samedi 24 février 2018

JOHN FAHEY 1963


JOHN FAHEY : Death Chants, Breakdowns, And Military Waltzes 1963


Dans un magazine anglais, un disque était inclus. Il revenait sur les racines de Led Zeppelin, démontrant que Jimmy Page était en fait un copieur de génie. Je n'ai jamais aimé ce qualificatif. Tout musicien s'inspire de quelque chose, et Page ne fit pas exception. Il restitua une synthèse de génie du meilleur de la musique des années 60, du Folk au Blues, anglais ou américain, récupérant une idée par ci pour la développer, copiant par là et involontairement au détour d'une jam un thème qu'il aimait et qu'il recala dans son groupe. Je découvris quelques merveilleux musiciens : Bert Jansch, Davy Graham, et John Fahey. Sur le disque, le morceau de Fahey m'obséda, autant par son thème Country-Blues que par l'étrange titre : « Dance Of The Inhabitants Of The Palace Of King Philip XIV Of Spain ». Dès les premiers accords de bottleneck, je vis bientôt les collines arides de Catalogne, les villages abandonnées, et ce monarque fantoche….

La musique de John Fahey est d'autant plus aride : l'homme joue seul de la guitare acoustique, sans autre accompagnement. Il ne chante pas, il ne fait que développer des thèmes à la guitare acoustique puisant dans le Blues noir du début du siècle comme dans la musique de certains compositeurs classiques contemporains, ce point s'accentuant quelques années plus tard. A ses débuts, on le prend pour un vulgaire ersatz de Country-Blues, le type voulant être noir alors qu'il est blanc et est étudiant dans une université. Mais l'époque veut cela, le Folk est en vogue aux Etats-Unis : Joan Baez, Bob Dylan, Pete Seeger…les campus cherchent à fuir la musique commerciale de l'Amérique des années 50 : le Twist, Elvis Presley, Frank Sinatra….

La démarche de John Fahey est quasi-autiste. L'homme découvre le Country-Blues des années 30 : Bukka White, Charley Patton, Blind Boy Williamson, Mississippi John Hurt…. Il devient un collectionneur frénétique de vieux 78 tours de Blues, le même syndrome que le dessinateur de bandes dessinées Robert Crumb. Il commence à développer son style, et y intègre d'autres influences, dont la musique contemporaine de Varèse notamment. Mais pour l'heure, il ne joue que des thèmes de deux à trois minutes inspirés du Blues, seul avec sa guitare acoustique. Cela suffit pour attirer un petit public d'amateurs dans les clubs étudiants. Il fonde alors son label Takoma, du nom de son quartier natal, Takoma Park dans le Maryland. Il publie son premier recueil de morceaux : Blind Joe Death, en 1959. On ne sait trop si il s'agit du nom de l'album, ou de son pseudonyme de scène. Il s'avère que Fahey laisse planer le doute, avant de trouver ce nom trop parodique. Il publie finalement un second recueil en 1963 : Death Chants, Breakdowns And Military Waltzes. Il réenregistrera l'album en 1967 sous le même nom, mais pas forcément avec les mêmes titres. Mais qu'importe, puisque la réédition Takoma en disque compact réunit les deux versions.

Pour ma part, j'ai acheté ce disque parce qu'il y avait le fameux thème « Dance Of the Inhabitants…. ». Il s'avère qu'il s'agit de la version originale. L'homme en enregistrera une nouvelle pour un album compilation en 1977, la dite version entendue sur le disque origine à Led Zeppelin. Plutôt que de réunir de vieux enregistrements, l'homme se chargera de réenregistrer ses anciens thèmes pour les dépoussiérer et en donner sa version de l'époque, toute aussi fabuleuse. Qu'importe, cette erreur de débutant dans l'univers de John Fahey allait me faire découvrir et un immense artiste, et un immense disque.

Car ce second recueil est d'une force émotionnelle rare. Capté de manière rudimentaire, le son est clair, sans concession, aride. On y distingue les travaux de Ry Cooder, dix, vingt ans plus tard. Fahey est la pureté du Country-Blues même, l'âme torturée du bonhomme en plus. Car il semble que ce modeste étudiant en philosophie de Berkeley, serré dans son petit costume gris, avec sa mèche plaquée à la brillantine sur le crâne, soit un jeune homme à l'esprit vagabond et sensible. Il quitta son Maryland natal pour la Californie, et ne s'y sentit pas très bien. Ce garçon timide et réservé fut perdu au milieu de la frime californienne, le soleil, la plage. Il s'enfonça encore un peu plus profondément dans ses marottes : le Country-Blues, Varèse, mais aussi les trains, la géographie, la religion, l'histoire primitive des Etats-Unis : les Indiens, les Afro-Américains…. Décidément, la belle Amérique des années soixante n'était pas pour lui.

