"Ce
disque, cette pochette était pour moi un Graal absolu, à l'heure où
tout n'avait pas encore été réédité en disque compact."
TYGERS
OF PAN-TANG : Spellbound 1981
La
boutique faisant l'angle sur la place du marché couvert d'Albi.
J'adorais cette bâtisse mêlant construction de briques rouges
typique et des encadrements de fenêtres et de portes en pierre
calcaire, finement ouvragée. Je rentrais dans la boutique par la
vieille porte vitrée qui forçait, lâchant un grincement sinistre
avant que la clochette ne signale mon arrivée. L'intérieur du
magasin était constitué d'une pièce unique avec au centre des
dizaines de bacs de cds. Dessous se trouvait les bacs de disques
vinyles, revendus une bouchée de pain car à l'époque, tout le
monde s'en séparait. J'y ai trouvé mille trésors toujours en ma
possession, que je garde précieusement.Ce sont ces bacs qui me
firent découvrir à moindre frais des groupes géniaux : Judas
Priest, Thin Lizzy, Wishbone Ash….
Adolescent
solitaire, je plongeai tête baissée dans l'histoire du Rock. Avide
de groupes géniaux que personne ne connaîtrait à part moi, je me
mis à explorer la New Wave Of British Heavy-Metal, fier renouveau du
Heavy-Metal anglais des années 1979-1985. Metallica, superstar en ce
début des années 90, avait été biberonné à la chose, et Lars
Ulrich, le batteur, en était un fan absolu. Le premier album de
Metallica, Kill'Em All, ne fut qu'une synthèse pubère de
tous ces sons supersoniques. Je découvris des groupes bruts, sans
concession, capable d'écrire des morceaux puissants tout en les
interprétant avec fureur et agressivité. Au début des années 80,
cette nouvelle vague et certains anciens du Hard-Rock anglais comme
UFO et Thin Lizzy croisent le fer. Je découvris une passerelle entre
Thin Lizzy et un groupe nommé Tygers Of Pan-Tang. Visiblement, ils
étaient l'un des fleurons perdus de la NWOBHM, l'un des espoirs les
plus prometteurs comme Diamond Head et Samson.
J'aperçus
dans des magazines les images des pochettes de disques, avec ce tigre
fier. Cela semblait si loin, comme des Graals vinyliques impossibles
à trouver, peut-être en Grande-Bretagne, qui sait… Les Tygers Of
Pan-Tang eurent une première période à quatre avec le chanteur
Jess Cox, le bassiste Rocky, le batteur Brian Dick et le guitariste
Robb Weir. Cox avait une voix râpeuse, très bluesy, et les Tygers
délivraient un Heavy-Metal teigneux, inspiré des premiers albums de
ZZ Top. Le premier album fut publié sur la major MCA, et se classa
dans le Top 20 anglais. Weir désirant étoffer le son de son groupe,
il rechercha un deuxième guitariste, et tomba sur un petit prodige :
John Sykes. De simple guitariste rythmique, il devint le principal
soliste, son style rapide et virevoltant, en connexion directe avec
Michael Schenker de UFO, écrasant le style plus pataud de Weir. Doté
d'un tel guitariste, Cox semblait bien faiblard, car le groupe devint
musicalement extrêmement puissant et habile. Le chanteur se retira
spontanément, obligeant les Tygers à trouver un nouveau vocaliste.
Une petite audition révéla un jeune homme à longue crinière
châtain : Jon Deverill. L'homme, plutôt bien physiquement,
avait l'attitude d'un Robert Plant de Led Zeppelin, et des capacités
vocales d'un tout autre niveau que Cox. Plus haut perché, teigneux,
lyrique, le chant de Deverill ouvrait mille possibilités en
adéquation avec le prodige électrique qu'était John Sykes. Le
disque suivant sera la révélation : Spellbound.
Serti
dans une superbe pochette bleue sur laquelle trône un tigre impérial
devant le soleil. L'image est un reflet de puissance, mais ses
inspirations asiatiques ne semblent pas très conformes avec l'image
d'un groupe de Heavy-Metal sans concession. Heureusement, la photo de
dos révèle cinq garçons chevelus, en uniforme jean-blouson de
cuir. Seul Deverill brise le code avec sa veste et son gilet de
complet veston. Ce disque, cette pochette était pour moi un Graal
absolu, à l'heure où tout n'avait pas encore été réédité en
disque compact.
