"Quadrophenia,
c'est ce mélange de nostalgie, de mélancolie, et de philosophie sur
la vie."
THE
WHO : Quadrophenia 1973
J'avais
quatorze ans, et je faisais une obsession sur les Who. Nous étions
en 1993, et le jeune adolescent que j'étais était parfaitement hors
des sentiers battus musicalement parlant. Je venais de prendre en
pleine figure la quintessence du Rock anglais dans ce qu'il avait de
plus sauvage, de plus énergique et de plus subtil. Quadrophenia
fut un achat plus réfléchi, car le disque avait la réputation
d'être un album complexe, avec beaucoup d'arrangements, ce qui ne
convenait guère à mon âme de pur amateur de guitare. Je tolérais
au mieux les claviers de « Won't Get Fooled Again », mais
pour moi, du bon Rock ne devait pas s'encombrer de ces synthétiseurs.
Et puis Quadrophenia, c'était un disque sur la nostalgie de
Pete Townshend, sur sa jeunesse, et cela je m'en foutais, puisque
j'avais quatorze ans. Ce double album vint donc compléter ma
collection, mais je ne l'écoutai que rarement : trop riche,
trop complexe, empreint de quelque chose d'indéfinissable qui ne me
plaisait pas, qui me faisait peur.
Vingt-cinq
ans plus tard, la lumière est faite : Quadrophenia est
un disque incroyablement sombre et mélancolique, d'une beauté amère
que reflète les vagues de la Manche sur les plages de galets de
Brighton. Dès l'âge de vingt-huit ans, Pete Townshend, guitariste
et leader des Who, ressent la nostalgie de ses jeunes années. En
1973, les Who sont un groupe établi, superstar. Issu du
Rythm'N'Blues anglais du début des années soixante, ils deviennent
célèbres dès leurs premiers simples : « My
Generation », « The Kids Are Alright »…. Ils font
partie de la British Invasion, la vague des groupes anglais majeurs
des années 60 : Rolling Stones, Beatles, Kinks, Move, Pretty
Things…. Ils définissent les nouveaux canons du Rock, prenant la
succession des pionniers américains de la fin des années 50 dont
ils se sont tous nourris. Les Who aimait aussi la Soul, James Brown,
la Motown. Ils étaient des Mods, un courant de jeunes gens aimant
les fringues italiennes, les scooters et le speed. Les Mods et les
Rockers, plus prolos, aimaient à se retrouver sur les plages de
Brighton pour se coller des peignées, car c'était deux mondes, deux
facettes de la société anglaise qui s'affrontaient. En fait, il ne
s'agissait que de jeunes gens modestes, qui n'avaient tout simplement
pas la même culture musicale. Tout cela finira par disparaître
lorsque le Rock deviendra un mouvement de jeunesse unique.
Entre-temps,
il y aura le psychédélisme, les hippies. Les Who loupent la marche.
Certes, ils sortent de fantastiques morceaux comme « Pictures
Of Lily », les premiers prémices de concept-album avec A
Quick One en 1966 et Sell Out en 1967. Mais les fans de la
première heure ne suivent pas, ni le grand public, qui ne comprend
pas cette musique trop compliquée. On attend des Who des chansons
puissantes, et de la casse. Ils se sont fait connaître en jouant
fort, et en massacrant leur matériel à la fin de chaque concert.
Les arrangements et les mélodies plus fines ne font pas de bons
simples, et pendant deux années, les Who sont à la peine. Les
disques se vendent mal, et le groupe est endetté jusqu'au cou à
cause du matériel fracassé. Le groupe est au bord de la rupture. Le
batteur Keith Moon et le bassiste John Entwistle commencent des
tractations avec les guitaristes Jeff Beck et Jimmy Page pour former
un super-groupe. C'est que les deux musiciens commencent à mal
supporter les crises existentielles de Pete Townshend. Non seulement
il voit les ventes de ses chansons fondre, mais en 1967, il prend de
plein fouet, comme tout le monde à Londres, la tornade Jimi Hendrix.
Clapton et Beck sont impressionnés, voire abasourdis par tant de
brio instrumental, alors que dire de Townshend, modeste guitariste
qui n'interpréta même pas les chorus sur ses premiers simples, le
travail revenant à un musicien de studio expérimenté : Jimmy
Page. Pete Townshend pense tout simplement abandonné, avant que son
ami Eric Clapton ne lui donne quelques cours d'improvisation, et
l'incite à jouer sur scène.
