vendredi 4 mai 2018

JUDAS PRIEST 1976


"Pour assurer l'enregistrement et survivre pendant ces deux mois de travail, Judas Priest se serre la ceinture."




JUDAS PRIEST : Sad Wings Of Destiny 1976

Kenneth Downing sort du bus qui le ramène à son appartement. Il se précipite dans la douche pour éliminer la poussière de sa journée de travail en usine, s'habille rapidement d'un jean, d'un tee-shirt et de vieilles baskets usées, puis saute sur son vélo. Il pédale vigoureusement pour rejoindre les studios Rockfield situés à Monmouth, juste à l'extérieur de Cardiff, dans le Pays de Galles. Kenneth n'en est pas originaire : il vient de Birmingham, mais les Rockfield Studios sont les plus proches de la ville industrielle anglaise.

Le jeune homme est le guitariste et fondateur du groupe Judas Priest. L'histoire remonte à 1970. Le nom provient d'une chanson de Bob Dylan, mais c'est le Blues-Rock qui influence le quartet, mené par le chanteur Al Atkins. Ian Hill en devient le bassiste dès 1971. Hill et Downing veulent s'extirper de leur milieu prolétaire, gris et sans perspective. Ils ont de l'ambition mais pas un rond. Ils cherchent à faire de Judas Priest plus qu'un groupe prompt à animer les pubs le samedi soir. Ils sont impressionnés par un jeune homme poussant de la voix au sein d'une autre formation brummie, Hiroshima : Robert Halford. Ses capacités vocales sont éblouissantes, de plusieurs octaves, qu'il délivre avec une facilité déconcertante sans en avoir vraiment conscience.

John Hinch devient leur premier batteur stable, et lorsque le groupe, qui vient de signer avec le modeste label Gull, entre en studio pour capter son premier album, le quartet devient quintet avec l'arrivée d'un second guitariste : Glenn Tipton. Il n'est pas un simple musicien d'appoint, mais bien une fine lame de plus. Il fut le leader d'un trio Hard-Blues, le Flying Hat Band, faisant les belles soirées des clubs de Birmingham, et il va permettre d'apporter du lyrisme et de la puissance à Judas Priest. Le premier disque, Rocka Rolla, n'éblouit pas particulièrement par sa qualité. Très Prog-Rock, manquant de relief et de nerf, il ne fait pas beaucoup d'impression sur Londres.

Mais dès 1975, Judas Priest commence à s'affûter. Glenn Tipton, qui arriva au dernier moment sur Rocka Rolla, n'a pas eu beaucoup d'influence sur sa composition. Après plusieurs mois de travail et de répétition, il apporte son venin et irradie ses camarades. Lorsque Judas Priest apparaît en plein jour au Festival de Reading 1975, il est devenu un groupe de Hard-Rock. Malgré leurs cheveux longs et leurs tenues en satin de toutes les couleurs, le son de leur musique impressionne. Ils vont ainsi avoir l'honneur de passer à l'émission de la BBC The Old Grey Whistle Test présentée par Mike Harding, et jouent en direct deux titres à la télévision. Ces deux événements semblent révéler un frémissement favorable, et Gull renouvelle un budget de 2000 livres sterling pour enregistrer un nouveau disque.

Les prises sont réalisées en novembre et décembre 1975 aux studios Rockfield tous proches. C'est de loin le meilleur studio hors de Londres. Il a notamment accueilli à plusieurs reprises les légendes du Heavy-Metal locales Budgie. Le trio gallois et Judas Priest ont par ailleurs partagé l'affiche dans l'Ouest de la Grande-Bretagne à plusieurs reprises, et une solide amitié les unit depuis 1973. Ils ont en commun le fait d'être des groupes de Rock de province, et parmi les plus violents du pays. Birmingham est le berceau de Chicken Shack, de Trapeze, mais surtout de Black Sabbath. Deux musiciens de Led Zeppelin proviennent de Birmingham : Robert Plant et John Bonham, le forgeron en chef. Birmingham et Cardiff sont reliés spirituellement par leur identité ouvrière marquée, et leur éloignement de la capitale où tout se passe : Londres.

Le budget d'enregistrement du nouvel album de Judas Priest est une fois encore particulièrement serré ; Pour assurer l'enregistrement et survivre pendant ces deux mois de travail, Judas Priest se serre la ceinture. Les musiciens se résolvent à un repas par jour, et trois d'entre eux ont trouvé un petit boulot pour assurer un complément de revenu sur Cardiff : Downing est ouvrier dans une usine, Hill est livreur en camionnette, et Tipton jardinier. Gull Records croit avoir fait une fleur à Judas Priest en leur mettant à disposition les producteurs Jeffrey Calvert et Gereint Hughes. Tous deux ont travaillé sur le simple « Barbados » du groupe Pop-Reggae Typically Tropical, premier numéro un du label en 1975. Mais le contact s'établit davantage avec l'ingénieur du son, un jeune homme appelé Chris Tsangarides, qui deviendra l'un des producteurs réputés des années 80, particulièrement dans le monde du Heavy-Metal. Calvert et Hughes n'auront finalement aucune influence, ni aucun impact sur ce disque, à part financier sur le budget déjà serré.