Ce
samedi après-midi, j'attaquai ma fouille habituelle des bacs de
disques vinyles avec l'intention de découvrir un petit groupe de
Prog-Rock ou de Heavy sans prétention. Je faillis m'étouffer
lorsque sous mes yeux, entre mes doigts, je tins la dite pochette
bleue avec le tigre : Spellbound des Tygers Of Pan-Tang.
Je ne sus que faire. Le prix était bon marché, j'eus presque envie
de le cacher pour que personne ne le voit. Et ce prix…. C'était
certain, mon cher dealer de disques n'en connaissait pas la valeur.
Je ne pouvais exprimer une joie trop démonstrative, cette découverte
inespérée aurait pu faire changer d'avis mon ami disquaire sur le
prix. Je feins un intérêt un peu blasé en posant mes découvertes
sur le comptoir. Lorsqu'il vit la pochette de Spellbound et la
photo au verso avec les cheveux et les moustaches, il ricana devant
les looks de durs des années 80. Je mimai un sourire entendu, mais
au fond de moi, ces mecs avaient toute mon admiration. Moi qui aimait
beaucoup mon ami Gilles le disquaire, je faillis être agressif, lui
dire qu'il n'avait pas intérêt à se foutre de leur gueule, alors
que je ne connaissais même pas la teneur dudit album.
Je
revins chez moi avec ce mythique album, puis je le mis sans plus
attendre sur la platine vinyle de la chaîne hifi familiale.
« Gangland » m'explosa au visage sans pitié. Je ne
désserrai pas les dents quarante minutes durant. J'avais
l'impression d'avoir découvert un disque mieux enregistré que le
premier Iron Maiden, plus rageur et fougueux que le premier Def
Leppard, tous ces classiques que tout le monde encensait à longueur
de magazines. Il était évident que ces références n'étaient là
que par pur vision historique et commerciale, sans se soucier d'aller
fouiller ce que le Rock anglais avait de mieux à proposer. Je
commençai alors à émettre de sérieux doutes sur la capacité de
discernement de certains scribouillards musicaux. Je découvris que
la passion du disque n'animait pas toujours ces êtres, mais plutôt
celle de gagner sa croûte chaque fin de mois. L'intention est fort
louable, sauf que lorsque l'avis critique se met au service de
l'argent….
Qu'importe,
j'avais un joyau de la NWOBHM entre mes mains. J'en fis des copies
cassette pour les écouter sur ma chaîne personnelle, puis dans
l'autoradio cassette de ma première voiture. Ce disque garda une
place inestimable dans mon coeur. Il a quasiment tout : la
virtuosité intelligente, la fureur, l'énergie, le son sans
concession, les compositions de tout premier ordre. « Gangland »
vous percute avec force. C'est un Speed-Metal à l'ancienne, Boogie
de l'espace exalté, porté par le chant rageur de Jon Deverill. Les
deux guitares sont impeccables. Le son a gagné en férocité, porté
par la section rythmique simple mais efficace de Rocky et Brian Dick.
Sykes délivre son premier chorus sur vinyle avec une virtuosité
déconcertante. Les notes volent dans l'air, pendant que les gars
pompent comme des acharnés le thème. Les soli de Sykes sont
déconcertants de technique et de vivacité, sans perdre de leur
inspiration et de leur lyrisme. Il ne s'agit pas de démonstration
technique idiote, mais bien d'une respiration lyrique au milieu d'un
torrent d'acier en fusion.
« Take
It » qui suit deviendra le morceau qui ouvre tous les concerts
des Tygers jusqu'à sa séparation en 1982. Riff rageur, rythmique en
béton armé, « Take It » est du grand art. Uppercut vif,
c'est le Heavy-Metal des banlieues, lorsque la grisaille bouffe la
vie. Weir délivre le premier chorus très ZZ Top, avant de se faire
ratatiner par le volubile Sykes, ils vont remettre cela deux fois, et
le duel marche à merveille. « Hellbound » est un
Speed-Rock infernal, qui définit l'exacte nature de la fusion Led
Zeppelin-Punk. Les embardées électriques sont fabuleuses, le tempo
superbe, ici magnifié par une superbe remasterisation qui permet
d'apprécier enfin tous les instruments. Weir et Sykes se livrent à
des joutes dignes de Thin Lizzy, mais le rythme ne faiblit jamais,
comme une obsession. Curieusement, le refrain chante « Spellbound »,
du nom de l'album, mais le disque affiche « Hellbound ».
