"En
1979, McCoy Tyner est devenu un pianiste de Jazz respecté pour
lui-même."
MCCOY
TYNER : Horizon 1979
Peut-être
que ce monde nous engloutira tous. En tout cas, nous ne sommes que de
passage, mais nous avons bien du mal à nous faire à cette idée.
Notre belle société moderne veut que nous soyons exceptionnel tout
le temps, qu'aucune seconde ne soit perdue, tout en nous faisant
perdre notre temps sur des réseaux sociaux ou devant de longs
tunnels de publicité en forme de leçons d'émancipation personnelle
aux saveurs fascisantes. On influe bien peu sur le cours du monde,
mais on peut au moins éviter d'en être le pion servile. Le talent
est décrit comme inné, on est touché par la grâce ou on ne l'est
pas. Dans le second cas, il vaut mieux se contenter de ce que l'on a,
et remercier le ciel de nous avoir épargné.
McCoy
Tyner n'a heureusement pas suivi ce chemin idiot. Et heureusement
qu'il n'a pas débuté sa carrière aujourd'hui. Il n'a pas vécu des
années bien roses pour les afro-américains, mais sa conversion à
l'Islam à dix-sept ans en 2018 aurait sans doute signé le début
des ennuis pour lui. Né en 1938 à Philadelphie, il bénéficie du
soutien de sa mère, qui l'encourage à apprendre le piano. La
musique devient le centre de sa vie, et va le mener vers des horizons
inespérés. Il joue pour Benny Golson en 1960, mais ne tarde pas à
rencontrer le saxophoniste John Coltrane en 1960. Il enregistre avec
lui le fabuleux album My Favourite Things en 1960, et intègre
ce qui va devenir le quartet mythique de John Coltrane :
Coltrane, Tyner, Elvin Jones à la batterie, et Jimmy Garrison à la
contrebasse. Avec lui, Coltrane va s'envoler. Il va enregistrer une
série d'albums décisifs pour l'histoire de la musique. Miles Davis
et lui, autrefois complices, deviennent les deux moteurs d'un Jazz
régénéré, que l'on appelle Post-Bop ou Jazz Modal. Il s'agit en
fait de véritables divagations instrumentales laissant la part belle
à l'imagination des musiciens, sans contrainte ni limite. Le talent
s'exprime, et il est immense. Avec son Quartet, Coltrane est possédé.
Les concerts sont stupéfiants d'inventivité, il fourmille d'idées,
et flirte avec la musique arabe, ainsi qu'avec le Free-Jazz. Il
décède brutalement à l'âge de quarante ans en 1967, et laisse
orphelin non seulement le monde du Jazz, mais aussi toute une
nouvelle génération de musiciens Rock qui s'inspirent de sa
musique, dont le flamboyant et aventureux groupe Soft Machine.
Le
leader disparu, on ne pariait pas cher de la peau de ses musiciens.
On leur espérait retrouver un nouveau prodige à servir.La vie
post-génie est souvent compliquée. Regardez Noël Redding et Mitch
Mitchell, la section rythmique de Jimi Hendrix. Après la mort du
guitariste, on ne peut pas dire que les deux ont brillé, c'est
l'éclipse totale. Bien sûr, les anciens accompagnateurs de Miles
Davis s'en sont souvent très bien sortis : Tony Williams, Wayne
Shorter, John MacLaughlin, Herbie Hancock…. Mais tous étaient des
compositeurs qui s'étaient imposés à un Miles Davis perdu mais
enthousiaste à l'idée d'être accompagnés par de tels musiciens.
Il leur laissa le champ libre, tout en conservant la maîtrise des
sessions et des concerts. Pour Coltrane, Tyner, Garrisson et Jones
n'étaient finalement que les brillants sidemen d'un génie. Aussi
efficace soit leur contribution, ils n'étaient pas les compositeurs.
En
1979, McCoy Tyner est devenu un pianiste de Jazz respecté pour
lui-même. C'est que l'homme vient d'aligner depuis 1967 une série
d'albums impeccables, à la fois totalement personnels et possédés
par ce frisson de liberté musicale que lui insuffla Coltrane. Plus
fort encore, Tyner va réunir son ancien groupe : Tyner,
Garrisson, Jones, soit le Quartet moins le maître, et va publier un
disque sublime du nom de Trident en 1975 sous forme de trio
piano-basse-batterie. Et l'on comprend dès lors que Coltrane était
secondé par bien plus qu'un merveilleux trio d'accompagnateurs
surdoués : il était porté par trois compositeurs suffisamment
humbles pour se mettre au service d'un musicien inspiré.
