samedi 6 mai 2017

CRAZY HORSE 1978

"Crazy Moon n'aura pas de successeur dans les prochaines années, Neil Young connaissant un regain d'intérêt pour son groupe. "

CRAZY HORSE : Crazy Moon 1978

Le soleil transpire à travers les gros nuages gris qui s'amoncellent au-dessus de la banlieue d''Amiens. L'humidité est dense, le froid saisissant en ce mois d'avril. Il fait certes moins froid et la neige est partie, mais le climat n'est guère avenant. Moi et mes camarades commençons à préparer une difficile période de concours qui va rendre notre emploi du temps encore plus chargé qu'il ne l'était déjà. Mais cela n'est rien comparé à l'atmosphère épouvantable de drame familial qui règne autour de moi. J'étais en couple depuis quelques mois avec une jeune fille de ma promotion. Une histoire improbable, nous ne nous y attendions absolument pas, mais ce fut quelque chose de fort, de passionné. Nous étions très complices, très amoureux, heureux. Et puis le destin en décida autrement. Sa sœur se tua à moto en février, réduisant en cendres cette famille soudée. Inutile de détailler les rebondissements de cette période tragique : l'enterrement, le cimetière, mes beaux-parents d'alors inconsolables. Et puis bientôt, il y eut la désagréable sensation que j'étais de trop dans le scénario. Ma copine et moi nous sommes accrochés quelques semaines, avant qu'un nouveau drame, sentimental celui-là, s'installe. Elle s'éloigna de moi, je me sentis rejeté, sans pouvoir faire quoi que ce soit alors que je tentais de faire de mon mieux du haut de mes vingt ans.

Ce fut l'une des périodes où le Blues me toucha au plus profond. Je jetai mon dévolu dans les grands bacs à soldeurs du rayon culture du supermarché local. Il y avait des centaines de disques, beaucoup de variété française et internationale, et parfois quelques disques fabuleux. L'un d'eux fut l'album éponyme du Jeff Beck Group de 1972. Il y eut aussi des Led Zeppelin, des Bob Dylan…. Et puis il y eut celui-là. J'en découvris l'existence au hasard d'une chronique de disque dans la presse musicale, mais de là à le trouver dans un grand bac à soldes…. Il était pourtant là, entre mes mains, avec sa pochette d'origine, ces chevaux fous sous la lune. J'eus du mal à le croire, je regardai les titres, le nom des musiciens, c'était bien lui, pour une petite poignée d'euros. Il allait ensoleiller mon week-end solitaire, ma dulcinée étant repartie, seule cette fois, en Normandie pour retrouver sa famille et passer d'innombrables heures avec sa mère sur la tombe de sa sœur. Je me souviens encore de ces journées passées à fleurir une tombe, à regarder des photos, comme si ils avaient perdu tous leurs enfants. C'est que ma copine de l'époque était un peu ronde, et faisait des études dans le domaine agricole, pendant que sa sœur, fine et élancée, se destinait à être avocate. La fille brillante de la famille, fauchée en pleine jeunesse, ne restait que le second choix, sur lequel le poids familial allait se reposer, lourdement, comme la porte d'un château-fort. Je ne comprendrai cela que quelques semaines plus tard, mais je n'avais plus rien à faire dans le paysage. Il me faudra le comprendre au bout d'une longue période de torture mentale aussi hypocrite que blessante.

Je me retrouvai donc seul dans ma chambre, déprimé, ouvrant la cellophane de ma nouvelle acquisition, un soir d'avril, la nuit était tombée. Je fis jouer le disque, et je fus ébloui par le premier morceau : « She's Hot ». Le tempo rapide, et ces notes de guitare métalliques, griffant le coeur comme de vieux éclats rouillés, me transcendèrent. La mélodie était merveilleuse, entre amertume et conquête fière. Les paroles étaient ouvertement sexistes, mais il n'y avait aucunement l'atmosphère machiste d'un mauvais titre de Metal des années 80. Ca sentait la loose à plein nez.

Crazy Horse en 1978, c'est le groupe qui accompagne Neil Young depuis fin 1968. Ce que l'on sait moins, c'est qu'il s'agit d'un groupe à part entière. Ils s'appelait au départ les Rockets, et Neil Young les trouva tellement bon qu'il les fagocita pour en faire son groupe d'accompagnement. Un disque éponyme sortit en 1968 sous le nom des Rockets avant que Young ne les rebaptise Crazy Horse. Le groupe tourne alors autour de trois musiciens pivots : Ralph Molina à la batterie, Bolly Talbot à la basse, et Danny Whitten à la guitare. Les Rockets étaient un quintet, et quelques musiciens périphériques complétèrent le line-up : Nils Lofgren à la guitare, Jack Nitzsche au piano, Georges Whitsell à la guitare et au chant et Bobby Notkoff au violon.

