mardi 15 mai 2018

MCCOY TYNER 1979


"En 1979, McCoy Tyner est devenu un pianiste de Jazz respecté pour lui-même."




MCCOY TYNER : Horizon 1979

Peut-être que ce monde nous engloutira tous. En tout cas, nous ne sommes que de passage, mais nous avons bien du mal à nous faire à cette idée. Notre belle société moderne veut que nous soyons exceptionnel tout le temps, qu'aucune seconde ne soit perdue, tout en nous faisant perdre notre temps sur des réseaux sociaux ou devant de longs tunnels de publicité en forme de leçons d'émancipation personnelle aux saveurs fascisantes. On influe bien peu sur le cours du monde, mais on peut au moins éviter d'en être le pion servile. Le talent est décrit comme inné, on est touché par la grâce ou on ne l'est pas. Dans le second cas, il vaut mieux se contenter de ce que l'on a, et remercier le ciel de nous avoir épargné.

McCoy Tyner n'a heureusement pas suivi ce chemin idiot. Et heureusement qu'il n'a pas débuté sa carrière aujourd'hui. Il n'a pas vécu des années bien roses pour les afro-américains, mais sa conversion à l'Islam à dix-sept ans en 2018 aurait sans doute signé le début des ennuis pour lui. Né en 1938 à Philadelphie, il bénéficie du soutien de sa mère, qui l'encourage à apprendre le piano. La musique devient le centre de sa vie, et va le mener vers des horizons inespérés. Il joue pour Benny Golson en 1960, mais ne tarde pas à rencontrer le saxophoniste John Coltrane en 1960. Il enregistre avec lui le fabuleux album My Favourite Things en 1960, et intègre ce qui va devenir le quartet mythique de John Coltrane : Coltrane, Tyner, Elvin Jones à la batterie, et Jimmy Garrison à la contrebasse. Avec lui, Coltrane va s'envoler. Il va enregistrer une série d'albums décisifs pour l'histoire de la musique. Miles Davis et lui, autrefois complices, deviennent les deux moteurs d'un Jazz régénéré, que l'on appelle Post-Bop ou Jazz Modal. Il s'agit en fait de véritables divagations instrumentales laissant la part belle à l'imagination des musiciens, sans contrainte ni limite. Le talent s'exprime, et il est immense. Avec son Quartet, Coltrane est possédé. Les concerts sont stupéfiants d'inventivité, il fourmille d'idées, et flirte avec la musique arabe, ainsi qu'avec le Free-Jazz. Il décède brutalement à l'âge de quarante ans en 1967, et laisse orphelin non seulement le monde du Jazz, mais aussi toute une nouvelle génération de musiciens Rock qui s'inspirent de sa musique, dont le flamboyant et aventureux groupe Soft Machine.

Le leader disparu, on ne pariait pas cher de la peau de ses musiciens. On leur espérait retrouver un nouveau prodige à servir.La vie post-génie est souvent compliquée. Regardez Noël Redding et Mitch Mitchell, la section rythmique de Jimi Hendrix. Après la mort du guitariste, on ne peut pas dire que les deux ont brillé, c'est l'éclipse totale. Bien sûr, les anciens accompagnateurs de Miles Davis s'en sont souvent très bien sortis : Tony Williams, Wayne Shorter, John MacLaughlin, Herbie Hancock…. Mais tous étaient des compositeurs qui s'étaient imposés à un Miles Davis perdu mais enthousiaste à l'idée d'être accompagnés par de tels musiciens. Il leur laissa le champ libre, tout en conservant la maîtrise des sessions et des concerts. Pour Coltrane, Tyner, Garrisson et Jones n'étaient finalement que les brillants sidemen d'un génie. Aussi efficace soit leur contribution, ils n'étaient pas les compositeurs.

En 1979, McCoy Tyner est devenu un pianiste de Jazz respecté pour lui-même. C'est que l'homme vient d'aligner depuis 1967 une série d'albums impeccables, à la fois totalement personnels et possédés par ce frisson de liberté musicale que lui insuffla Coltrane. Plus fort encore, Tyner va réunir son ancien groupe : Tyner, Garrisson, Jones, soit le Quartet moins le maître, et va publier un disque sublime du nom de Trident en 1975 sous forme de trio piano-basse-batterie. Et l'on comprend dès lors que Coltrane était secondé par bien plus qu'un merveilleux trio d'accompagnateurs surdoués : il était porté par trois compositeurs suffisamment humbles pour se mettre au service d'un musicien inspiré.

