mercredi 28 février 2018

TRIBULATION 2018


"Notre ère est une gargouille de la cathédrale Notre Dame de Paris grimaçant vers l'horizon toujours plus gris et plus laid."



TRIBULATION : Down Below 2018

Une chape de plomb est tombée sur la ville. Le froid glacial envahit les rues, et malgré le soleil pâle, les organismes se rabougrissent sous les assauts continus du froid de cette fin d'hiver. Les arbres décharnés des bosquets urbains balancent sur leurs racines, leurs bois s'entre-choquant les uns contre les autres, émettant des grincements sinistres. Ils agitent leurs bras vers le ciel comme autant de prières pour un peu de chaleur et d'eau. Mais le vent s'engouffre toujours plus fort entre les maisons, dans les ruelles étroites, cognant l'obstacle pour mieux le faire vaciller. Les chairs sont meurtries par le froid. Les corps sont engourdis, les yeux se plissent sous l'agression. Que dire de ces pauvres erres qui dorment dehors, toujours plus nombreux, et que l'on laisse crever sur un coin de trottoir. Accident économique Madame. Egoïsme bourgeois surtout, qui conduit à toujours jalouser l'autre pour ce qu'il a de plus, plutôt que de regarder ce que l'on a déjà, et ce que l'on peut apporter pour faire de ce monde, un monde meilleur. Ce grand cataclysme moral nous conduit toujours plus vite vers le trou final, l'extinction de cette espèce dégénérative qu'est devenu l'homme. Nous sommes désormais incapables de faire demi-tour, planter sur nos ergots de coqs de basse-cour, les deux pieds dans la merde, à chanter toujours plus fort la critique de l'autre plutôt que de nous pencher sur le tas de fumier sur lequel nous vivons.

Notre ère est une gargouille de la cathédrale Notre Dame de Paris grimaçant vers l'horizon toujours plus gris et plus laid. Il est l'incarnation de la pochette de ce disque aussi puissant que terrifiant. Il a la beauté du romantisme noir anglais du 19ème siècle, des nouvelles d'Edgar Poe, de la poésie de Shelley, de la catharsis de Baudelaire. Alors que le Black-Metal avait essentiellement enfanté des cinglés satanistes ou des arrivistes maquillés, une fois l'esprit originel évaporé avec Venom et Celtic Frost, le genre se raccrocha aux branches durant les années 2000. Des vétérans firent leur coming-out musical, comme Darkthrone, qui devint subitement passionnant après quelques errances Black-Metal nazillonnes de mauvaise haleine. Le Black-Metal prit deux voies. La première fut celle de l'accession au grand public, avec une musique plus symphonique et une attitude plus grand public. On se travestit toujours en cuir et clous, on se grime de corpse-paints et de faux sang, mais on fait tous les festivals d'été, on fait des grimaces dans les vidéos, comme un Kiss moderne. Rien en soi de foncièrement nuisible, juste une approche plus grand public de la chose. Dimmu Borgir, Cradle Of Filth, et même l'intouchable Satyricon ont décidé cette voie, s'ouvrant les portes d'un succès commercial plus important, touchant même le public féminin. D'autres décidèrent de maintenir la férocité initiale, quitte à jouer avec l'Enfer. Immortal maintint cet esprit, et des formations des pays de l'Est comme Behemoth ravivèrent, l'odeur sulfureuse en moins, le souvenir du désormais True Black-Metal du début des années 90. Mais il semblait que le vrai état d'esprit, celui qui anima Hellhammer puis Celtic Frost dans les années 80, ainsi que Bathory, et qui alimenta le tout premier album de Darkthrone en 1991, n'était plus qu'une question de merchandising. Darkthrone se referma définitivement sur lui-même, enchaînant depuis plus de quinze ans les excellents disques, de moins en moins extrémistes, mais toujours sans concession, râclant l'os du Punk et du Heavy-Metal underground.

Et puis voilà, le Black-Metal est devenu une sorte de Metal comme une autre, qui joue avec des orchestres symphoniques, sur les plus grandes scènes des festivals européens. Jusqu'à ce qu'une bande d'ahuris en provenance de Suède décident de se moquer des conventions, des clichés, et de ne faire que ce qu'ils ont envie. Ils n'ont qu'une vingtaine d'années lorsqu'ils sortent de leur purgatoire Thrash/Death Metal pour monter Tribulation. Adam Zaars et Jonathan Hulten tiennent les guitares, Johannes Andersson le chant et la basse. Le poste de batterie sera mouvant : Jakob Johansson entre 2005 et 2012, Jakob Ljungberg entre 2012 et 2017, Oscar Leander depuis. Partis de fondation Thrash et Death, la musique de Tribulation va explorer bien des univers qui n'ont aucun rapport avec le Black-Metal : Wishbone Ash, Thin Lizzy, UFO, Judas Priest, Celtic Frost, Motorhead…. Et puis le Stoner, le Grunge….. 

Ces garçons ne sont pas comme tout le monde. Hulten explore la scène avec son Epiphone demi-caisse, grimé, portant de petites chaussures de danse, et des chemises volant dans l'air comme un fantôme. Il parcourt la scène comme un démon, une chauve-souris maléfique. Il n'est pas non plus question de triggs de double grosse caisse. Le batteur est ici un homme humble, qui respecte ses caisses autant qu'il les maltraite, comme un Bill Ward ou John Bonham. Il est ici question de Rock'N'Roll, et c'est bien là toute la différence. Car enfin, un groupe de Black-Metal retrouve ses origines Rock'N'Roll, plutôt que de chercher à fuir dans une quelconque filiation dite Metal. Tout cela est né avec le Rock'N'Roll de Chuck Berry, et doit le rester. Ce n'est qu'une évolution, à la fois temporelle et géographique. Les hommes du Nord ont du spleen à revendre, ils proposent donc cette incroyable mixture de Heavy-Thrash et de Black Metal. Nos quatre garçons travaillent à l'ouvrage depuis 2005, et produisent un premier disque en 2009 : The Horror. Très Thrash-Death, il n'annonce qu'avec parcimonie ce qui viendra. La mixture prend forme avec le second album : The Formulas Of Death en 2013. Elle va s'affiner avec le superbe Children Of The Night en 2015. Et puis il y a ce quatrième disque. Du Black, il ne reste que ce chant sauvage et mortifère, la musique étant un Heavy-Metal sombre et ambitieux.