La musique de Neil Young fut littéralement transfigurée par ce groupe, et elle devint de très bonne à fabuleuse. Everybody Knows This Is Nowhere en 1969 est un album majestueux, faisant la part belle à cette électricité dense sur fond de mélodies Country-Rock. Du Country Hard-Rock comme le qualifia Rolling Stone en 1970. Neil Young n'est jamais aussi bon qu'avec Crazy Horse, mais l'histoire merveilleuse connaîtra elle aussi un brutal coup de frein. Danny Whitten, toxicomane, fut retrouvé mort par overdose en 1972. Jusqu'à cette date, le Crazy Horse enregistrait pour Neil Young, mais le vieil apache, trop occupé avec Crosby, Stills And Nash, puis avec ses albums acoustiques comme Harvest, laissa le Crazy Horse libre de ses occupations. Trois albums virent le jour, fort de ce Country-Rock musclé, dotés de très bonnes chansons, preuves si il en est que Crazy Horse était plus qu'un brillant groupe d'accompagnement. Sa force résidait aussi dans les idées musicales apportées aux chansons superbes de Neil Young. La mort de Whitten brise l'élan du Crazy Horse, et mentalement Neil Young, qui va mettre trois ans à s'en remettre, se sentant coupable d'avoir viré Whitten la veille de son overdose.

Le reste de Crazy Horse enregistrera avec lui le magnifique et crépusculaire Tonight The Night, publié en 1974. Mais c'est avec la trouvaille du guitariste Frank « Poncho » Sampedro que le groupe revit. Réduit à Billy Talbot et Ralph Molina, il devient donc un trio avec Sampedro. Neil Young enregistre avec eux le magnifique Zuma en 1975, puis en 1979, Rust Never Sleep. Mais le vieux Neil aime à varier les plaisirs, et en 1978, il enregistre le très Country Comes A Time. Sampedro, Talbot et Molina décide donc d'enregistrer un nouvel album sous leur seul nom. Des amis viennent donner un coup de main aux pianos et aux cuivres : Barry Goldberg, Ben Keith, Steve Lawrence…. Et puis, Neil Young, qui s'ennuie un peu à jouer uniquement de la guitare acoustique, vient prêter main forte. Il offre donc sa guitare métallique et ses choeurs à son groupe d'accompagnement, se mettant en retrait derrière lui plutôt que d'en être le leader.

Inutile de dire que Crazy Moon ressemble furieusement à Neil Young And Crazy Horse. Le son est totalement identique, c'est flagrant. Pourtant aucune composition n'est de Young. Sampedro, Molina et Talbot se partagent le travail, et les onze chansons proposées sont toutes magnifiques, enluminées de la guitare magique de Neil Young. Ce dernier leur donne un lyrisme magique, une vibration unique, qu'il n'atteindra finalement qu'à quelques occasions, en concert notamment sur Live Rust ou Weld. Le son est brut, puissant, profond, et la mélancolie déchirante tout au long de l'album. Même les morceaux typiquement Rock piquent le coeur. « She's Hot » qui ouvre le disque est un parfait exemple de cette volonté de rocker tout en gardant une amertume profonde. « Going Down Again » a ce lyrisme grave, entre lumière et obscurité que l'on trouve aussi chez Neil Young sur « Powderfinger » ou « Cortez The Killer ». « Downhill » et « That Day » sont aussi de cette trempe magnifique.

Parfois, le Crazy Horse ouvre un peu le rideau sur la fenêtre et laisse entrer la lumière. Plusieurs morceaux sont typiquement Country-Rock, épiques et doux, chaleureux : « Lost And Lonely Feelin », « End Of The Line » ou « Too Late Now ». « Dancin Lady » est plus immédiatement Rock, comme « New Orleans », qui louche sur ce Heavy-Country Rock typique pratiqué avec Neil Young sur « Down By The River ».

« Love Don't Come Easy » est un morceau plus curieux, bien que cohérent avec le son de Crazy Horse. C'est une belle ballade rapide qui rappelle fortement les Doobie Brothers, très californienne dans sa mélodie douce amère. C'est un morceau de soleil couchant, à la fois lumineux et touchant, brodé d'un saxophone chatoyant. L'album se termine sur le splendide « Thunder And Lightning », superbe quintessence du son de Crazy Horse : électricité lumineuse, mélodie mélancolique, choeurs luxuriants, chorus épiques…

Crazy Moon n'aura pas de successeur dans les prochaines années, Neil Young connaissant un regain d'intérêt pour son groupe. Rust Never Sleep, Live Rust puis Reactor verront le jour entre 1979 et 1981, ne laissant guère de temps à Sampedro, Molina et Talbot. A l'écoute de cet album, on comprend que Crazy Horse est plus qu'un simple trio d'accompagnement, c'est une force de composition, qui donne toute la magie aux compositions de Neil Young. Si celles-ci sont brillantes et sont la matière à des albums superbes, l'apport de Crazy Horse est indéniable. On sent Neil Young galvanisé, capable d'improviser des heures et des heures avec eux. Seul le Crazy Horse a la capacité de relancer sans cesse la machine, de l'alimenter en inspiration sans cesse. Neil Young leur doit beaucoup, et sa contribution sur ce disque est un juste retour des choses.


Ma vie va galoper péniblement comme ces chevaux fous aux yeux exorbités sous la lune maléfique. Ce diamant américain va contribuer à ensoleiller quelque peu ces jours troublés, et sera ma source de bienveillance pour les épreuves à venir. Il y a beaucoup d'espoir dans le marasme avec cette musique, et seuls Crazy Horse et Neil Young eurent ce don très particulier.

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