En
1979, le Jazz est une musique d'ancêtres. Ce sont succédés le Rock
anglais du milieu des années 60, le Hard-Rock, le Progressif, le
Jazz-Rock, puis le Punk. Le Heavy-Metal refait des siennes, et le
Jazz, comme le Blues, est une musique de vieux noirs boudinés
provoquant l'enthousiasme de blancs bedonnants la quarantaine bien
passée.
Herbie
Hancock a reformé le quintet des années 1965-1968 moins Miles Davis
pour rester connecté à la scène Jazz alors que Davis nage toujours
dans la cocaïne dans un appartement new-yorkais. Le Jazz flirte avec
le disco. De tristes ersatz blanchâtres comme Brand X avec Phil
Collins poussent le Jazz dans les tréfonds de l'écoeurement. Le
Jazz devient une musique de clubs sélectes et de festivals en
costumes blancs : Jazz In Marciac, Jazz In Vienne…. Ray
Charles vient couiner « Georgia » devant un parterre de
bedonnants avec sa veste à paillettes. Et puis McCoy Tyner publie en
1979 deux disques, dont le superbe Horizon enregistré les 24
et 25 avril 1979.
L'âme
de McCoy Tyner brille une fois encore comme un phare dans la nuit.
Son sens assidu de la poésie musicale, imprégnée d'une mélancolie
joyeuse, fait encore une fois mouche en 1979. La raison en est
finalement assez simple. Outre le fait que notre homme soit un
compositeur alerte, il a totalement fait l'impasse sur l'écueil de
la technologie. Chez Tyner, contrairement à Hancock, il n'y a pas de
synthétiseurs, de Moog, de Vocoder. Il n'y a pas d'ouverture aux
rythmiques Funk à la mode. Tyner est un homme inspiré, possédé
par le vent, par le souffle des embruns dans la lande. Sa musique
respire la liberté, tout en restant incroyablement moderne.
Ce
qui semble encore plus fou, c'est que cet album n'a jamais sonné
aussi proche de… Magma. Il est peu probable que Tyner connaisse le
groupe français du batteur Christian Vander, et encore moins qu'il
s'en inspire. Pourtant, l'idée est savoureuse. Car Vander fut un
admirateur acharné de John Coltrane, au point de vouloir mourir
juste après le décès du saxophoniste. Alors en tournée en Italie,
Vander ne doit son salut qu'à une illumination du soleil sur la
ville, comme une caresse divine sur son front. Fils du compositeur
Maurice Vander, il passe son enfance sur les genoux des plus grands
musiciens de Jazz grâce à sa mère: Kenny Clarke, Chet Baker…. Il
abandonne bien vite ses études pour s'enfermer dans un petit studio
dans lequel trône une batterie, un piano, une table, une chaise et
une chaîne pour écouter du Jazz. Il ne sort de chez lui que pour
acheter du pain, du fromage, et le dernier disque de John Coltrane.
Magma
va développer un son très particulier, merveilleux, combinant
cuivres et violon avec une maestria hors-normes, qui dépasse le
strict cadre du Jazz. Ce talent sera certes reconnu par des amateurs
partout dans le monde : USA, Grande-Bretagne, Allemagne…. Mais
Magma reste une énigme, et un groupe totalement méconnu au-delà de
la France, elle-même peu reconnaissante. L'approche du violon de
Didier Lockwood dans Magma dès 1975 se ressent sur cet album de
McCoy Tyner enregistré aux Etats-Unis avec John Blake aux cordes.
Curieux, sans doute une étrange coïncidence. Pourtant, quelle que
soit l'approche de la chose, on ne peut qu'être émerveillé par
l'audace musicale de ce beau disque, à la poésie lumineuse.
Ce
qui est ahurissant, c'est l'extraordinaire synergie des musiciens,
qui en deux jours vont capter cinq superbes morceaux. La réédition
en disque compact va ajouter une version alternative de « Horizon »
qui n'a rien à envier à la prise définitive. La batterie de Al
Foster est superbe, riche, luxuriante, soutenue p ar la basse
électrique de Charles Fambrough. John Blake est impérial au violon.
Joe Ford et Georges Adams s'occupent des instruments à vent :
saxophones, flûte… Guilherme Franco se charge des percussions
complémentaires.
Ce
qui m'éblouit, c'est que rien ne sonne daté ou kitsch sur ce
disque. Comme je le disais plus haut, le disco fait des ravages, et
l'on aurait pu craindre le pire. Après tout, Herbie Hancock comme
James Brown avaient failli. Mais Tyner garda la tête haute. Cet
album est une merveille sonore qui enthousiasme l'âme. La silhouette
de Tyner se dessine dans l'arc orageux. Mais son âme est bien plus
que celle d'un pianiste servile.
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