"Pour
assurer l'enregistrement et survivre pendant ces deux mois de
travail, Judas Priest se serre la ceinture."
JUDAS
PRIEST : Sad Wings Of Destiny 1976
Kenneth
Downing sort du bus qui le ramène à son appartement. Il se
précipite dans la douche pour éliminer la poussière de sa journée
de travail en usine, s'habille rapidement d'un jean, d'un tee-shirt
et de vieilles baskets usées, puis saute sur son vélo. Il pédale
vigoureusement pour rejoindre les studios Rockfield situés à
Monmouth, juste à l'extérieur de Cardiff, dans le Pays de Galles.
Kenneth n'en est pas originaire : il vient de Birmingham, mais
les Rockfield Studios sont les plus proches de la ville industrielle
anglaise.
Le
jeune homme est le guitariste et fondateur du groupe Judas Priest.
L'histoire remonte à 1970. Le nom provient d'une chanson de Bob
Dylan, mais c'est le Blues-Rock qui influence le quartet, mené par
le chanteur Al Atkins. Ian Hill en devient le bassiste dès 1971.
Hill et Downing veulent s'extirper de leur milieu prolétaire, gris
et sans perspective. Ils ont de l'ambition mais pas un rond. Ils
cherchent à faire de Judas Priest plus qu'un groupe prompt à animer
les pubs le samedi soir. Ils sont impressionnés par un jeune homme
poussant de la voix au sein d'une autre formation brummie,
Hiroshima : Robert Halford. Ses capacités vocales sont
éblouissantes, de plusieurs octaves, qu'il délivre avec une
facilité déconcertante sans en avoir vraiment conscience.
John
Hinch devient leur premier batteur stable, et lorsque le groupe, qui
vient de signer avec le modeste label Gull, entre en studio pour
capter son premier album, le quartet devient quintet avec l'arrivée
d'un second guitariste : Glenn Tipton. Il n'est pas un simple
musicien d'appoint, mais bien une fine lame de plus. Il fut le leader
d'un trio Hard-Blues, le Flying Hat Band, faisant les belles soirées
des clubs de Birmingham, et il va permettre d'apporter du lyrisme et
de la puissance à Judas Priest. Le premier disque, Rocka Rolla,
n'éblouit pas particulièrement par sa qualité. Très Prog-Rock,
manquant de relief et de nerf, il ne fait pas beaucoup d'impression
sur Londres.
Mais
dès 1975, Judas Priest commence à s'affûter. Glenn Tipton, qui
arriva au dernier moment sur Rocka Rolla, n'a pas eu beaucoup
d'influence sur sa composition. Après plusieurs mois de travail et
de répétition, il apporte son venin et irradie ses camarades.
Lorsque Judas Priest apparaît en plein jour au Festival de Reading
1975, il est devenu un groupe de Hard-Rock. Malgré leurs cheveux
longs et leurs tenues en satin de toutes les couleurs, le son de leur
musique impressionne. Ils vont ainsi avoir l'honneur de passer à
l'émission de la BBC The Old Grey Whistle Test présentée
par Mike Harding, et jouent en direct deux titres à la
télévision. Ces deux événements semblent révéler un
frémissement favorable, et Gull renouvelle un budget de 2000 livres
sterling pour enregistrer un nouveau disque.
Les
prises sont réalisées en novembre et décembre 1975 aux studios
Rockfield tous proches. C'est de loin le meilleur studio hors de
Londres. Il a notamment accueilli à plusieurs reprises les légendes
du Heavy-Metal locales Budgie. Le trio gallois et Judas Priest ont
par ailleurs partagé l'affiche dans l'Ouest de la Grande-Bretagne à
plusieurs reprises, et une solide amitié les unit depuis 1973. Ils
ont en commun le fait d'être des groupes de Rock de province, et
parmi les plus violents du pays. Birmingham est le berceau de Chicken
Shack, de Trapeze, mais surtout de Black Sabbath. Deux musiciens de
Led Zeppelin proviennent de Birmingham : Robert Plant et John
Bonham, le forgeron en chef. Birmingham et Cardiff sont reliés
spirituellement par leur identité ouvrière marquée, et leur
éloignement de la capitale où tout se passe : Londres.
Le
budget d'enregistrement du nouvel album de Judas Priest est une fois
encore particulièrement serré ; Pour assurer l'enregistrement et survivre pendant ces deux mois de travail, Judas
Priest se serre la ceinture. Les musiciens se résolvent à un repas
par jour, et trois d'entre eux ont trouvé un petit boulot pour
assurer un complément de revenu sur Cardiff : Downing est
ouvrier dans une usine, Hill est livreur en camionnette, et Tipton
jardinier. Gull Records croit avoir fait une fleur à Judas Priest en
leur mettant à disposition les producteurs Jeffrey Calvert et
Gereint Hughes. Tous deux ont travaillé sur le simple « Barbados »
du groupe Pop-Reggae Typically Tropical, premier numéro un du label
en 1975. Mais le contact s'établit davantage avec l'ingénieur du
son, un jeune homme appelé Chris Tsangarides, qui deviendra l'un des
producteurs réputés des années 80, particulièrement dans le monde
du Heavy-Metal. Calvert et Hughes n'auront finalement aucune
influence, ni aucun impact sur ce disque, à part financier sur le
budget déjà serré.
