"Les
notes tiennent puis se déforment, avant tomber en cascade ou en
tourbillon, enivrantes."
JOHN
COLTRANE : Coltrane 1962
La
note. Ou plus exactement la pureté de la note. Il m’aura fallu du
temps pour comprendre cela. Le Jazz m’a toujours un peu fait chier
depuis que je suis gamin. Ces chanteuses qui en font des caisses, qui
font des « babeloudadidou »pour faire swing, les big
bands, ce Jazz flonflon, ou alors celui coincé du cul genre festival
de Marciac, tout cela me gonfle. Il m’a fallu un jour jeté une
oreille sur Bitches Brew de Miles Davis pour revoir un tant
soit peu mon jugement. Et revenir au genre via le Rock progressif,
celui de Soft Machine en particulier, puis les connexions avec le
Jazz-Rock, Allan Holdsworth, Billy Cobham, Tony Williams, Jack
Bruce... En fait, j’aimais cette virtuosité et cette liberté
musicale totale, tout en y retrouvant l’électricité folle du
Rock. Et puis un jour je tombai sur Olé de John Coltrane.
Coltrane....
là encore, une connexion avec Soft Machine. Et puis Magma, dont
Christian Vander est un admirateur transi. Il faut savoir que le
batteur parisien s'enferma dans son petit appartement avec un
électrophone et un piano, et n'écouta que du Coltrane pendant cinq
années. Il ne sortait que pour s'acheter du pain, du fromage, et les
albums du saxophoniste qui lui manquait. La mort du musicien en 1967
le traumatisa à un tel point qu'il voulut se laisser mourir, avant
que, dan un état second de fatigue et de faim, il eut la révélation
de créer sa propre musique, inspirée de l'oeuvre de Coltrane. Je
n’ai pas trop compris au début, car si l’on se penche sur la
période Prestige, voir même sa
collaboration avec Davis dans les années 50, on trouve un Hard-Bop
novateur, mais de facture assez classique, des morceaux plutôt
courts, et une tonalité typique de cette époque. Pas de quoi
m’emballer. Olé, ce fut autre chose : les influences
arabisantes, les longues improvisations d’une dzaine de minutes, et
surtout cette sensation de voyager totalement en écoutant de la
musique. Ce que je ressentais en écoutant les longues jams de Soft
Machine en concert en 1970-1971, je le retrouvai décupler ici, et en
l’absence de toute électricité.
Alors
en quête de recherche musicale, je me plongeai dans la discographie
de Coltrane à la suite de ce fameux Olé, les années
Impulse, celles du quartet avec Elvin Jones à la batterie, Jimmy
Garrison à la contrebasse, et McCoy Tyner au piano. Le Trane se
lance dans une quête éperdue de sens dans sa vie et de sa musique.
Il explore, casse les codes du Jazz, et aboutira après 1965 à ce
que l’on appellera le Free-Jazz. Pour l’heure on est dans ce que
l’on appelle le Jazz modal et le Post-Bop, un truc dans le genre.
IL se lance dans l’expérimentation rythmique et instrumentale, et
produire une musique qui s’écoute et qui fait vibrer l’âme.
Elle est la bande-son d’un film imaginaire, celui de nos
existences, de nos rêves et de nos déceptions. C’est une musique
puissante et riche, mais que finalement peu de jazzmen arriveront à
faire vivre à ce point. Il y en eut en fait que deux : Coltrane
et Davis.
Coltrane
est pour moi celui qui sut insuffler le plus d’âme à sa musique.
La pureté de son jeu de saxophone et de clarinette est
époustouflant. Les notes tiennent puis se déforment, avant tomber
en cascade ou en tourbillon, enivrantes. Ses comparses sont
absolument indispensables : la contrebasse puissante et
menaçante de Garrison, le piano mélancolique et rythmique de Tyner,
l’épaisseur du son des toms et la subtilité des cymbales de
Jones. L’alchimie du quartet est totale. Elle va permettre à
Coltrane de produire presque une quinzaine de disques absolument
magnifiques en à peine plus de cinq ans. Quand on sait qu’aujoud'hui
il faut presque trois ans entre chaque disque pour un groupe ou un
artiste confirmé....
Alors
j’ai pris celui-ci, au milieu de la quinzaine que je me suis
procuré, couvrant la période 1958-1965. Pour la pochette, sublime,
flou artistique, une teinte bleue profonde. Et puis la musique.
John
Coltrane entame avec de disque sa discographie au sein du label
Impulse, qui sera sa maison de disques jusqu' sa mort. C'est aussi le
premier album issu du quartet magique, issu de leurs toutes premières
session, le 11 juin 1962. Coltrane se sent investi d'une mission
artistique, celle d'écrire une musique dont l'âme serait capable de
retranscrire toute la ferveur mystique dont il est empreint. 1957 est
une année décisive pour le saxophoniste. Après des débuts
prometteurs et remarqués aux côtés de Thelonious Monk et Miles
Davis pour lequel il se révèle totalement, il flambe totalement sa
carrière et sa réputation par une consommation délirante d'alcool
et d'héroïne, poison qu'il découvrit à la fin des années 40. Il
découvre donc la spiritualité, et y trouve une paix intérieure
nouvelle qui le pousse à arrêter tous ses excès. Sa musique sera
alors une quête, celle d'y exprimer toute la ferveur que lui inspire
les religions, au sens large du terme, l'homme n'étant pas
foncièrement pratiquant dans l'une ou l'autre des confessions. Son
étourdissement proviendra donc uniquement de sa musique, qu'il
pratique avec une énergie confinant à l'obsession. Sa nouvelle
direction musicale provoque un choc au sein de la communauté Jazz.
