"J'en
ai dix, nous sommes en 1989, et mes parents m'ont offert mon premier
poste radio-cassette."
TELEPHONE :
Téléphone 1977
Je
reviens de l'Auditorium, magasin de disques de Lons-Le-Saunier, dans
le Jura, accompagné de mon père. Dans ma main, je tiens fébrilement
une cassette audio encore emballée de son plastique. Je suis allé
la chercher après l'avoir commandé, le magasin ne l'ayant pas en
stock. Je viens de plonger dans le grand bain de la Rock Music à
peine âgé de sept ans. J'en ai dix, nous sommes en 1989, et mes
parents m'ont offert mon premier poste radio-cassette. Ils ont tenté
de me faire plaisir en m'achetant quelques cassettes susceptibles me
faire plaisir : l'album en duo de Chet Atkins avec Mark
Knopfler, trop Country, et New Flame de Simply Red, juste
parce que ma mère a confondu ces derniers avec Simple Minds.
J'écoutais sur le baladeur piqué à ma sœur, ou sur sa chaîne
quand elle n'est pas là, ses cassettes à elle : Dire Straits,
Police, Street Fighting Years de Simple Minds, et puis Un
Autre Monde de Téléphone, mon premier vrai choc. Je me
passionne pour ce groupe, je les trouve attachants, drôles, vifs,
espiègles, pas Rock stars pour un sou. Et j'aime la dynamique de
leur musique, solidement ancré dans celle des Who et des Rolling
Stones, que je ne connais pas encore. Je suis tous les reportages
télévisés, et me procure même l'un des premiers livres sur le
groupe avec son 45 tours flexi dans une brocante. Je veux tout
savoir, je les adore.
Je
ne connais pourtant pas bien leurs disques. Sans passer par la case
best-of, et parce que j'ai été impressionné par des images du
groupe au Festival de Fourvière en 1978. Dans un halo de lumière
rouge orangée, Aubert, portant blouson de cuir et lunettes noirs
d'alpiniste, fait gargouiller la wah-wah dans une atmosphère d'une
tension d'angoisse vertigineuse. J'achète leur premier album avec
mon premier argent de poche. Je suis particulièrement intéressé
par la chanson « Métro, C'est Trop », son atmosphère
urbaine et étouffante, dont j'ai également découvert le clip vidéo
filmé dans une rame du métro parisien, caméra à l'épaule. J'ai
donc passé commande de la précieuse bande magnétique au magasin le
plus proche, devant un vendeur médusé de voir un gamin lui
commander un album de 1977. Rentré à la maison, je ferme la porte
de ma chambre, défait la cellophane, et enclenche la cassette dans
mon poste tout neuf. Et quel plaisir cette première écoute fut.
Téléphone
est un quatuor de quatre jeunes musiciens d'origine parisienne fondé
en novembre 1976 : Jean-Louis Aubert à la guitare et au chant,
Louis Bertignac à la guitare, Richard Kolinka à la batterie, et
Corine Marienneau à la basse. Ils ont à peu près vingt-cinq ans,
ce qui n'est au final pas si jeune pour la moyenne des groupes
anglo-saxons de la même époque. Ils sont pourtant bien plus jeunes
que celle des musiciens français, tous ayant largement tapé dans la
trentaine depuis longtemps.
Les
quatre musiciens ont pourtant bourlingué depuis le début des années
70, jouant dans de petits groupes amateurs avant de saisir quelques
belles opportunités grâce à des amis communs : Valérie
Lagrange, Jacques Higelin et même Shakin Street. Il se passe
pourtant quelque chose de spécial dès que ces quatre-là décident
de jouer ensemble, dix jours avant un concert au Centre Américain en
novembre 1976. Tout est en place presque par alchimie, sans trop
savoir pourquoi. Bertignac à jouer avec Corine Marienneau, qui est
par ailleurs sa compagne, il a également taper le bœuf avec Aubert.
Quant à ce dernier, il a joué dans le groupe de Kolinka, Semolina.
Mais c'est la première fois qu'ils sont les quatre ensemble dans une
pièce, à jouer ensemble. Et tout se met en place instinctivement,
des instruments au positionnement sur la scène. Aubert a déjà
quelques bribes de chansons comme « Hygiaphone », « Metro
C'est Trop » et « Sur la Route », dont certaines
remontent à 1974. Elles prennent vie instantanément grâce à
l'apport de Bertignac, Kolinka et Marienneau.
Le
nom « Téléphone » sera trouvé quelques semaines après
ce premier concert, dans le but de posséder un patronyme plus facile
à prononcer que « ! », leur première idée. Le mot
« Téléphone » se retrouve dans plusieurs paroles
d'Aubert, il est facile à mémoriser, et il est alors le principal
moyen de communication de l'époque. Le quatuor enchaîne
progressivement les concerts, trimballant hommes et matériel dans la
4L fourgonnette de Louis Bertignac. Téléphone se débrouille seul,
avec comme unique soutien un copain comme manager : François
Ravard. Il les fait jouer partout : les bals, les universités,
les MJC… n'hésitant pas à mentir sur la réelle teneur musicale
de la formation. Il connaît la magie immédiate de Téléphone, qui
effacera instantanément sur place le malentendu.
Ils
publient par eux-même un quarante-cinq tours de deux titres captés
en direct sur la scène du club Gibus à Paris en mars 1977. D'abord
vendu avec une pochette blanche sur laquelle les musiciens apposent
un tampon lors de la vente après le concert, il va être réédité
deux fois pour atteindre 30000 ventes. Cela est suffisant pour
intéresser un grand label. Téléphone a des amis dans le business
musicale français, dont les conseils précieux leur évitent les
écueils habituels du système des maisons de disques. Ils s'amusent
avec les nababs lors de dîners, les mettent en concurrence. Et ils
peuvent se le permettre : ils arrivent avec leur public, et un
disque auto-produit vendu artisanalement à plusieurs dizaines de
milliers d'exemplaires. Le potentiel est donc énorme pour un label.
