"Le
vieillard postier avec sa charrette s'en va à travers la campagne."
THE
MARSHALS : Les Courrier Sessions 2016
Le
Rock français a toujours eu du mal à retranscrire avec sincérité
l'âme du Blues. Comment pouvait-on décemment comparé Paris ou Lyon
à Detroit, Chicago, New York, ou même Birmingham ? Il y avait
toujours cet arrière-goût de saucisson et de camembert qui gâchait
la musique. Quelques rares exceptions surent le faire, comme Little
Bob Story, du Havre. Mais le Blues en France reste un truc exotique,
une musique de nègres suant dans sa veste à paillettes, avec une
grosse voix rabotée par le tabac et le whisky, jouant dans des
festivals de sexagénaires cherchant le frisson de l'Amérique
lointaine et fantasmée.
Moulins,
dans l'Allier. La capitale des Ducs de Bourbon est comme de très
nombreuses petites villes de province, bloquée dans le passé entre
ses industries fermées et sa ruralité s'évaporant avec la
disparition des exploitations. Comme Autun, Nevers, ou Digoin, leurs
populations vieillissent et déclinent, ne survivant que grâce à
quelques petites entreprises locales, un peu d'artisanat. La jeunesse
a fui ces déserts sans emploi, poursuivant études et vies
professionnelles dans les grandes agglomérations largement
desservies par les trains et les autoroutes. Tout ce qui est à plus
d'une heure de route de Paris, Lyon, Bordeaux ou Marseille peut
crever tranquillement.
La
musique Rock, déjà mal en point après la prise de pouvoir sans
partage de l'électro-pop faisandée, ne survit que par les noyaux
d'amateurs branchés, ceux-là même qui furent exécuter au Bataclan
lors du concert des Eagles Of Death-Metal. Le Rock devient comme le
Blues ou le Jazz : une affaire d'esthètes et d'amateurs
éclairés. Car désormais, pour écouter du Rock, il faut chercher,
les médias n'en servent plus directement à la radio ou sur les
réseaux sociaux. S'exclure de ces grands centres culturels
névralgiques, c'est se couper définitivement du monde. Le Rock en
province était déjà un truc abstrait à l'époque où il occupait
les grandes salles de concert parisiennes, alors aujourd'hui où il
se réduit à une poignée de survivants sexagénaires….
Mes
souvenirs de Moulins ne sont pas des plus impérissables. J'ai
toujours traversé cette ville dans la grisaille humide ou la nuit
hivernale, à travers de grandes rues semi-désertes. Cette vision a
toujours été pour moi un choc profond. Si le Rock se vit dans les
grandes agglomérations, l'âme de la révolte sourde dans ces cités
à l'abandon, terrifiante d'ennui. Sortes de vestiges romantiques du
siècle passé, elles portent les stigmates de la misère grouillante
derrière les images d'une campagne champêtre et insouciante. Le
Blues de Detroit, de Chicago, ou de Akron est ici, à Nevers, à
Moulins, à Autun, pas à Paris. Le Rock le plus âpre de France vint
de la pétrochimie du Havre et de la sidérurgie lyonnaise :
Little Bob Story, Ganafoul….. un Rock fier, prolo, revêche. Le
meilleur Rock vient désormais de la province de l'oubli, au plus
près des ruines des Trente Glorieuses.
Autun
m'avait offert sur un plateau et sous la pluie le duo Yellow Town
from Nevers, voici The Marshals de Moulins. Yellow Town mêlant la
nature luxuriante du Morvan aux paysages des grands espaces
américains, ceux décrits par Neil Young. The Marshals explore le
Blues-Rock poussiéreux des cités industrielles à l'abandon. Tout
ceux qui en France s'aventurèrent à se frotter de trop près aux
grands maîtres du Blues-Rock ne purent qu'avoir l'air idiot en
forçant le trait de la douleur surjouée. The Marshals a réussi un
exploit rare.
Le
trio est composé de Laurent Siguret à l'harmonica, Thomas Duchézeau
à la batterie et de Julien Robalo à la guitare et au chant. Les
trois sont secondés par Mike Chassaing, boss du label Freemounts
Records, au tambourin. Ils déroulent depuis quatre albums un mélange
âcre de Creedence Clearwater Revival, de John Lee Hooker, et de
Georges Thorogood. L'influence majeure dans l'interprétation sont
les premiers albums Blues des Black Keys et des White Stripes. Le
timbre rappelle d'ailleurs beaucoup Dan Auerbach. Mais les réduire à
ces deux groupes récents est une erreur majeure. Les racines de ce
Blues-Rock va chercher au-delà, celles du Blues électrique des
années 60. Il y a la fois cette volonté de coller à l'authenticité
tout en cherchant à exprimer quelque chose de tout à fait européen.
Finalement, il n'y a qu'un seul vrai bémol : cette voix passée
par un filtre saturé, qui n'apporte rien. Elle a suffisamment d'âme
et de consistance pour se suffire à elle même.