En 1979, le Jazz est une musique d'ancêtres. Ce sont succédés le Rock anglais du milieu des années 60, le Hard-Rock, le Progressif, le Jazz-Rock, puis le Punk. Le Heavy-Metal refait des siennes, et le Jazz, comme le Blues, est une musique de vieux noirs boudinés provoquant l'enthousiasme de blancs bedonnants la quarantaine bien passée.

Herbie Hancock a reformé le quintet des années 1965-1968 moins Miles Davis pour rester connecté à la scène Jazz alors que Davis nage toujours dans la cocaïne dans un appartement new-yorkais. Le Jazz flirte avec le disco. De tristes ersatz blanchâtres comme Brand X avec Phil Collins poussent le Jazz dans les tréfonds de l'écoeurement. Le Jazz devient une musique de clubs sélectes et de festivals en costumes blancs : Jazz In Marciac, Jazz In Vienne…. Ray Charles vient couiner « Georgia » devant un parterre de bedonnants avec sa veste à paillettes. Et puis McCoy Tyner publie en 1979 deux disques, dont le superbe Horizon enregistré les 24 et 25 avril 1979.

L'âme de McCoy Tyner brille une fois encore comme un phare dans la nuit. Son sens assidu de la poésie musicale, imprégnée d'une mélancolie joyeuse, fait encore une fois mouche en 1979. La raison en est finalement assez simple. Outre le fait que notre homme soit un compositeur alerte, il a totalement fait l'impasse sur l'écueil de la technologie. Chez Tyner, contrairement à Hancock, il n'y a pas de synthétiseurs, de Moog, de Vocoder. Il n'y a pas d'ouverture aux rythmiques Funk à la mode. Tyner est un homme inspiré, possédé par le vent, par le souffle des embruns dans la lande. Sa musique respire la liberté, tout en restant incroyablement moderne.

Ce qui semble encore plus fou, c'est que cet album n'a jamais sonné aussi proche de… Magma. Il est peu probable que Tyner connaisse le groupe français du batteur Christian Vander, et encore moins qu'il s'en inspire. Pourtant, l'idée est savoureuse. Car Vander fut un admirateur acharné de John Coltrane, au point de vouloir mourir juste après le décès du saxophoniste. Alors en tournée en Italie, Vander ne doit son salut qu'à une illumination du soleil sur la ville, comme une caresse divine sur son front. Fils du compositeur Maurice Vander, il passe son enfance sur les genoux des plus grands musiciens de Jazz grâce à sa mère: Kenny Clarke, Chet Baker…. Il abandonne bien vite ses études pour s'enfermer dans un petit studio dans lequel trône une batterie, un piano, une table, une chaise et une chaîne pour écouter du Jazz. Il ne sort de chez lui que pour acheter du pain, du fromage, et le dernier disque de John Coltrane.

Magma va développer un son très particulier, merveilleux, combinant cuivres et violon avec une maestria hors-normes, qui dépasse le strict cadre du Jazz. Ce talent sera certes reconnu par des amateurs partout dans le monde : USA, Grande-Bretagne, Allemagne…. Mais Magma reste une énigme, et un groupe totalement méconnu au-delà de la France, elle-même peu reconnaissante. L'approche du violon de Didier Lockwood dans Magma dès 1975 se ressent sur cet album de McCoy Tyner enregistré aux Etats-Unis avec John Blake aux cordes. Curieux, sans doute une étrange coïncidence. Pourtant, quelle que soit l'approche de la chose, on ne peut qu'être émerveillé par l'audace musicale de ce beau disque, à la poésie lumineuse.

Ce qui est ahurissant, c'est l'extraordinaire synergie des musiciens, qui en deux jours vont capter cinq superbes morceaux. La réédition en disque compact va ajouter une version alternative de « Horizon » qui n'a rien à envier à la prise définitive. La batterie de Al Foster est superbe, riche, luxuriante, soutenue p ar la basse électrique de Charles Fambrough. John Blake est impérial au violon. Joe Ford et Georges Adams s'occupent des instruments à vent : saxophones, flûte… Guilherme Franco se charge des percussions complémentaires.

Ce qui m'éblouit, c'est que rien ne sonne daté ou kitsch sur ce disque. Comme je le disais plus haut, le disco fait des ravages, et l'on aurait pu craindre le pire. Après tout, Herbie Hancock comme James Brown avaient failli. Mais Tyner garda la tête haute. Cet album est une merveille sonore qui enthousiasme l'âme. La silhouette de Tyner se dessine dans l'arc orageux. Mais son âme est bien plus que celle d'un pianiste servile.

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