L'ambiance est bon enfant, sans prétention. Il faut dire que les musiciens rejoignent le studio après leur journée de travail. Robert Halford prépare le studio avec Tsangarides. Le batteur Alan Moore les rejoint, et en fin d'après-midi, les cinq commencent les enregistrements jusqu'à trois du matin, les heures de studio la nuit étant moins chères. Judas Priest est affamé, mais a le feu sacré. Les musiciens n'ont littéralement rien, à part la foi en leur musique.

Sad Wings Of Destiny est le premier album de Judas Priest à porter leur identité sonore, et à disposer de toutes les qualités d'un très grand disque de Heavy-Metal. Il est même une révolution sonore, car il réinvente le genre que l'on appelle Hard-Rock. Downing et Tipton prennent les riffs de Black Sabbath, injectent la dynamique de Led Zeppelin, et Rob Halford apporte l'ivresse romantique de Queen. Le résultat est un disque puissant, au son net et sans concession. On y distingue quasiment plus les racines Blues qui firent le terreau du Hard-Rock de Led Zeppelin, Deep Purple ou Black Sabbath. La musique de Judas Priest deviendra un genre à part entière, une musique véloce et menaçante à bases de riffs et de chant agressif. Déjà, Downing et ses compagnons annoncent une nouvelle vague de groupes anglais, qui va imprégner cette approche d'agressivité Punk.

Il y a bien des merveilles sur cet album aux scories Glam, mais profondément gothique et sombre dans son âme. Les vestes moirées de Tipton, Downing, Hill et Halford sont de plus en plus moyen-âgeuses, et de moins en moins sexy, contrairement à Queen. Le son que leur offre Chris Tsangarides contribue aussi à la surprise : la violence musicale est froide, sans concession. On sent battre le pouls de Judas Priest à chaque seconde. On entend chaque coup de médiator sur les cordes de guitares, on distingue les veines du cou d'Halford se gorger de rage.

« Victim Of Changes » qui assure l'ouverture est une merveille absolue. Influencé dans sa structure par « Black Dog » de Led Zeppelin, cette alternance chant-riff sur un tempo marqué, ce morceau est la réunion de deux titres préhistoriques de Judas Priest : « Whisky Woman » et « Red Light Lady ». Au final, « Victim Of Changes » évoque une femme se saoulant dans un bar parce que son homme est parti avec une autre. Le texte est âpre, violent, sans concession, décrivant le malheur vécu par cette femme, appuyant sur la noirceur autant que les guitares retors de Downing et Tipton. Les chorus sont ahurissants d'expressivité et de violence assassine. Joués sur de simples Fender Stratocaster, on ressent les notes tordues ondulant à coups de vibrato, les alternances d'accalmies sinistres et les explosions de colère électrique. Les sonorités de Downing et Tipton sont totalement complémentaires, au point d'avoir la plus grande difficulté à en distinguer les unes des autres. Dès 1976, leur force est en place. Les riffs sont impressionnants, massifs. Halford est un hurleur magnifique. Sur les parties sombres, il chante d'un timbre profond, et lorsque l'orage tonne, sa voix devient teigneuse, les aigus vibrants résonnent.

Cette facilité est encore plus éblouissante sur le sublime « The Ripper ». Inspiré de l'histoire de Jack l'Eventreur, Halford alterne le conteur, les victimes et le meurtrier. Les guitares sont implacables, et laisse le libre champ à l'imagination fertile du chanteur, éblouissant de virtuosité, dépassant d'une tête Freddie Mercury de Queen. Car si Mercury eut recours en studio à bien des superpositions de pistes vocales malgré son incontestable talent, accompagné des autres musiciens du groupe, Halford était capable de restituer ses arrangements vocaux seul sur scène, avec un rythme de 150 à 200 concerts par an.

Cet album renferme par ailleurs deux autres grands morceaux que l'on retrouvera sur scène jusqu'à nos jours : « Tyrant » et « Genocide ». Judas Priest y allie la virulence politique et morbide au Hard-Rock le plus saignant. Cette approche outrancière, déjà expérimentée par Budgie avec « Nude Desintegrating Parachutist Woman » en 1971 ou « Crash Course In Brain Surgery » en 1974, repris par ailleurs par Metallica, va alimenter le Thrash-Metal US à venir. Dave Mustaine, guitariste-chanteur et fondateur de Megadeth, racontera que son beau-frère le frappera jusqu'au sang parce qu'il écoutait l'album Sad Wings Of Destiny, et que cette musique agressive et puissante ne plaisait guère à la maison. Indirectement, cet album forgera l'un des musiciens les plus redoutables du Heavy-Metal américain des années 80 et 90.

