JOHN
FAHEY : Death Chants, Breakdowns, And Military Waltzes
1963
Dans
un magazine anglais, un disque était inclus. Il revenait sur les
racines de Led Zeppelin, démontrant que Jimmy Page était en fait un
copieur de génie. Je n'ai jamais aimé ce qualificatif. Tout
musicien s'inspire de quelque chose, et Page ne fit pas exception. Il
restitua une synthèse de génie du meilleur de la musique des années
60, du Folk au Blues, anglais ou américain, récupérant une idée
par ci pour la développer, copiant par là et involontairement au
détour d'une jam un thème qu'il aimait et qu'il recala dans son
groupe. Je découvris quelques merveilleux musiciens : Bert
Jansch, Davy Graham, et John Fahey. Sur le disque, le morceau de
Fahey m'obséda, autant par son thème Country-Blues que par
l'étrange titre : « Dance Of The Inhabitants Of The
Palace Of King Philip XIV Of Spain ». Dès les premiers accords
de bottleneck, je vis bientôt les collines arides de Catalogne, les
villages abandonnées, et ce monarque fantoche….
La
musique de John Fahey est d'autant plus aride : l'homme joue
seul de la guitare acoustique, sans autre accompagnement. Il ne
chante pas, il ne fait que développer des thèmes à la guitare
acoustique puisant dans le Blues noir du début du siècle comme dans
la musique de certains compositeurs classiques contemporains, ce
point s'accentuant quelques années plus tard. A ses débuts, on le
prend pour un vulgaire ersatz de Country-Blues, le type voulant être
noir alors qu'il est blanc et est étudiant dans une université.
Mais l'époque veut cela, le Folk est en vogue aux Etats-Unis :
Joan Baez, Bob Dylan, Pete Seeger…les campus cherchent à fuir la
musique commerciale de l'Amérique des années 50 : le Twist,
Elvis Presley, Frank Sinatra….
La
démarche de John Fahey est quasi-autiste. L'homme découvre le
Country-Blues des années 30 : Bukka White, Charley Patton,
Blind Boy Williamson, Mississippi John Hurt…. Il devient un
collectionneur frénétique de vieux 78 tours de Blues, le même
syndrome que le dessinateur de bandes dessinées Robert Crumb. Il
commence à développer son style, et y intègre d'autres influences,
dont la musique contemporaine de Varèse notamment. Mais pour
l'heure, il ne joue que des thèmes de deux à trois minutes inspirés
du Blues, seul avec sa guitare acoustique. Cela suffit pour attirer
un petit public d'amateurs dans les clubs étudiants. Il fonde alors
son label Takoma, du nom de son quartier natal, Takoma Park dans le
Maryland. Il publie son premier recueil de morceaux : Blind
Joe Death, en
1959. On ne sait trop si il s'agit du nom de l'album, ou de son
pseudonyme de scène. Il s'avère que Fahey laisse planer le doute,
avant de trouver ce nom trop
parodique. Il publie finalement un second recueil en 1963 :
Death Chants, Breakdowns And Military Waltzes.
Il réenregistrera l'album en 1967 sous le même nom, mais pas
forcément avec les mêmes titres. Mais
qu'importe, puisque la réédition Takoma en disque compact réunit
les deux versions.
Pour
ma part, j'ai acheté ce disque parce qu'il y avait le fameux thème
« Dance Of the Inhabitants…. ». Il s'avère qu'il
s'agit de la version originale. L'homme en enregistrera une nouvelle
pour un album compilation en 1977, la dite version entendue sur le
disque origine à Led Zeppelin. Plutôt que de réunir de vieux
enregistrements, l'homme se chargera de réenregistrer ses anciens
thèmes pour les dépoussiérer et en donner sa version de l'époque,
toute aussi fabuleuse. Qu'importe,
cette erreur de débutant dans l'univers de John Fahey allait me
faire découvrir et un immense artiste, et un immense disque.
Car
ce second recueil est d'une force émotionnelle rare. Capté de
manière rudimentaire, le son est clair, sans concession, aride. On y
distingue les travaux de Ry Cooder, dix, vingt ans plus tard. Fahey
est la pureté du Country-Blues même, l'âme torturée du bonhomme
en plus. Car il semble que ce modeste étudiant en philosophie de
Berkeley, serré dans son petit costume gris, avec sa mèche plaquée
à la brillantine sur le crâne, soit un jeune homme à l'esprit
vagabond et sensible. Il
quitta son Maryland natal pour la Californie, et ne s'y sentit pas
très bien. Ce garçon timide et réservé fut perdu au milieu de la
frime californienne, le soleil, la plage. Il s'enfonça encore un peu
plus profondément dans ses marottes : le Country-Blues, Varèse,
mais aussi les trains, la géographie, la religion, l'histoire
primitive des Etats-Unis : les
Indiens, les Afro-Américains…. Décidément, la belle Amérique
des années soixante n'était pas pour lui.
