mardi 15 novembre 2016

JOHN COLTRANE 1962

 "Les notes tiennent puis se déforment, avant tomber en cascade ou en tourbillon, enivrantes."


JOHN COLTRANE : Coltrane 1962



La note. Ou plus exactement la pureté de la note. Il m’aura fallu du temps pour comprendre cela. Le Jazz m’a toujours un peu fait chier depuis que je suis gamin. Ces chanteuses qui en font des caisses, qui font des « babeloudadidou »pour faire swing, les big bands, ce Jazz flonflon, ou alors celui coincé du cul genre festival de Marciac, tout cela me gonfle. Il m’a fallu un jour jeté une oreille sur Bitches Brew de Miles Davis pour revoir un tant soit peu mon jugement. Et revenir au genre via le Rock progressif, celui de Soft Machine en particulier, puis les connexions avec le Jazz-Rock, Allan Holdsworth, Billy Cobham, Tony Williams, Jack Bruce... En fait, j’aimais cette virtuosité et cette liberté musicale totale, tout en y retrouvant l’électricité folle du Rock. Et puis un jour je tombai sur Olé de John Coltrane.


Coltrane.... là encore, une connexion avec Soft Machine. Et puis Magma, dont Christian Vander est un admirateur transi. Il faut savoir que le batteur parisien s'enferma dans son petit appartement avec un électrophone et un piano, et n'écouta que du Coltrane pendant cinq années. Il ne sortait que pour s'acheter du pain, du fromage, et les albums du saxophoniste qui lui manquait. La mort du musicien en 1967 le traumatisa à un tel point qu'il voulut se laisser mourir, avant que, dan un état second de fatigue et de faim, il eut la révélation de créer sa propre musique, inspirée de l'oeuvre de Coltrane. Je n’ai pas trop compris au début, car si l’on se penche sur la période Prestige, voir même sa collaboration avec Davis dans les années 50, on trouve un Hard-Bop novateur, mais de facture assez classique, des morceaux plutôt courts, et une tonalité typique de cette époque. Pas de quoi m’emballer. Olé, ce fut autre chose : les influences arabisantes, les longues improvisations d’une dzaine de minutes, et surtout cette sensation de voyager totalement en écoutant de la musique. Ce que je ressentais en écoutant les longues jams de Soft Machine en concert en 1970-1971, je le retrouvai décupler ici, et en l’absence de toute électricité.


Alors en quête de recherche musicale, je me plongeai dans la discographie de Coltrane à la suite de ce fameux Olé, les années Impulse, celles du quartet avec Elvin Jones à la batterie, Jimmy Garrison à la contrebasse, et McCoy Tyner au piano. Le Trane se lance dans une quête éperdue de sens dans sa vie et de sa musique. Il explore, casse les codes du Jazz, et aboutira après 1965 à ce que l’on appellera le Free-Jazz. Pour l’heure on est dans ce que l’on appelle le Jazz modal et le Post-Bop, un truc dans le genre. IL se lance dans l’expérimentation rythmique et instrumentale, et produire une musique qui s’écoute et qui fait vibrer l’âme. Elle est la bande-son d’un film imaginaire, celui de nos existences, de nos rêves et de nos déceptions. C’est une musique puissante et riche, mais que finalement peu de jazzmen arriveront à faire vivre à ce point. Il y en eut en fait que deux : Coltrane et Davis.


Coltrane est pour moi celui qui sut insuffler le plus d’âme à sa musique. La pureté de son jeu de saxophone et de clarinette est époustouflant. Les notes tiennent puis se déforment, avant tomber en cascade ou en tourbillon, enivrantes. Ses comparses sont absolument indispensables : la contrebasse puissante et menaçante de Garrison, le piano mélancolique et rythmique de Tyner, l’épaisseur du son des toms et la subtilité des cymbales de Jones. L’alchimie du quartet est totale. Elle va permettre à Coltrane de produire presque une quinzaine de disques absolument magnifiques en à peine plus de cinq ans. Quand on sait qu’aujoud'hui il faut presque trois ans entre chaque disque pour un groupe ou un artiste confirmé....


Alors j’ai pris celui-ci, au milieu de la quinzaine que je me suis procuré, couvrant la période 1958-1965. Pour la pochette, sublime, flou artistique, une teinte bleue profonde. Et puis la musique.


John Coltrane entame avec de disque sa discographie au sein du label Impulse, qui sera sa maison de disques jusqu' sa mort. C'est aussi le premier album issu du quartet magique, issu de leurs toutes premières session, le 11 juin 1962. Coltrane se sent investi d'une mission artistique, celle d'écrire une musique dont l'âme serait capable de retranscrire toute la ferveur mystique dont il est empreint. 1957 est une année décisive pour le saxophoniste. Après des débuts prometteurs et remarqués aux côtés de Thelonious Monk et Miles Davis pour lequel il se révèle totalement, il flambe totalement sa carrière et sa réputation par une consommation délirante d'alcool et d'héroïne, poison qu'il découvrit à la fin des années 40. Il découvre donc la spiritualité, et y trouve une paix intérieure nouvelle qui le pousse à arrêter tous ses excès. Sa musique sera alors une quête, celle d'y exprimer toute la ferveur que lui inspire les religions, au sens large du terme, l'homme n'étant pas foncièrement pratiquant dans l'une ou l'autre des confessions. Son étourdissement proviendra donc uniquement de sa musique, qu'il pratique avec une énergie confinant à l'obsession. Sa nouvelle direction musicale provoque un choc au sein de la communauté Jazz. Coltrane développe depuis Giant Steps ce que la critique appellera ses « nappes de sons », c'est-à-dire de grandes accélérations de notes aux tonalités orientales et hispaniques, éléments totalement inédits dans le Jazz d'alors. Si une partie du public adhère, des concerts comme ceux de l'Olympia à Paris en 1961 le verront se faire siffler. Avec le recul, ces réactions semblent plutôt extrémistes, car Coltrane conserva de son propre désir une grande variété dans son répertoire, y compris dans des sonorités plus conventionnelles. Ses improvisations furieuses ne faisaient donc pas l'objet de tous ses albums, ce qui laissait au public un grand panorama musical. Son génie s'exprime néanmoins particulièrement bien sur ces grands espaces de liberté, où l'homme s'envole littéralement.