Ce second disque de Judas Priest renferme aussi quelques merveilles oubliées, dont le superbe enchaînement : « Dream Deceiver » et « Deceiver ». Ce titre au premier abord délicat et mélancolique, magnifiquement relevé de piano électrique, explose miraculeusement grâce à sa coda électrique : « Deceiver ». Le morceau fut d'ailleurs interprété sur la scène du Old Grey Whistle Test à la BBC.

« Island Domination » mérite aussi une mise en lumière. Son enchaînement de pistes vocales rappelle bien évidemment Queen, mais son accélération électrique et son tempo massif se détachent rapidement du modèle. Judas Priest sait créer des morceaux obsédants et sombres. Cette agressivité latente magnifiée par une virtuosité au service de la férocité électrique va être le sang de Judas Priest jusqu'au début des années 80, avant que le groupe ne tente de courir après les chimères Metal à la mode, non sans un certain talent. En 1976, c'est pourtant bien la mode musicale qui va faire trébucher une fois de plus Judas Priest.

Le Punk arrive en pleine année 1976 avec les Damned, les Ramones, puis les Sex Pistols. Cette nouvelle vague Rock anglaise veut se débarrasser du Prog-Rock et des groupes pompeux du milieu des années 70. Judas Priest, avec ses bottes à talons, ses fringues en satin, et ses aspirations grandiloquentes, va en faire indirectement les frais. Budgie va se ramasser dès 1975 avec l'album Bandolier, plafonnant à la 49ème place des classements de vente d'albums en Grande-Bretagne, et obligeant le groupe gallois à s'expatrier en Amérique du Nord pour survivre. Avec Sad Wings Of Destiny, publié le 23 mars 1976, Judas Priest atteint la 43ème place des ventes d'albums au Royaume-Uni. Mais ce succès momentanée s'essouffle vite. Au final, les chiffres seront minables, mais Judas Priest aura l'opportunité de rejoindre la major CBS, qui dès 1977 les envoie tourner aux Etats-Unis. Rob Halford vire progressivement ses grandes tuniques moirées pour un blouson de cuir noir, se raccourcit les cheveux dès la fin de l'année 1976, et le groupe suit le chemin vers un look plus agressif. Le satin pointe encore le bout de son nez, mais il est noir ou rouge.

Les cheveux restent longs sauf pour Halford, mais de toute façon, dès la fin de l'année 1977, le Punk a perdu. Le Heavy-Metal reprend possession des clubs anglais avec Motorhead, Tygers Of Pan-Tang, Raven, Iron Maiden, Saxon, Def Leppard, Samson… Judas Priest, qui a ouvert la voie, n'a qu'à se remettre dans ses pantoufles, le pain noir enfin mangé. Mais la route est encore longue. Les musiciens continueront de se priver pendant encore un an avant que le vent tourne, et que le public ne découvre un groupe affûté comme une lame de poignard.

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3 commentaires:

Metal Witchcraft a dit…

Superbe chronique ! Ou trouves-tu toutes ces informations ? Et ces photos didiou !
Par contre l'album s'ouvre sur «Tyrant» après l'instrumental au piano et non pas sur «Victim of Changes», à moins que l'ordre n'ait été changé lors du passage du vinyle au CD ?
Quant au morceau «Tyrant» il n'avait pas été joué sur scène depuis près de 35 ans jusqu'à il y a peu, il paraît même que la setlist de la dernière tournée réserve d'autres belles surprises... Que je compte découvrir cet été.
«Victim of Changes», ce titre est une tuerie en live ! Pour ceux qui n'ont jamais écouté «en vrai», essayez la version sur le DVD Battle Cry, l'introduction me donne toujours des frissons...
Merci pour cet article encore une fois très complet et intéressant, j'espère qu'il y encore du Heavy Metal à venir ! ;)

Julien Deléglise a dit…

Bonjour mon ami,

Merci de tes compliments. Le but de ce blog est d'offrir un contenu de qualité, donc je suis ravi de lire ton commentaire. Pour l'ordre des morceaux, c'est bien "Victims Of Changes" qui ouvre le disque vinyle original (que je possède), ainsi que la version rééditée le label Repertoire il y a quelques années.
Ce qui est très intéressant avec ce disque, et notamment cette version originale de "Victims Of Changes", c'est l'angoisse rampante qui règne sur ce morceau. Les Stratocaster de Downing et Tipton grincent littéralement comme de lourdes portes de château, la rythmique est mate. Les versions suivantes en concert, bien que très souvent magnifiques, ont plus d'emphase lyrique, plus authentiquement Heavy-Metal.

Anonyme a dit…

Tellement agréable de lire des chroniques de personnes qui savent de quoi elles parlent. Sad Wings a toujours été mon préféré de JP. Musical, ambiancé, des harmonies et des solos magnifiques. Qq chose parfois de Floydien. Loin de la caricature métal que le groupe nous sert aujourd'hui.
Nico