Lorsque j'entends le premier morceau, « Sunflower River Blues », quelque chose me prend à la gorge. Je vois ce type, avec son jean, sa chemise en jean, sa guitare acoustique sur les cuisses, égrainant consciencieusement son thème, les doigts parcourant le bois, assis sur un vieux banc dans une gare désaffectée. Il y a cet écho particulier, cette résonance magique. Le petit homme brun à la mèche plaquée gratte le Blues, transpercé par l'esprit originel. « When The Springtime Comes Again » est déjà un pas de côté. En effet, il va chercher du côté de la musique médiévale, comme un air de ménestrel joué par un américain des années soixante. Et puis le thème est bouleversé, il se transforme en une ballade Folk-Blues lumineuse, quittant les créneaux des châteaux-forts pour rejoindre l'horizon du bord de mer. Une brume tenace s'inonde de couleurs rouge-rose, la mer lèche délicatement la plage. Les songes se perdent, les doigts courent sur les cordes de fer.

« Stomping On The Pennysylvania/Alabama Border » s'inspire d'un thème traditionnel de la Guerre de Sécession, et dévoile toute l'imagination de Fahey face aux images de l'Histoire des Etats-Unis. Il brode avec quelques accords ces scènes d'apocalypse guerrière, la haine raciale, les chants de coton, les esclaves libres mais toujours soumis à leur dur labeur de ramasseur de coton, toujours asservis. La poésie de chaque note est magistrale, c'est une odyssée historique. La version de 1967 est tout simplement magique. Il n'y a aucun temps mort, la poésie s'envole, le thème devient purement miraculeux.

« Some Summer Day », comme un défi, est un clin d'oeil narquois à cette Californie qu'il abhorre. La version de 1967 est sans doute plus dure encore. Plus profonde, elle déchire les veines. La mélancolie rampe entre les cordes, profonde, pugnace. « On The Beach Of Waikiki » pourrait faire ressentir la chaleur du soleil, mais ce dernier se voile. La version de 1963 est plus dense, celle de 1967 plus entraînante. « John Henry Variations » est une référence à un héros mythique du chemin de fer. La version de ce thème de 1967 est impeccable, celle de 1963 plus brouillonne, mais les deux sont superbement accomplies.

Le disque se clôt sur une première version du thème « America ». Le morceau deviendra une obsession, une sorte de résumé en musique de la construction des Etats-Unis. Le thème atteint allégrement les sept à huit minutes, et est un voyage magique dans l'histoire sonore de ce pays aussi sauvage que méprisant pour ses peuples primitifs. Ce thème tient tellement à coeur à John Fahey qu'il en enregistrera une version aussi superbe que définitive pour un album éponyme en 1971. La version de 1963 est plus poussiéreuse, elle sent le bayou, la cabane dans les plantations de coton. Sa dureté magique ne se retrouvera pas forcément dans les versions suivantes, plus virtuoses, plus subtiles. Et puis il y a ce morceau qui m'intéresse : « The Dance Of The Inhabitants…. ».

J'aime le souffle sur la bande, le thème mono accord, avant que le son se déforme avec le bottleneck. Et puis ces « Inhabitants » ne sont en fait que des fantômes d'un paradis perdu. Lorsque ces belles bâtisses de grès et de calcaire s'animaient d'enfants jouant dans les ruelles, des hommes descendants dans les vergers et les champs en terrasses, pendant que les femmes nettoyaient le linge dans le grand lavoir. Tous faisaient une prière à l'église aux vêpres vers 19h, tous remerciaient le Seigneur Tout Puissant de leur offrir la prospérité, et la douceur de vivre, avant que la guerre, la misère, ne viennent affamer ces êtres qui ne demandaient rien de plus que ce qu'ils n'avaient déjà. Comme les Indiens d'Amérique, comme les Noirs d'Afrique dans leurs villages ancestraux. Comme John Fahey dans son Maryland natal.

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