L'ambiance
est bon enfant, sans prétention. Il faut dire que les musiciens
rejoignent le studio après leur journée de travail. Robert Halford
prépare le studio avec Tsangarides. Le batteur Alan Moore les
rejoint, et en fin d'après-midi, les cinq commencent les
enregistrements jusqu'à trois du matin, les heures de studio la nuit
étant moins chères. Judas Priest est affamé, mais a le feu sacré.
Les musiciens n'ont littéralement rien, à part la foi en leur
musique.
Sad
Wings Of Destiny est le premier album de Judas Priest à porter
leur identité sonore, et à disposer de toutes les qualités d'un
très grand disque de Heavy-Metal. Il est même une révolution
sonore, car il réinvente le genre que l'on appelle Hard-Rock.
Downing et Tipton prennent les riffs de Black Sabbath, injectent la
dynamique de Led Zeppelin, et Rob Halford apporte l'ivresse
romantique de Queen. Le résultat est un disque puissant, au son net
et sans concession. On y distingue quasiment plus les racines Blues
qui firent le terreau du Hard-Rock de Led Zeppelin, Deep Purple ou
Black Sabbath. La musique de Judas Priest deviendra un genre à part
entière, une musique véloce et menaçante à bases de riffs et de
chant agressif. Déjà, Downing et ses compagnons annoncent une
nouvelle vague de groupes anglais, qui va imprégner cette approche
d'agressivité Punk.
Il
y a bien des merveilles sur cet album aux scories Glam, mais
profondément gothique et sombre dans son âme. Les vestes moirées
de Tipton, Downing, Hill et Halford sont de plus en plus
moyen-âgeuses, et de moins en moins sexy, contrairement à Queen. Le
son que leur offre Chris Tsangarides contribue aussi à la surprise :
la violence musicale est froide, sans concession. On sent battre le
pouls de Judas Priest à chaque seconde. On entend chaque coup de
médiator sur les cordes de guitares, on distingue les veines du cou
d'Halford se gorger de rage.
« Victim
Of Changes » qui assure l'ouverture est une merveille absolue.
Influencé dans sa structure par « Black Dog » de Led
Zeppelin, cette alternance chant-riff sur un tempo marqué, ce
morceau est la réunion de deux titres préhistoriques de Judas
Priest : « Whisky Woman » et « Red Light
Lady ». Au final, « Victim Of Changes » évoque une
femme se saoulant dans un bar parce que son homme est parti avec une
autre. Le texte est âpre, violent, sans concession, décrivant le
malheur vécu par cette femme, appuyant sur la noirceur autant que
les guitares retors de Downing et Tipton. Les chorus sont ahurissants
d'expressivité et de violence assassine. Joués sur de simples
Fender Stratocaster, on ressent les notes tordues ondulant à coups
de vibrato, les alternances d'accalmies sinistres et les explosions
de colère électrique. Les sonorités de Downing et Tipton sont
totalement complémentaires, au point d'avoir la plus grande
difficulté à en distinguer les unes des autres. Dès 1976, leur
force est en place. Les riffs sont impressionnants, massifs. Halford
est un hurleur magnifique. Sur les parties sombres, il chante d'un
timbre profond, et lorsque l'orage tonne, sa voix devient teigneuse,
les aigus vibrants résonnent.
Cette
facilité est encore plus éblouissante sur le sublime « The
Ripper ». Inspiré de l'histoire de Jack l'Eventreur, Halford
alterne le conteur, les victimes et le meurtrier. Les guitares sont
implacables, et laisse le libre champ à l'imagination fertile du
chanteur, éblouissant de virtuosité, dépassant d'une tête Freddie
Mercury de Queen. Car si Mercury eut recours en studio à bien des
superpositions de pistes vocales malgré son incontestable talent,
accompagné des autres musiciens du groupe, Halford était capable de
restituer ses arrangements vocaux seul sur scène, avec un rythme de
150 à 200 concerts par an.
Cet
album renferme par ailleurs deux autres grands morceaux que l'on
retrouvera sur scène jusqu'à nos jours : « Tyrant »
et « Genocide ». Judas Priest y allie la virulence
politique et morbide au Hard-Rock le plus saignant. Cette approche
outrancière, déjà expérimentée par Budgie avec « Nude
Desintegrating Parachutist Woman » en 1971 ou « Crash
Course In Brain Surgery » en 1974, repris par ailleurs par
Metallica, va alimenter le Thrash-Metal US à venir. Dave Mustaine,
guitariste-chanteur et fondateur de Megadeth, racontera que son
beau-frère le frappera jusqu'au sang parce qu'il écoutait l'album
Sad Wings Of Destiny, et que cette musique agressive et
puissante ne plaisait guère à la maison. Indirectement, cet album
forgera l'un des musiciens les plus redoutables du Heavy-Metal
américain des années 80 et 90.
