsédante, morceau obscure, fou, ouvrant déjà la voie au Krautrock, et au Rock expérimental. Mais l'ensemble tient debout, obsédant, hallucinant, pendant presque sept minutes.

Blues Obituary n'aura guère de succès en Grande-Bretagne, à part auprès des puristes. La pochette est elle aussi tout un poème. Le manager Roy Fisher obtient l'autorisation de faire les clichés dans le Highgate Cemetery du Nord de Londres. Cruickshank et Pustelnik posent en croque-morts, et MacPhee en révérend. Dans le cercueil pose Hoss, le chanteur et ami du groupe Screw. Sauf que le garçon est trop grand pour rentrer dans le cercueil prêté. Il doit donc retirer ses chaussures pour paraître moins plier en deux. Et ces fameux pieds sont sous le nez de Tony MacPhee sur la photo de pochette. Son visage grave et décomposé est en fait dû à l'odeur putréfiante des pieds de Hoss.

Bien qu'il n'ait guère de retentissement dans les classements anglais, l'album est très bien reçu par la presse britannique. Et le trio commence à obtenir de belles salles pour jouer, accompagnées de belles critiques. Le groupe entame sa pente ascendante jusqu'au disque suivant, premier sommet d'une enthousiasmante odyssée musicale.

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2 commentaires:

Malvers a dit…

Salut Budgie, peux tu me préciser pour john lee hooker qui serait incapable d'accorder sa guitare... ça m'étonne car sur pleins de lives on l'entend changer son accordage tout seul, pour jouer tel ou tel morceau... par exemple le magnifique LIVE ALONE, sortie par Fat possum assez récemment... il y est tellement touchant! Mais c'est juste par curiosité et pour bien comprendre...je ne me vexe pas pour mister Hooker!
D'autre part ça m'intéresse d'écouter les Groundhogs avec le Big Joe Williams! vers quoi quel disque dois-je me tourner?
Belle chronique, et je pense que c'est l'une des plus belles pochettes d'album!! ces pieds puants, superbe anecdote, la tronche de Mcphee! La classe très spéciale qui s'en dégage... heureusement qu'ils sont là pour peupler le néant sonore...
à bientôt.

Julien Deléglise a dit…

Salut Malvers,
Il ne s'agit pas de dire que Hooker était incapable d'accorder sa guitare. Il le faisait effectivement lui-même, mais il avait une technique instrumentale de pur autodidacte. Alors, lorsqu'il avait un musicien plus compétent que lui à sa disposition, il ne se privait pas de déléguer la tâche.
Pour Big Joe Williams, il n'existe malheureusement pas d'enregistrement réunissant les Groundhogs et le vénérable bluesman. Tony MacPhee, qui travaillait pour les studios Liberty à Londres en 1968, a assisté le producteur Mike Batt sur l'album de Big Joe Williams "Hand Me Down My Old Walking Stick" paru en 1969. Là est le seul document où figure Williams et MacPhee sur la même pochette de disque.
Merci pour ta lecture assidue de mes pérégrinations littéraires. A bientôt.