"Crazy
Moon n'aura pas de successeur dans les prochaines années, Neil
Young connaissant un regain d'intérêt pour son groupe. "
CRAZY
HORSE : Crazy Moon 1978
Le
soleil transpire à travers les gros nuages gris qui s'amoncellent
au-dessus de la banlieue d''Amiens. L'humidité est dense, le froid
saisissant en ce mois d'avril. Il fait certes moins froid et la neige
est partie, mais le climat n'est guère avenant. Moi et mes camarades
commençons à préparer une difficile période de concours qui va
rendre notre emploi du temps encore plus chargé qu'il ne l'était
déjà. Mais cela n'est rien comparé à l'atmosphère épouvantable
de drame familial qui règne autour de moi. J'étais en couple depuis
quelques mois avec une jeune fille de ma promotion. Une histoire
improbable, nous ne nous y attendions absolument pas, mais ce fut
quelque chose de fort, de passionné. Nous étions très complices,
très amoureux, heureux. Et puis le destin en décida autrement. Sa
sœur se tua à moto en février, réduisant en cendres cette famille
soudée. Inutile de détailler les rebondissements de cette période
tragique : l'enterrement, le cimetière, mes beaux-parents
d'alors inconsolables. Et puis bientôt, il y eut la désagréable
sensation que j'étais de trop dans le scénario. Ma copine et moi
nous sommes accrochés quelques semaines, avant qu'un nouveau drame,
sentimental celui-là, s'installe. Elle s'éloigna de moi, je me
sentis rejeté, sans pouvoir faire quoi que ce soit alors que je
tentais de faire de mon mieux du haut de mes vingt ans.
Ce
fut l'une des périodes où le Blues me toucha au plus profond. Je
jetai mon dévolu dans les grands bacs à soldeurs du rayon culture
du supermarché local. Il y avait des centaines de disques, beaucoup
de variété française et internationale, et parfois quelques
disques fabuleux. L'un d'eux fut l'album éponyme du Jeff Beck Group
de 1972. Il y eut aussi des Led Zeppelin, des Bob Dylan…. Et puis
il y eut celui-là. J'en découvris l'existence au hasard d'une
chronique de disque dans la presse musicale, mais de là à le
trouver dans un grand bac à soldes…. Il était pourtant là, entre
mes mains, avec sa pochette d'origine, ces chevaux fous sous la lune.
J'eus du mal à le croire, je regardai les titres, le nom des
musiciens, c'était bien lui, pour une petite poignée d'euros. Il
allait ensoleiller mon week-end solitaire, ma dulcinée étant
repartie, seule cette fois, en Normandie pour retrouver sa famille et
passer d'innombrables heures avec sa mère sur la tombe de sa sœur.
Je me souviens encore de ces journées passées à fleurir une tombe,
à regarder des photos, comme si ils avaient perdu tous leurs
enfants. C'est que ma copine de l'époque était un peu ronde, et
faisait des études dans le domaine agricole, pendant que sa sœur,
fine et élancée, se destinait à être avocate. La fille brillante
de la famille, fauchée en pleine jeunesse, ne restait que le second
choix, sur lequel le poids familial allait se reposer, lourdement,
comme la porte d'un château-fort. Je ne comprendrai cela que
quelques semaines plus tard, mais je n'avais plus rien à faire dans
le paysage. Il me faudra le comprendre au bout d'une longue période
de torture mentale aussi hypocrite que blessante.
Je
me retrouvai donc seul dans ma chambre, déprimé, ouvrant la
cellophane de ma nouvelle acquisition, un soir d'avril, la nuit était
tombée. Je fis jouer le disque, et je fus ébloui par le premier
morceau : « She's Hot ». Le tempo rapide, et ces
notes de guitare métalliques, griffant le coeur comme de vieux
éclats rouillés, me transcendèrent. La mélodie était
merveilleuse, entre amertume et conquête fière. Les paroles étaient
ouvertement sexistes, mais il n'y avait aucunement l'atmosphère
machiste d'un mauvais titre de Metal des années 80. Ca sentait la
loose à plein nez.
Crazy
Horse en 1978, c'est le groupe qui accompagne Neil Young depuis fin
1968. Ce que l'on sait moins, c'est qu'il s'agit d'un groupe à part
entière. Ils s'appelait au départ les Rockets, et Neil Young les
trouva tellement bon qu'il les fagocita pour en faire son groupe
d'accompagnement. Un disque éponyme sortit en 1968 sous le nom des
Rockets avant que Young ne les rebaptise Crazy Horse. Le groupe
tourne alors autour de trois musiciens pivots : Ralph Molina à
la batterie, Bolly Talbot à la basse, et Danny Whitten à la
guitare. Les Rockets étaient un quintet, et quelques musiciens
périphériques complétèrent le line-up : Nils Lofgren à la
guitare, Jack Nitzsche au piano, Georges Whitsell à la guitare et au
chant et Bobby Notkoff au violon.
