"La
cosmogonie qui alimenta sa création et son œuvre est toujours
solidement ancrée dans les astres."
MAGMA :
K.A. 2004
Lorsque
Christian Vander caresse les peaux de ses caisses, c'est comme un
souffle, une respiration. Chaque percussion, chaque choc provoque une
onde magique. Ses baguettes vont chercher au fond des t ambours l'âme
divine qui fait de ce simple instrument percussif une cathédrale de
sons magiques. Vander a hérité du Jazz des années soixante la
sensibilité exacerbée, sa connexion avec une forme de cosmos
sonore. Il est indéniablement l'un des plus merveilleux
continuateurs de l'oeuvre de son maître John Coltrane, et en a
exploré une voie encore plus audacieuse.
Là
où Coltrane cherchait à sortir du carcan mélodique du Jazz en
explorant le Free, Christian Vander va connecter ce Jazz aux
compositeurs contemporains comme Varèse, aux musiques d'Europe de
l'Est, et à une forme lointaine de Pop Music. De cette dernière, il
va en extirper la colère et la liberté d'expression. Son approche
sans concession de la musique, radicale, effraye le bourgeois comme
le hippie moyen. Il va provoquer le même rejet et la même
fascination que les premiers groupes de Hard-Rock anglais, Led
Zeppelin et Black Sabbath en tête. Là s'arrêtent les comparaisons,
car Magma n'a aucun rapport avec le moindre idiome Blues, et c'est ce
qui fait sa grande particularité dans le monde du Rock au sens large
du terme. Car si Magma est parfois connoté Progressif, il n'a de
lien que le côté aventureux de sa musique. Yes, ELP, Jethro Tull,
King Crimson… ont tous deux pieds dans le Blues et le Rythm'N'Blues
avant de s'emparer des idiomes Jazz et Classique. Magma fera le
chemin inverse, en allant chercher la Soul et le Funk en 1978,
lorsqu'il voudra séduire un public plus large.
Mais cela ne convient guère à Vander, qui trouvera la démarche
vulgaire. La Soul n'a pas le monopole du rythme. Qualifier Magma de
swing est allé bien vite en besogne, bien que son sens du tempo soit
particulièrement impressionnant. Vander en provoquera une sorte
d'ivresse en créant des motifs répétitifs jusqu'à l'obsession,
montant en puissance comme un opéra jusqu'au dénouement émotionnel.
Vander passe pour un illuminé, avec son langage étrange, le
Kobaïen, et ses interviews parfois difficiles à suivre. Mais
l'homme bouillonne de créativité. La musique le transperce, il la
vit au plus profond. Garçon farouche mais ultra-sensible, il utilise
chaque instrument pour en sortir ce qu'il vit au plus profond. Que ce
soit au piano sur lequel il compose tout, la batterie ou le chant,
Vander joue les yeux fermés, traversé de convulsions physiques,
secouant la tête comme un damné. Il expliquera que le Kobaïen
n'est en fait qu'une série d'onomatopées qui lui viennent lorsqu'il
compose, et qui ont fini, en mélangeant français, latin, anglais et
allemand, par créer une forme de langage qui lui est propre mais qui
n'a aucune grammaire réelle, à part celle de l'émotion des mots
mêlée à la musique.
Magma
est le groupe le plus fascinant de l'histoire du Rock, car il est
irradié par la puissance créative hors-normes de Christian Vander.
Ses albums forment autant une discographie Rock parfaite qu'une œuvre
classique cohérente. Il reste parfois à mettre de l'ordre dans ce
travail immense. Car si la composition suit un ordre, la réalisation
des albums suit le sens de la perfection de Christian Vander. KA
signifie Kohntarkosz
Anteria, et vient se placer dans
l'oeuvre de Magma avant
Kohntarkosz, album
publié en 1974. La signification de chaque disque
se résume par quelques phrases de Vander lui-même, explicitant le
sens de son travail, l'imagination de l'auditeur fait le reste,
portée par la musique et les paroles mystérieuses.
La
carrière de Magma fut une saga aussi rocambolesque que hiératique.
Débutée en 1969 en France, elle va être le résultat de la volonté
farouche de Vander et de la confrontation avec la Pop française.
Cinquante musiciens vont se succéder au sein de Magma, et parmi les
tous meilleurs : Claude Engel, Francis Moze, Klaus Blasquiz,
Jannick Top, Didier Lockwood, François Cahen, Teddy Lasry…
A chaque phase de stabilité et de succès naissant, Vander va
dissoudre son groupe, de peur de voir son œuvre devenir trop
commerciale, perdant son âme. Comme si Magma devenu populaire
deviendrait une sorte de Claude François jazzy. Une hérésie qui
traduit tous les tourments de Christian Vander, refusant de voir sa
musique sacrifiée au nom d'une quelconque éthique mercantile. Magma
est sans concession et le restera.
Si
le groupe n'est pas un vendeur de disques massif, il s'imposent sur
les scènes européennes, et fait même une jolie incursion en terre
américaine. Les plus beaux festivals s'ouvrent à cet orchestre
incroyable, tétanisant des audiences venues pour voir les plus
grands groupes de Rock du monde. Mais Vander refuse ce raffut Pop.
Magma est un immense groupe de scène, dont le sang ocre provient de
ses interprétations en direct. Il est capable d'offrir la même
qualité sonore et artistique dans un club de quelques centaines de
personnes comme devant des dizaines de milliers en plein après-midi.