Lorsque
j'entends le premier morceau, « Sunflower River Blues »,
quelque chose me prend à la gorge. Je vois ce type, avec son jean,
sa chemise en jean, sa guitare acoustique sur les cuisses, égrainant
consciencieusement son thème, les doigts parcourant le bois, assis
sur un vieux banc dans une gare
désaffectée. Il y a cet écho particulier, cette résonance
magique. Le petit homme brun à la mèche plaquée gratte le Blues,
transpercé par l'esprit originel. « When The Springtime Comes
Again » est déjà un pas de côté. En effet, il va chercher
du côté de la musique médiévale, comme un air de ménestrel joué
par un américain des années soixante. Et puis le thème est
bouleversé, il se transforme en une ballade Folk-Blues lumineuse,
quittant les créneaux des châteaux-forts pour rejoindre l'horizon
du bord de mer. Une brume tenace s'inonde de couleurs rouge-rose, la
mer lèche délicatement la plage. Les songes se perdent, les doigts
courent sur les cordes de fer.
« Stomping On The
Pennysylvania/Alabama Border » s'inspire d'un thème
traditionnel de la Guerre de Sécession, et dévoile toute
l'imagination de Fahey face aux images de l'Histoire des Etats-Unis.
Il brode avec quelques accords ces scènes d'apocalypse guerrière,
la haine raciale, les chants de coton, les esclaves libres mais
toujours soumis à leur dur labeur de ramasseur de coton, toujours
asservis. La poésie de chaque note est magistrale, c'est une odyssée
historique. La version de 1967 est tout simplement magique. Il n'y a
aucun temps mort, la poésie s'envole, le thème devient purement
miraculeux.
« Some
Summer Day », comme un défi, est un clin d'oeil narquois à
cette Californie qu'il abhorre. La version de 1967 est sans doute
plus dure encore. Plus profonde, elle déchire les veines. La
mélancolie rampe entre les cordes, profonde, pugnace. « On The
Beach Of Waikiki » pourrait faire ressentir la chaleur du
soleil, mais ce dernier se voile. La version de 1963 est plus dense,
celle de 1967 plus entraînante. « John Henry Variations »
est une référence à un
héros mythique du chemin de fer.
La version de ce thème de 1967 est impeccable, celle de 1963 plus
brouillonne, mais les deux sont superbement accomplies.
Le
disque se clôt sur une première version du thème « America ».
Le morceau deviendra une obsession, une sorte de résumé en musique
de la construction des Etats-Unis. Le thème atteint allégrement les
sept à huit minutes, et est un voyage magique dans l'histoire sonore
de ce pays aussi sauvage que méprisant pour ses peuples primitifs.
Ce thème tient tellement à
coeur à John Fahey qu'il en enregistrera une version aussi superbe
que définitive pour un album éponyme en 1971. La version de 1963
est plus poussiéreuse, elle sent le bayou, la cabane dans les
plantations de coton. Sa dureté magique ne se retrouvera pas
forcément dans les versions suivantes, plus virtuoses, plus
subtiles. Et puis il y a ce
morceau qui m'intéresse : « The Dance Of The
Inhabitants…. ».
J'aime le souffle sur la bande,
le thème mono accord, avant que le son se déforme avec le
bottleneck. Et puis ces « Inhabitants » ne sont en fait
que des fantômes d'un paradis perdu. Lorsque ces belles bâtisses de
grès et de calcaire s'animaient d'enfants jouant dans les ruelles,
des hommes descendants dans les vergers et les champs en terrasses,
pendant que les femmes nettoyaient le linge dans le grand lavoir.
Tous faisaient une prière à l'église aux vêpres vers 19h, tous
remerciaient le Seigneur Tout Puissant de leur offrir la prospérité,
et la douceur de vivre, avant que la guerre, la misère, ne viennent
affamer ces êtres qui ne demandaient rien de plus que ce qu'ils
n'avaient déjà. Comme les Indiens d'Amérique, comme les Noirs
d'Afrique dans leurs villages ancestraux. Comme John Fahey dans son
Maryland natal.
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