Pour
ma part, la plus belle similitude musicale est à chercher du côté
du premier album des Groundhogs, Scratching The Surface. On
retrouve ce son électrique imprégné de bayou de Louisiane, et
cette virulence inhérente aux petits blancs de Grande-Bretagne comme
de France.
Moulins
a irrémédiablement injecté une amertume unique dans la musique des
Marshals, parfaitement restranscrite par la belle pochette. Cette
ancestrale photo de carte postale montrant un facteur de province du
début du vingtième siècle insiste sur cette dimension de
prospérité et de douceur de vivre perdues. Le premier morceau en
dit long sur l'amertume qui se dégage : « I Gave My
Wallet To The Poor ». J'ai filé mon portefeuille à un
pauvre…. Réaction spontanée à cette misère rampante qui
gangrène le pays, des villes à la campagne. Le clodo de Paris aura
au moins droit à son petit passage sur TF1 rubrique « appeler le
115 ». Mais le petit vieux dans sa bicoque sans chauffage dans
un hameau au fin fond de l'Allier…. Peut crever celui-là… trop
loin.
Comme
une évocation de bon vieux temps perdu : « Good Old
Days ». C'est un Mojo Blues vigoureux et culbuté, qui sent bon
la jolie fille sur la banquette arrière. Mais tout cela n'est qu'un
cliché trop vite téléphoné. Après un gargantuesque solo
d'harmonica, le morceau s'enfonce dans un spleen dantesque,
granitique. Quelques accords Blues d'une mélancolie affolante
s'égrènent. Le coeur est transpercée, les images se succèdent :
la route, les prairies boueuses, les voies de chemin de fer et les
grands hangars à l'abandon, la vitrine du bistro ouvrier
définitivement fermée, toute cette vie qui fout le camp dans
l'indifférence générale.
Et
parce que ça ne suffisait pas, The Marshals tend la bonne perche au
bon moment avec une superbe reprise du « Folsom Prison Blues »
de Johnny Cash. Un homme noir tape sur un rocher avec une masse, les
fers au pied. Folsom Prison Blues. La taule, sortir de la misère
après les erreurs, que ne pardonnent jamais la société, qui en a
tant à se faire pardonner désormais. L'homme blanc, pantalon de
treillis, tee-shirt kaki, le poil court, la barbiche, bedonnant à
cause du pastis bon marché, fend des bouts de bois récupérés pour
se chauffer : Moulins Prison Blues ? Misère agricole,
campagne en berne.
« Six
Feet Tall » claque le Boogie sans vergogne. Une clope, un
whisky. Le parapet du pont, la rivière qui coule, dégageant son
nuage d'écume glacée….. No Regret. Le Pont sur L'Allier à
Moulins, foutu monument historique que personne ne vient voir, mais
qu'un brave fonctionnaire a décidé qu'il y avait autre que la Tour
Eiffel dans la vie….Un homme d'un autre monde, à ne pas en douter.
Les
papillons de nuit volent sur l'eau à la nuit tombée. Il fait chaud
en ce mois de juillet. Sur l'Allier, ils volent encore en masse dans
l'obscurité, virevoltant dans la lumière pâle des lampadaires. Un
beat stomp, épais, brutal, puissant, comme une hache sur le billot.
C'est un sacré voyage….Sacré Blues, d'une densité miraculeuse,
sentant le marécage. C'est d'ailleurs une « Long Night ».
Morceau suivant, une longue nuit. Blues râpeux et vicelard, il
apporte une pointe de lumière dans le bourbier.
« Something
To Hide » vient sonner les troupes. Un épais Blues-Rock
rugueux et sans pitié. Trois minutes d'énergie du désespoir, avant
d'appréhender le monument du disque : « Something To
Hide ». Un Blues swamp collant aux basques, possédé par le
démon du Bayou. Ca rampe dans les étangs de plaine de l'Allier, ça
grogne comme la Vouivre. Ca sent l'herbe pourrie et le champignon de
forêt. La mélancolie traîne sur presque sept minutes, voodoo
possédé.
Il
se répercute sur « Keep My Gold ». Garde le pognon de
mémé, babe. Ce dernier Blues catharsitique est diabolique. C'est un
mantra, une possession. Difficile d'être maître. Le tempo est
presque africain, Blues rugueux et squelettique. Il se réveille par
une merveille de solo de guitare claptonien, dont ce disque en est
que trop eu dépourvu. Robalo en a sous la planche et c'est du
sacrément bon travail.
Le
vieillard postier avec sa charrette s'en va à travers la campagne.
Peut-être reviendra-t-il lorsque la pire des bourgeoisies
conservatrices sera de nouveau en place ? Il faudra alors à
nouveau crever au boulot, comme il y a deux cent ans. Et nos aînés
se retourneront dans leurs tombes devant une telle connerie. Mais les
ancêtres noirs pourront être fiers du Blues de Moulins. Une lumière
pâle éclaire pourtant le marais : le Blues en France existe,
et il est magnifique.
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