Album représentatif de cette nouvelle approche, Coltrane s'ouvre sur « Out Of This World », thème d'Harold Arlen . C'est une longue pièce de plus de quatorze minutes, typique du style de Trane, aérienne, mélancolique, soutenue par une rythmique cadencée et un piano rythmique sobrement grave, laissant le saxophone de Trane étourdir les sens. Les effets physiques sont immédiats. Une sensation de bien-être vous emplit, apaisante, un peu douce-amère. Un air doux souffle sur votre visage, celui de la rédemption. On y voit autant défiler les paysages du Sud de la France ou de l'Espagne que les grandes highways de Californie. Coltrane chercha ce voyage, essentiellement intérieur. « Out Of This World » est un prodige d'introspection sur un mode cadencé et un swing d'enfer. Les roulements d'Elvin Jones sont un délice de tous les instants, et le piano de McCoy Tyner est totalement obsédant, jouant à l'infini sur le thème, accompagnant les superbes improvisations de saxophone.


« Soul Eyes » est un Blues moelleux, lent et délicat, de facture plus classique, typique de ce que pouvait jouer Coltrane à la fin des années 50. Il permet une respiration après l'imposante lame de fond qu'est le premier morceau, et fait la transition avec les deux thèmes suivants. « Inch Worm » et « Tunji » sont les deux premiers véritables enregistrements du quartet Coltrane-Garrison-Tyner-Jones. Et l'on sent une véritable connexion entre les quatre musiciens, une symbiose artistique totale, d'une fluidité confinant au miracle. Trane l'espéra sans doute longtemps, il touchait du doigt son but. « Tunji » est de ces pièces mystérieuses, à la mélancolie profonde. Mid-tempo dansant sur un thème de deux notes de piano seulement, soutenu par la batterie percutante de Jones et la contrebasse profonde de Garrison, le saxophone s'envole dans ses phrasés magiques, chauds et envoûtants comme un regard dans le soir tombant sur la médina de Fès. L'influence africaine, du Maghreb puis de l'Afrique Centrale, sera majeure dans le travail de Coltrane, parti à la recherche de ses origines lointaines. Ce besoin de comprendre le passé des afro-américains était devenu une préoccupation pour toutes la communauté, désireuse d'acquérir ses droits civiques dans un pays fortement ségrégationniste. Les musiciens Jazz furent à l'avant-garde de ce mouvement politique. Artistes précurseurs et libres, ils étaient totalement dans l'incapacité morale de subir plus longtemps le mépris racial dont ils faisaient l'objet depuis l'enfance. Leur place prépondérante sur la scène musicale posait problème, et remettait en cause le système.


Miles Davis et John Coltrane conservèrent un immense respect mutuel malgré le fait que le premier dut virer le second de son quintet. Preuve de cette amitié intacte, Coltrane compose et interprète un thème appelé « Mile's Mode », inspiré du style de Miles lorsque les deux hommes travaillaient ensemble. On distingue surtout l'impact majeur du travail de Coltrane sur celui de Davis, parfaitement reconnu par ce dernier. Il reconnut en effet que l'embauche du saxophoniste dans son groupe propulsa sa musique dans une autre dimension, totalement inespérée, au point qu'il eut au début de la peine à croire ce qu'il entendait. Trane sacrifia d'abord son talent, avant de le magnifier avec sa propre musique, une fois sa santé recouvrée.


Coltrane est un somptueux album. J'oserais presque dire, un parmi d'autres, tant il est difficile de choisir parmi la discographie du musicien entre 1958 et 1967. Mais ce premier album du mythique quartet est une belle porte d'entrée, aux qualités majeures : cohésion, improvisations inspirées, thèmes sublimes. La beauté de l'interprétation, la richesse des jeux de chaque instrumentiste étourdissent. Après une première période riche au sein du label Atlantic, et un premier disque en concert définissant un son nouveau, Live At Village Vanguard, en 1961, Coltrane ouvre la voie à une phase de recherche musicale Post-Bop qui aboutira à Love Supreme en 1965.

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2 commentaires:

Anonyme a dit…

Chronique intéressante, comme d'habitude. Il y a cependant une grosse erreur : Bird était le surnom de Charlie Parker, celui de John Coltrane était Trane.
Amicalement.

Julien Deléglise a dit…

Tout à fait raison, erreur corrigée