Tribulation arrive à un carrefour magique. En trois albums, il vient de franchir le Rubicon. De ses expérimentations Thrash-Metal, il décide de se lancer dans une musique plus ambitieuse. Down Under est une étape majeure dans la construction d'un groupe qui n'est plus que Black-Metal. Il s'agit d'une formation qui n'a peur de rien, et qui compose de superbes pièces de musiques imprégnées de mélancolie. Telle la goule de Notre Dame qui regarde l'horizon, Tribulation bouscule le Rock de manière audacieuse. Se fichant des oripeaux Black, le groupe se grime à sa bonne mesure. Ils jouent sur Gibson, Epiphone, et copie de Rickenbacker de la marque Eagle. Ils virelvoltent sur scène comme un Jimmy Page imprégné d'héroïne. Ils portent vêtements de danseuses obscures comme Queen, mais aussi pantalons, vestes et tee-shirts des années 70 comme de vieux fans de Stoner, ces gamins nés à la fin des années 80. Ils ont créé un univers à eux. Leur musique est aussi cruelle que puissante. Ils sont le reflet de cette société pourrie, où les illusions des vétérans du 20ème siècle se fracassent sur la vision de ces jeunes gens vierges de douleur matérielle et morale.

L'univers de Down Under commence avec la sublime supplication « The Lament ». Tempo enlevé, riffs cathartiques, le riff vrille le cortex, la voix maléfique gronde comme un chant de mort. L'écoute sera une pénitence de musique dévolue à l'écoute commerciale asservie. La ligne mélodique piano-guitare est obsédante. Le sublime « Nightbound » vient dévoiler les amertumes de la vie. Le chant grogne autant que le riff cogne de fureur. La femme de la Mort vient rappeler que nous ne sommes que des erres sans espoir : « Lady Death » vient rappeler la médiocrité de nos esprits. Cette fille de la Mort est une enfant de l'Enfer, son âme déchire ma vie comme elle semble condamner mon âme. Et puis la découverte de cet univers subterrien….

« Subterranea » s'ouvre par une ligne au piano. Décidément, les touches d'ivoire noirs et blanches sont davantage mis à contribution sur ce disque, pour installer des climats sombres et fuligineux. Le morceau a le goût de la cendre et de la malédiction de la terre, âme distordue. On y distingue les influences d'Iron Maiden dans cette dimension épique du Heavy-Metal. « Purgatorio » est un instrumental vaporeux et sombre avant le retour à l'électricité sauvage : « Cries From The Underworld ». Visiblement obsédé par l'univers de HP Lovecraft, Tribulation traduit à merveille cette souffrance souterraine, qui n'attend qu'un signe pour exploser de rage au grand jour. Comme depuis le début, les interventions solistes des deux guitaristes, et de Zaars en particulier, volent très haut dans le ciel, superbes respirations lyriques au milieu de cet univers pré-Apocalypse.

Cette obsession de la souffrance, du monde au bord de l'abîme est plus que jamais palpable sur les superbes « Lacrimosa » et « The World ». Le premier est un écrin de guitares noirs et de mellotron gothique. Progressif dans sa construction, il est avant tout l'assemblage de climats. La colère noire est interrompu par un interlude de guitare et de lointains chants grégoriens d'ecclésiastiques possédés. La seconde partie s'envole littéralement vers les cieux : riffs, claviers, soli, tous montent vers un climax épique de toute beauté, avant qu'un piano triste et souterrain ne vienne briller ce bref instant de lumière.

De la lumière, il y en aura encore moins sur « The World ». Superbe cavalcade au romantisme désespéré, elle galope sur la steppe des plaines arctiques de Suède. Le chant n'est plus qu'une complainte, la batterie se fait tribale, le riff est hypnotique, soutenu d'orgue sépulcral. Les chorus sont d'une beauté froide majestueuse. C'est le monde qui dérive, se consume, et laisse la sensation du désespoir de ne pas entrevoir la lumière de l'intelligence malgré les signaux aussi nombreux qu'alarmants. Il faut écouter cette pièce de musique, et les poings serrés, les yeux fermés, intériorisant la colère.

« Here Be Dragons » est une belle pièce de plus de sept minutes, alliage fulgurant de Heavy-Metal Noir et de structures progressives et habiles. On y distingue encore le fantôme d'Iron Maiden, celui des grands morceaux épiques du milieu des années 80, mais avec la rage mortifère de Celtic Frost en plus. Plus technique, plus complexe dans sa construction, il montre combien Tribulation a de l'ambition, mais sait aussi ménager sa technique pour laisser avant tout parler l'émotion musicale, c'est-à-dire l'essentiel. Hulten et Zaars se relaient dans les chorus, faisant monter toujours plus l'intensité avant qu'elle s'évapore dans quelques notes vaporeuses de mellotron. Ainsi se clôt ce superbe album d'un groupe aussi étonnant que passionnant. Qu'ils puissent trouver leur place dans ce vaste fourre-tout numérique, et que brillent à nouveau l'intelligence, le talent, et la Rock Music.

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