La
musique de Neil Young fut littéralement transfigurée par ce groupe,
et elle devint de très bonne à fabuleuse. Everybody Knows This
Is Nowhere en 1969 est un album majestueux, faisant
la part belle à cette électricité dense sur fond de mélodies
Country-Rock. Du Country Hard-Rock comme le qualifia Rolling Stone en
1970. Neil Young n'est jamais aussi bon qu'avec Crazy Horse, mais
l'histoire merveilleuse connaîtra elle aussi un brutal coup de
frein. Danny Whitten, toxicomane, fut retrouvé mort par overdose en
1972. Jusqu'à cette date, le Crazy Horse enregistrait pour Neil
Young, mais le vieil apache, trop occupé avec Crosby, Stills And
Nash, puis avec ses albums acoustiques comme Harvest, laissa
le Crazy Horse libre de ses occupations. Trois albums virent le jour,
fort de ce Country-Rock musclé, dotés de très bonnes chansons,
preuves si il en est que Crazy Horse était plus qu'un brillant
groupe d'accompagnement. Sa force résidait aussi dans les idées
musicales apportées aux chansons superbes de Neil Young. La mort de
Whitten brise l'élan du Crazy Horse, et mentalement Neil Young, qui
va mettre trois ans à s'en remettre, se sentant coupable d'avoir
viré Whitten la veille de son overdose.
Le
reste de Crazy Horse enregistrera avec lui le magnifique et
crépusculaire Tonight The Night, publié en 1974. Mais c'est
avec la trouvaille du guitariste Frank « Poncho »
Sampedro que le groupe revit. Réduit à Billy Talbot et Ralph
Molina, il devient donc un trio avec Sampedro. Neil Young enregistre
avec eux le magnifique Zuma en 1975, puis en 1979, Rust
Never Sleep. Mais le vieux Neil aime à varier les plaisirs, et
en 1978, il enregistre le très Country Comes A Time.
Sampedro, Talbot et Molina décide donc d'enregistrer un nouvel album
sous leur seul nom. Des amis viennent donner un coup de main aux
pianos et aux cuivres : Barry Goldberg, Ben Keith, Steve
Lawrence…. Et puis, Neil Young, qui s'ennuie un peu à jouer
uniquement de la guitare acoustique, vient prêter main forte. Il
offre donc sa guitare métallique et ses choeurs à son groupe
d'accompagnement, se mettant en retrait derrière lui plutôt que
d'en être le leader.
Inutile
de dire que Crazy Moon ressemble furieusement à Neil Young
And Crazy Horse. Le son est totalement identique, c'est flagrant.
Pourtant aucune composition n'est de Young. Sampedro, Molina et
Talbot se partagent le travail, et les onze chansons proposées sont
toutes magnifiques, enluminées de la guitare magique de Neil Young.
Ce dernier leur donne un lyrisme magique, une vibration unique, qu'il
n'atteindra finalement qu'à quelques occasions, en concert notamment
sur Live Rust ou Weld. Le son est brut, puissant,
profond, et la mélancolie déchirante tout au long de l'album. Même
les morceaux typiquement Rock piquent le coeur. « She's Hot »
qui ouvre le disque est un parfait exemple de cette volonté de
rocker tout en gardant une amertume profonde. « Going Down
Again » a ce lyrisme grave, entre lumière et obscurité que
l'on trouve aussi chez Neil Young sur « Powderfinger » ou
« Cortez The Killer ». « Downhill » et « That
Day » sont aussi de cette trempe magnifique.
Parfois, le Crazy Horse ouvre un peu le rideau sur la fenêtre et
laisse entrer la lumière. Plusieurs morceaux sont typiquement
Country-Rock, épiques et doux, chaleureux : « Lost And
Lonely Feelin », « End Of The Line » ou « Too
Late Now ». « Dancin Lady » est plus immédiatement
Rock, comme « New Orleans », qui louche sur ce
Heavy-Country Rock typique pratiqué avec Neil Young sur « Down
By The River ».
« Love
Don't Come Easy » est un morceau plus curieux, bien que
cohérent avec le son de Crazy Horse. C'est une belle ballade rapide
qui rappelle fortement les Doobie Brothers, très californienne dans
sa mélodie douce amère. C'est un morceau de soleil couchant, à la
fois lumineux et touchant, brodé d'un saxophone chatoyant. L'album
se termine sur le splendide « Thunder And Lightning »,
superbe quintessence du son de Crazy Horse : électricité
lumineuse, mélodie mélancolique, choeurs luxuriants, chorus
épiques…
Crazy
Moon n'aura pas de successeur dans les prochaines années, Neil
Young connaissant un regain d'intérêt pour son groupe. Rust
Never Sleep, Live Rust puis Reactor verront le jour
entre 1979 et 1981, ne laissant guère de temps à Sampedro, Molina
et Talbot. A l'écoute de cet album, on comprend que Crazy Horse est
plus qu'un simple trio d'accompagnement, c'est une force de
composition, qui donne toute la magie aux compositions de Neil
Young. Si celles-ci sont brillantes et sont la matière à des albums
superbes, l'apport de Crazy Horse est indéniable. On sent Neil Young
galvanisé, capable d'improviser des heures et des heures avec eux.
Seul le Crazy Horse a la capacité de relancer sans cesse la machine,
de l'alimenter en inspiration sans cesse. Neil Young leur doit
beaucoup, et sa contribution sur ce disque est un juste retour des
choses.
Ma
vie va galoper péniblement comme ces chevaux fous aux yeux exorbités
sous la lune maléfique. Ce diamant américain va contribuer à
ensoleiller quelque peu ces jours troublés, et sera ma source de
bienveillance pour les épreuves à venir. Il y a beaucoup d'espoir
dans le marasme avec cette musique, et seuls Crazy Horse et Neil
Young eurent ce don très particulier.
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