De
toute façon, le salut des Who passe par la reconnaissance
internationale, et il n'y a qu'une seule issue : percer aux
Etats-Unis. La Grande-Bretagne et l'Europe sont trop étroites pour
permettre aux Who de gagner suffisamment d'argent et éponger leurs
dettes. Le quatuor va donc tourner sans discontinuer pendant presque
trois ans, de 1967 à 1969. Ils seront sur la scène du festival de
Monterey, et détruiront la totalité de leur matériel sur scène.
Pour faire mieux, Jimi Hendrix se sentira obliger de mettre le feu à
sa guitare. Les Who ne sont plus un groupe vendeur de disques, mais
une attraction scénique demandée, qui finit par remplir les plus
belles salles américaines.
A
la fin de l'année 1968, Pete Townshend rejoint les Who en studio
pour répéter un nouvel album, et la surprise est totale. Alors
qu'il n'avait que vaguement effleuré l'idée du concept-album sur
les deux disques précédents, il vient avec une histoire complète,
celle de Tommy, jeune homme devenu sourd aveugle et muet après avoir
vu sa mère tromper son père. Se dessine derrière cette histoire
surréaliste la violence sur les enfants, les traumatismes, les
fantasmes, le danger des sectes…. L'album est double, et s'appelle
Tommy. Les années de route ont payé, et le disque est numéro
un des deux côtés de l'Atlantique. Les Who sont le plus grand
groupe de Rock du monde, et même les Rolling Stones refusent de
faire tournée commune. C'est qu'en novembre 1968, les Stones
organisent un spectacle Rock de Noël à leur gloire : le
Rock'N'Roll Circus. Y sont invités Jethro Tull, Taj Mahal, Eric
Clapton, John Lennon et les Who. Le groupe joue son mini-opéra Rock
« A Quick One While He's Away » et explose littéralement
les Rolling Stones, qui vont peiner à enchaîner derrière. Le show
ne sera jamais diffusé, Mick Jagger ayant trouvé la prestation de
son groupe médiocre par rapport aux Who.
En
1969, les Who fonde le concept d'Opera-Rock, et prennent d'assaut la
scène de Woodstock. Ils vont se produire au Festival de l'Ile de
Wight en 1969 et 1970, et publie l'un des tous meilleurs disques en
concert de l'histoire du Rock : Live At Leeds. Avec
Tommy, Pete Townshend a trouvé son moyen d'expression. Il n'a
désormais plus de limites à sa créativité, mais perd la notion de
raisonnable. Entre 1970 et 1971, il enregistre des concerts, des
tonnes de démos, et veut publier un triple album nommé Lifehouse
dans lequel, et avec l'aide du public, il veut répondre aux
problèmes des jeunes dans le monde. Lorsque l'ingénieur Glyn Johns
écoute les bandes, il fait la moue et en conclut : un triple
album, non, mais un excellent album simple, oui. Le résultat sera le
fantastique Who's Next en 1971. Mais Townshend est frustré,
il n'est pas satisfait de ce disque qu'il voyait bien plus ambitieux.
Cela n'empêche pas les Who de devenir un groupe planétaire, qui n'a
que pour seul rival Led Zeppelin en termes de puissance scénique.
Car les Who, c'est tout un spectacle : Roger Daltrey, le
chanteur, faisant du lasso avec son micro, le jeu de batterie
apocalyptique de Keith Moon, les riffs assassins de Pete Townshend,
et ses sauts de cabri à travers la scène.
Pourtant,
un point commence à tourmenter le guitariste : par rapport à
la scène Rock, les Who, comme les Rolling Stones ou les Kinks, sont
déjà des vieux. En 1973, le groupe a presque dix ans d'existence.
Chacun a désormais sa maison, une épouse et des enfants. Ils sont
riches, célèbres, et n'ont à priori plus aucun défi à relever.
Pete Townshend sent que ce confort pollue le message de rébellion
qu'il véhicule depuis toujours. Il n'est plus le gamin de Sheperds
Bush, dans la banlieue de Londres, il est le guitariste et
compositeur du plus grand groupe de Rock du monde, et a bien du mal à
se faire à cette idée. Il se sent alors envahi par une immense
nostalgie des années soixante, et veut évoquer cette époque. Il
crée le personnage d'un jeune garçon de la classe ouvrière, Jimmy,
et raconte sa vie de gamin évoluant dans le milieu Mod, les sales
boulots, l'incompréhension des parents, les illusions des idoles,
les bagarres avec les rockeurs sur les plages de Brighton.