Mais Christian Vander est
exigeant sur le son. Magma n'est pas un groupe de stade. Son terrain,
ce sont les théâtres, qu'il insonorise avec soin pour que le
spectacle Magma soit optimal. Car un
concert de Magma, c'est une expérience sonore, structurée pour que
l'auditeur ressorte rincé. La première est violente, martiale, sans
concession. Puis le groupe s'envole vers des pièces musicales plus
délicates, plus mélodiques. Le spectateur, étourdi par la première
phase, peut alors s'ouvrir à la seconde phase, vers le rêve et
l'espoir.
Magma
s'éteint au milieu des années 80. Le groupe va essayer de séduire
un plus large public en introduisant dans la musique du Funk à
partir de 1978. Sur scène,
les musiciens portent des costumes inspirés de Funkadelic, et il
semble que Magma tende inconsciemment vers ce modèle américain.
Malheureusement, ce sera la déception, et Christian Vander se tourne
vers un projet vocal appelé Offering. Au début des années 90, il
réinvente Magma. Il réorchestre sa musique, tâte le terrain.
Finalement, les premiers concerts sous le nom de Magma apparaissent
entre 1995 et 2000. Pour la
première fois, Christian Vander stabilise son orchestre autour de sa
femme Stella au chant, James Mac Graw à la guitare, Philippe
Bussonet à la basse, et Isabelle Feuillebois également au chant.
Antoine et Himiko Paganotti,
ici au choeurs,
sont les enfants de Bernard Paganotti, maître bassiste au sein de
Magma entre 1974 et 1976, puis
en 1980. Emmanuel Borghi et
Frédéric d'Oelsnitz tiennent les claviers.
Finalement,
Magma enregistre un nouvel album entre février 2003 et octobre 2004.
KA voit le jour en
2004, et devient une nouvelle pierre angulaire de l'oeuvre de Magma.
Cette pièce musicale en trois actes impressionne par sa qualité
d'exécution autant que par sa cohérence avec les albums précédents,
vingt-cinq ans auparavant. Le son est organique, saisi en prise
directe. Il semble que vingt ans ne sont pas écoulés entre le
dernier disque du groupe avant sa mise en silence et ce nouvel acte.
Mieux, c'est une résurrection. Comme
si le temps n'avait aucune prise, on retrouve la virtuosité, la
précision, tous les éléments qui font de Magma cet orchestre si
unique : les rythmes puissants, les vocaux majestueux,
l'instrumentation rêveuse et cosmique. KA est
un nouveau voyage interstellaire, sans aucune prise sur la capacité
créative de Magma.
Mieux,
ce silence semble avoir régénéré Christian Vander, dont la
batterie n'a jamais aussi bien sonné que sur ce disque. On entend
toutes les inflexions, ses baguettes qui caressent les peaux, ses
caisses qui chantent, au milieu d'une symphonie de choeurs, de
guitare et de claviers. Chaque improvisation est un souffle épique
qui offre une respiration avant l'extase. Les choeurs s'envolent,
portés par la batterie, comme une tornade magnifique. Le coeur
semble vouloir éclater de plaisir au
travers de la poitrine. Magma
est vivant et respire de nouveau.
Christian
Vander apporte donc un nouveau jalon à son œuvre, se plaçant
chronologiquement dans le cycle kobaïen avant ce disque de 1974. Ces
dix dernières années, Magma
publie de nouveaux albums qui sont des interprétations considérées
comme dignes par Vander, avec son orchestre, stable depuis presque
vingt ans, un exploit pour le maître.
KA
est un album qui laisse rêveur.
Ses trois pièces successives entre onze et vingt-et-une minutes ne
présentent aucun temps mort. C'est une féerie sonore, portée
par cette batterie magique, la dernière totalement imprégnée par
Kenny Clarke et Elvin Jones, ce sens du son des
caisses
et des cymbales. Vander irradie, les yeux fermés. Sa voix se perche
comme un enfant au milieu des choeurs célestes. C'est
sans doute sa force : il est resté un enfant. Un père absent,
une mère aimante et maladroite qui l'emmena à tous les concerts de
Jazz, Christian Vander est un garçon fragile, qui trouva dans la
musique le sens à sa vie. Elle n'est que rêves, elle est irréalité.
Et il n'en a que faire. Le monde comme il va ne l'intéresse pas, il
préfère s'échapper loin, et emmener ses disciples avec lui.
Sur
« KA II », Vander psalmodie
« Hallelujah »,
comme un cantique. Magma est sans doute une liturgie, ce qui explique
l'amour inconditionnel de ses amateurs, et le rejet violent de ses
contradicteurs. Mais aujourd'hui, ne pas comprendre Magma fait de
vous un pauvre erre. Magma est la sensibilité absolue et
inconditionnelle. KA,
publié vingt ans après le tiède Merci en
1985, est le retour en
grâce d'un groupe décidément exceptionnel qui refuse d'abdiquer.
La
cosmogonie qui alimenta sa création et son œuvre est toujours
solidement ancrée dans les astres. Christian Vander est sans doute
un être surnaturel ayant enveloppe humaine, mais sa création
respire un autre air que celui des humains. Son cerveau galope comme
un animal sauvage, cheval de
Przewalski parcourant la steppe, le mufle soufflant dans l'air froid
, le crin porté par
le vent, cavalcade éperdue, ivre de liberté.
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