Coltrane développe depuis Giant Steps ce
que la critique appellera ses « nappes de sons »,
c'est-à-dire de grandes accélérations de notes aux tonalités
orientales et hispaniques, éléments totalement inédits dans le
Jazz d'alors. Si une partie du public adhère, des concerts comme
ceux de l'Olympia à Paris en 1961 le verront se faire siffler. Avec
le recul, ces réactions semblent plutôt extrémistes, car Coltrane
conserva de son propre désir une grande variété dans son
répertoire, y compris dans des sonorités plus conventionnelles. Ses
improvisations furieuses ne faisaient donc pas l'objet de tous ses
albums, ce qui laissait au public un grand panorama musical. Son
génie s'exprime néanmoins particulièrement
bien sur ces grands espaces de liberté, où l'homme s'envole
littéralement.
Album
représentatif de cette nouvelle approche, Coltrane s'ouvre
sur « Out Of This
World », thème d'Harold Arlen . C'est une longue
pièce de plus de quatorze minutes, typique du style de Trane,
aérienne, mélancolique, soutenue par une rythmique cadencée et un
piano rythmique sobrement grave, laissant le saxophone de Trane
étourdir les sens. Les effets physiques sont immédiats. Une
sensation de bien-être vous emplit, apaisante, un peu douce-amère.
Un air doux souffle sur votre visage, celui de la rédemption. On y
voit autant défiler les paysages du Sud de la France ou de l'Espagne
que les grandes highways de Californie. Coltrane chercha ce voyage,
essentiellement intérieur. « Out
Of This World » est un prodige d'introspection sur un
mode cadencé et un swing d'enfer. Les roulements d'Elvin Jones sont
un délice de tous les instants, et le piano de McCoy Tyner est
totalement obsédant, jouant à l'infini sur le thème, accompagnant
les superbes improvisations de saxophone.
« Soul
Eyes » est un Blues moelleux, lent et délicat, de
facture plus classique, typique de ce que pouvait jouer Coltrane à
la fin des années 50. Il permet une respiration après l'imposante
lame de fond qu'est le premier morceau, et fait la transition avec
les deux thèmes suivants. « Inch
Worm » et « Tunji »
sont les deux premiers véritables enregistrements du quartet
Coltrane-Garrison-Tyner-Jones. Et l'on sent une véritable connexion
entre les quatre musiciens, une symbiose artistique totale, d'une
fluidité confinant au miracle. Trane l'espéra sans doute longtemps,
il touchait du doigt son but. « Tunji »
est de ces pièces mystérieuses, à la mélancolie profonde.
Mid-tempo dansant sur un thème de deux notes de piano seulement,
soutenu par la batterie percutante de Jones et la contrebasse
profonde de Garrison, le saxophone s'envole dans ses phrasés
magiques, chauds et envoûtants comme un regard dans le soir tombant
sur la médina de Fès. L'influence africaine, du Maghreb puis de
l'Afrique Centrale, sera majeure dans le travail de Coltrane, parti à
la recherche de ses origines lointaines. Ce besoin de comprendre le
passé des afro-américains était devenu une préoccupation pour
toutes la communauté, désireuse d'acquérir ses droits civiques
dans un pays fortement ségrégationniste. Les musiciens Jazz furent
à l'avant-garde de ce mouvement politique. Artistes précurseurs et
libres, ils étaient totalement dans l'incapacité morale de subir
plus longtemps le mépris racial dont ils faisaient l'objet depuis
l'enfance. Leur place prépondérante sur la scène musicale posait
problème, et remettait en cause le système.
Miles
Davis et John Coltrane conservèrent un immense respect mutuel malgré
le fait que le premier dut virer le second de son quintet. Preuve de
cette amitié intacte, Coltrane compose et interprète un thème
appelé « Mile's Mode »,
inspiré du style de Miles lorsque les deux hommes travaillaient
ensemble. On distingue surtout l'impact majeur du travail de Coltrane
sur celui de Davis, parfaitement reconnu par ce dernier. Il reconnut
en effet que l'embauche du saxophoniste dans son groupe propulsa sa
musique dans une autre dimension, totalement inespérée, au point
qu'il eut au début de la peine à croire ce qu'il entendait. Trane
sacrifia d'abord son talent, avant de le magnifier avec sa propre
musique, une fois sa santé recouvrée.
Coltrane
est un somptueux album. J'oserais presque dire, un parmi d'autres,
tant il est difficile de choisir parmi la discographie du musicien
entre 1958 et 1967. Mais ce premier album du mythique quartet est une
belle porte d'entrée, aux qualités majeures : cohésion,
improvisations inspirées, thèmes sublimes. La beauté de
l'interprétation, la richesse des jeux de chaque instrumentiste
étourdissent. Après une première période riche au sein du label
Atlantic, et un premier disque en concert définissant un son
nouveau, Live At Village Vanguard,
en 1961, Coltrane ouvre la voie à une phase de recherche musicale
Post-Bop qui aboutira à Love Supreme
en 1965.
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2 commentaires:
Chronique intéressante, comme d'habitude. Il y a cependant une grosse erreur : Bird était le surnom de Charlie Parker, celui de John Coltrane était Trane.
Amicalement.
Tout à fait raison, erreur corrigée
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