Quadrophenia
est un disque maritime, perpétuellement bercé par le chant des
mouettes et le bruit des vagues. Pete Townshend prit soin
d'enregistrer lui-même ces sons afin de les inclure dans ses
morceaux. Chaque musicien des Who est reflété par un thème, que
l'on retrouve résumés sur le morceau d'entrée « I Am The
Sea ». Quadrophenia est disque sublime, sans doute ce
que les Who ont enregistré de mieux. On retrouve la férocité Rock
de Who's Next, accompagnée d'un sens particulièrement affûté
de la composition. Finalement, c'est un disque moins électronique
que son prédécesseur. Piano, synthétiseur et cuivres, interprétés
par John Entwistle, sont bien présents, mais sont apportés avec
finesse, et donnent de l'ampleur symphonique à la musique. Il s'agit
là encore d'un Opera-Rock, mais chaque morceau fonctionne
parfaitement indépendamment l'un de l'autre, contrairement à Tommy,
dont les thèmes successifs ne formaient pas forcément des chansons
indépendantes, certains n'étant que des liaisons entre les
différents tableaux. Les Who ont assemblé une succession de
superbes morceaux qui forment une histoire, avec quatre thèmes
musicaux récurrents, souvent en pointillés, au détour d'un riff.
Le travail d'enregistrement s'est étendu de mai 1972 à juin 1973,
et l'ensemble a été présenté dans une superbe pochette avec un
livret de photos comme des illustrations à l'histoire. L'ensemble
est en noir et blanc, sombre, triste, moite, urbain, imprégné de
mélancolie. Les Who n'hésitent pas à se mettre en scène en
rock-stars millionnaires ayant trahi la cause Mod, reflet du profond
malaise qui ulcère Pete Townshend.
J'ai
en tout cas compris cet album, j'en savoure maintenant chaque note.
Non pas que j'ai eu la vie de Pete Townshend, mais je comprend le
sens de sa nostalgie. Car nous l'avons tous, quelque part, lorsque
notre enfance ou notre jeunesse a été illuminée par de beaux
moments de vie et de bonheur personnel. On se remémore à un moment
donné ces instants, on fait le bilan de nos existences, on pèse
notre bonheur actuel et celui passé, forcément plus beau, parce
qu'embelli par le temps. J'ai connu très tôt cette nostalgie,
lorsqu'à quatorze ans, à la faveur d'une mutation parentale, je
laissai derrière moi tous mes amis et l'univers merveilleux de mon
enfance. Et puis je connus d'autres joies, d'autres plaisirs. Les
beaux souvenirs immaculés furent un peu écornés par quelques
bémols appris bien plus tard. Ce que je sais pourtant, c'est qu'il
faut savoir se retourner sur soi-même, ressortir de son passé les
bons moments, tirer les leçons des mauvais, et surtout, regarder
devant afin d'apprécier toute la route qu'il reste encore à
parcourir.
Quadrophenia,
c'est ce mélange de nostalgie, de mélancolie, et de philosophie sur
la vie. Qu'il ne sert à rien d'essayer de vivre à travers un autre,
une idole, un mentor, et que les plaisirs de la jeunesse sont
éphémères. La vie est bien plus que cela, et il vaut mieux la
vivre pour soi et par soi-même. C'est la quête de Jimmy, bercé par
les activités de son groupe de copains Mods, suivant sans réfléchir
le chef de la bande. L'autre revers de sa vie, ce sont les petits
boulots, ses parents qui ne le comprennent pas, et les filles qui lui
échappent, car il n'est qu'un suiveur, un larbin. Il finit par
découvrir que son mentor n'est qu'un pauvre type, groom à l'entrée
d'un grand hôtel, et qu'il est lui-même un garçon intéressant, il
a sa personnalité, il est unique, et n'a pas à suivre aveuglément
tel ou tel leader.
Encore
une fois, Pete Townshend et les Who offre une belle analyse humaine,
pleine de sensibilité. Les morceaux sont tous superbes, intenses,
profonds : « The Real Me », « Cut My Hair »,
« The Punk And The Godfather », « 5:15 », « I've
Had Enough », « Bell Boy », « Love Reign O'er
Me »…. La pluie continue à tomber entre deux éclaircies, et
les vagues continuent à rouler le long de la côte de Brighton.
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