Petite curiosité historique.
« Mirror »
est une simili-ballade inspirée des Scorpions, mais l'explosion
électrique rappelle davantage Led Zeppelin. C'est une merveille
électrique à vous arracher les larmes des yeux. « Silver And
Gold » revient aux uppercuts électriques à pleine puissance.
L'oiseau de proie plane au-dessus de la plage, scrutant les proies de
son œil acéré. S'en suit ma chanson préférée : « Tyger
Bay ». Speed-Rock encore. Ce Boogie frénétique porté par la
Ride de Dick est totalement lyrique. Les guitares sont redoutables,
véritable alliage de sauvagerie. Jon Deverill est un chanteur
superbe, expressif, volant vocalement au-dessus du tapis de bombes.
Cette rythmique infernale qui virevolte m'obsède. La baie du Tigre,
la guigne, trop de frustrations….
Jusqu'à
ce que l'histoire aille trop loin : « The Story So Far ».
Encore une histoire de gonzesse, une conne de plus. Du genre qui ne
sait pas ce qu'elle veut, mais le Rocker sait où il va. Et il sait
ce qu'il ne veut pas. Il ne lâchera pas sa liberté chérie pour une
vie de couple fade et sans relief. On retrouve le bon vieux Boogie de
Status Quo serti de duels électriques à la Thin Lizzy.
« Blackjack »
est une putain de partie de cartes. Sur un thème proto-Thrash, les
Tygers ravagent le plancher. Le disque se conclut sur le lumineux et
mélancolique « Don't Stop By ». Superbe pièce
d'électricité moite, c'est un cri dans la nuit. Entre deux barres
d'immeubles insipides, L'amour cherche son expression. « Don't
Stop By » est la quintessence de la fusion Deverill-Sykes. Sur
un tempo métallique, les deux hommes brodent la douleur de l'homme
seul. Sur le chorus, Sykes est princier, comme l'est Deverill de son
chant emphatique. Quelques nappes de synthétiseurs donnent une
atmosphère froide et sans lumière. Quelque chose se brise. Le
disque est complété par le redoutable et fuligineux « Don't
Give A Damn ». C'est une cavalcade en bagnole de quatre
minutes. Le pied dans la moquette, le Rock'N'Roll coule dans les
tripes, infernal.
Le
disque suivant sera de très bonne qualité, mais Sykes cherche déjà
à s'échapper. Il échoue à rejoindre Ozzy Osbourne, puis devient
le second bretteur avec l'inamovible Scott Gorham dans Thin Lizzy.
L'album Thunder And Lighting
est une nouvelle preuve du talent de Lynott, enluminé de guitare
magique, pour peu de temps…. Thin Lizzy est au bout du rouleau,
rongé par la gnôle et la dope.
On
oublie souvent le second disque de l'année des Tygers Of Pan-Tang,
Crazy Nights, publié seulement huit mois après le précédent.
Cet excellent album aurait mérité un peu plus d'attention, et
mettre en valeur les morceaux qui transpirent la folie en concert.
Q'importe, Sykes se sauve en mai 1982, laissant le groupe exsangue.
Les Tygers vont plonger tête baissée dans le Hard mélodique de
supermarché sous la direction de Jon Deverill. Même l'arrivée de
Fred Purser du groupe Punk Penetration n'empêchera pas le naufrage
FM. Pourtant, en 1982, les Tygers brille une dernière fois dans les
charts, avec une reprise du classique Soul « Love Potion n°9 »,
dernier morceau enregistré avec…. John Sykes.
Depuis
Sykes est millionnaire grâce à sa participation active à l'album
de Whitesnake, 1987, en ...1987, et vendu à huit
millions d'exemplaires aux USA. Il formera Blue Murder, reformera
Thin Lizzy sans Lynott, mort en 1986. Rien ne sera vraiment pareil.
Il semble que le bonhomme ait gâché son talent à des projets sans
relief. Sans doute aurait-il dû rester dans les Tygers afin de se
faire les griffes, plutôt que de chercher le gros projet commercial
à tout prix. Mais l'histoire est ainsi faite. Les Tygers avec pour
seul survivant Robb Weir font les beaux jours des festivals Metal de
seconde zone. Il reste ce Spellbound, espoir fou mort dans
l'oeuf.
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