Téléphone n'a par contre besoin de ces derniers que pour diffuser
ses albums, le reste étant déjà fait. Rock'N'Folk et Best les
soutiennent depuis leurs premiers mois d'existence, même la presse
régionale est enthousiaste.
Ce
n'est qu'en novembre 1977 que ce premier album est enregistré. Les
répétitions auront lieu aux studios Pathé-Marconi à Paris, à côté de celui des Rolling Stones. Puis la prise de son se fera en Grande-Bretagne, avec
le producteur d'Elvis Costello et Wire : Mike Thorne. Téléphone
n'aura donc pas un son aigrelet et variété, mais bien un vrai son
Rock digne des groupes anglo-saxons. Afin d'être prêts, les quatre
répètent un répertoire archi-connu durant dix jours avant d'entrer
en studio et garder toute la fraîcheur de l'interprétation sans
passer par des dizaines de prises et d'overdubs.
Si
Un Autre Monde m'avait ouvert aux mélodies Rock, Téléphone
me fait rentrer de plein pied dans le son Rock idéal : le son
rugueux des guitares hérité du Blues anglais. Il n'y avait
assurément pas tout cela dans les bacs de l'Auditorium, envahi de
variété française et internationale à base de synthétiseurs et
de Fairlights. Lorsque j'ai découvert ce disque, Téléphone s'était
séparé en 1986 dans une certaine tension. Il ne restait rien du
Rock des années 70. Le synthétiseur et les sonorités Funky avaient
des ravages, et tous s'étaient perdus dans un bourbier sonore sans
âme, gouverné par le clip et les majors du disque surpuissantes.
Qu'un gamin comme moi s'intéresse à ce vieux disque avait de quoi
étonner, d'autant plus que le seul témoignage de ce premier album
sur les multiples compilations de Téléphone était « Hygiaphone ».
Le reste était mis de côté, presque gênant, avec ses paroles
naïves et ses sonorités Rock sans concession.
Ce
disque ne m'a plus jamais quitté, et possède une place spéciale
dans le panthéon des grands disques de ma vie. Il est la porte
ouverte vers le Rock agressif anglais des années 70 : Hendrix,
Who, Led Zeppelin… Les chansons sont puissantes, parfaitement
maîtrisées et dotées d'une joie de jouer absolument communicative.
Les textes, aussi simplistes puissent-ils être, ont une force
indéniable. Ils évoquent un besoin de liberté féroce, une envie
de ne pas se laisser bouffer par la morosité du quotidien. Les
thèmes sont parfois sombres : « Téléphomme »
évoque la solitude, « Métro C'est Trop » la grande
machine à broyer de la ville, « Flipper », les
difficultés de la vie.
Les
grands moments musicaux sont aussi légions. Ainsi, après un
« Anna » court et puissant, « Sur la Route »
est une ode Blues à la fuite sur le bitume. Bertignac brode le
morceau de slide typiquement Stonienne. C'est un Boogie, héritier
des Rolling Stones, de Jeff Beck Group et Status Quo. « Téléphomme »
impose une lente montée en tension qui éclate par un long solo de
Bertignac fulgurant de virtuosité et de feeling, quelque chose que
seul Magma avait réussi à atteindre en France, dans un registre
différent. « Métro C'est Trop » impose une longue
cavalcade lugubre dans les couloirs sombres du transport en commun,
encore une fois enluminée de la slide de Bertignac et d'accords
acides matraqués à la wah-wah par Aubert. Enfin, « Flipper »
achève ce disque avec un riff dantesque et une odyssée électrique
de six minutes sur la vie d'un homme comparé aux trois balles d'une
partie de flipper.
Trois
chansons électriques fulgurantes brillent par leur concision et leur
force mélodique : « Dans Ton Lit », « Hygiaphone »
avec son riff Chuck Berry, et « Prends Ce Que Tu Veux »,
avec sa coda furieuse. « Le Vaudou Est Toujours Debout »
est un petit ovni, un concentré d'agressivité totale de deux
petites minutes, avec un riff obsédant et des paroles énigmatiques.
Son efficacité et son aura noire rejoignent la densité de
« Téléphomme » et de « Métro C'est Trop ».
C'est par ces trois chansons que je vais découvrir la sensation du
spleen de l'homme blanc, ce truc si particulier qui ne vit que par le
Rock et dans le coeur des gamins européens de la classe moyenne.
C'est un vertige, une réaction animale face à l'abysse de la
complexité de la société, ses injustices, et le poids de ses
incohérences. A dix ans, ce truc venait de me percuter de plein
fouet. J'écoutais une musique qui exprimait quelque chose de fort.
Même les paroles d'Aubert, décrites comme naïves, possédaient
cette force d'expression. Avec des mots simples, des images modernes
du quotidien, il avait réussi à traduire pour un gamin que j'étais
ce qu'était véritablement le monde des adultes.
L'album
ne me quittera plus, et sera rejoint par tous les autres, qui
représentent les étapes d'une vie comme celles des quatre musiciens
de Téléphone, perdant peu à peu leurs illusions de jeunesse face à
la violence du monde. Téléphone sera le Led Zeppelin français, ce
groupe à l'existence et à la production discographique parfaite,
toujours immaculées malgré le temps et les tentatives de
reformation.
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