Ce
second disque de Judas Priest renferme aussi quelques merveilles
oubliées, dont le superbe enchaînement : « Dream
Deceiver » et « Deceiver ». Ce titre au premier
abord délicat et mélancolique, magnifiquement relevé de piano
électrique, explose miraculeusement grâce à sa coda électrique :
« Deceiver ». Le morceau fut d'ailleurs interprété sur
la scène du Old Grey Whistle Test à
la BBC.
« Island
Domination » mérite aussi une mise en lumière. Son
enchaînement de pistes vocales rappelle bien évidemment Queen, mais
son accélération électrique et son tempo massif se
détachent
rapidement du modèle. Judas Priest sait créer des morceaux
obsédants et sombres. Cette agressivité latente magnifiée par une
virtuosité au service de la férocité électrique va être le sang
de Judas Priest jusqu'au début des années 80, avant que le groupe
ne tente de courir après les chimères Metal à la mode, non sans un
certain talent. En 1976,
c'est pourtant bien la mode musicale qui va faire trébucher une fois
de plus Judas Priest.
Le
Punk arrive en pleine année 1976 avec les Damned, les Ramones, puis
les Sex Pistols. Cette nouvelle vague Rock anglaise veut se
débarrasser du Prog-Rock et des groupes pompeux du milieu des années
70. Judas Priest, avec ses bottes à talons, ses fringues en satin,
et ses aspirations grandiloquentes, va en faire indirectement les
frais. Budgie va se ramasser dès 1975 avec l'album Bandolier,
plafonnant à la 49ème place des classements de vente d'albums en
Grande-Bretagne, et obligeant le groupe gallois à s'expatrier en
Amérique du Nord pour survivre. Avec Sad Wings Of Destiny,
publié le 23 mars 1976, Judas Priest atteint la 43ème place des
ventes d'albums au Royaume-Uni. Mais ce succès momentanée
s'essouffle vite. Au final, les chiffres seront minables, mais Judas
Priest aura l'opportunité de rejoindre la major CBS, qui dès 1977
les envoie tourner aux Etats-Unis. Rob Halford vire progressivement
ses grandes tuniques moirées pour un blouson de cuir noir, se
raccourcit les cheveux dès la fin de l'année 1976, et le groupe
suit le chemin vers un look plus agressif. Le satin pointe encore le
bout de son nez, mais il est noir ou rouge.
Les
cheveux restent longs sauf pour Halford, mais de toute façon, dès
la fin de l'année 1977, le Punk a perdu. Le Heavy-Metal reprend
possession des clubs anglais avec Motorhead, Tygers Of Pan-Tang,
Raven, Iron Maiden, Saxon, Def Leppard, Samson… Judas Priest, qui a
ouvert la voie, n'a qu'à se remettre dans ses pantoufles, le pain
noir enfin mangé. Mais la route est encore longue. Les musiciens
continueront de se priver pendant encore un an avant que le vent
tourne, et que le public ne découvre un groupe affûté comme une
lame de poignard.
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3 commentaires:
Superbe chronique ! Ou trouves-tu toutes ces informations ? Et ces photos didiou !
Par contre l'album s'ouvre sur «Tyrant» après l'instrumental au piano et non pas sur «Victim of Changes», à moins que l'ordre n'ait été changé lors du passage du vinyle au CD ?
Quant au morceau «Tyrant» il n'avait pas été joué sur scène depuis près de 35 ans jusqu'à il y a peu, il paraît même que la setlist de la dernière tournée réserve d'autres belles surprises... Que je compte découvrir cet été.
«Victim of Changes», ce titre est une tuerie en live ! Pour ceux qui n'ont jamais écouté «en vrai», essayez la version sur le DVD Battle Cry, l'introduction me donne toujours des frissons...
Merci pour cet article encore une fois très complet et intéressant, j'espère qu'il y encore du Heavy Metal à venir ! ;)
Bonjour mon ami,
Merci de tes compliments. Le but de ce blog est d'offrir un contenu de qualité, donc je suis ravi de lire ton commentaire. Pour l'ordre des morceaux, c'est bien "Victims Of Changes" qui ouvre le disque vinyle original (que je possède), ainsi que la version rééditée le label Repertoire il y a quelques années.
Ce qui est très intéressant avec ce disque, et notamment cette version originale de "Victims Of Changes", c'est l'angoisse rampante qui règne sur ce morceau. Les Stratocaster de Downing et Tipton grincent littéralement comme de lourdes portes de château, la rythmique est mate. Les versions suivantes en concert, bien que très souvent magnifiques, ont plus d'emphase lyrique, plus authentiquement Heavy-Metal.
Tellement agréable de lire des chroniques de personnes qui savent de quoi elles parlent. Sad Wings a toujours été mon préféré de JP. Musical, ambiancé, des harmonies et des solos magnifiques. Qq chose parfois de Floydien. Loin de la caricature métal que le groupe nous sert aujourd'hui.
Nico
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