"L’écho…
voilà tout un univers."
JOHN
MARTYN : Live
At Leeds
1975
Peu
à peu, le silence se fait. Les derniers applaudissements d’ouverture
s’éteignent doucement dans la salle. John Martyn se saisit de sa
guitare acoustique, dotée de son micro. Il allume ses pédales
d’effet, dont l’échoplex, nouvelle trouvaille qu’il a
développé sur son instrument bricolé. A ses côtés se tiennent le
contrebassiste Danny Thompson, et le batteur John Stevens. Le trio
tourne depuis de nombreux mois pour promouvoir le dernier disque de
Martyn : Sunday’s
Child.
Quelques concerts ont vu participer l’ancien guitariste de Free,
Paul Kossoff. Paré de
sa Gibson Les Paul, ce dernier est venu entremêler sa guitare
électrique avec l’acoustique de Martyn. Ce sera la seconde fois,
après une session commune en août 1971 où les deux musiciens
capteront un morceau instrumental, « Time Spent, Time Away »,
pour le premier disque solo de Kossoff en rupture de Free, Back
Street Crawler.
Cet
enregistrement aura des conséquences profondes sur la musique de
Martyn, qui approchera son Folk d’une manière totalement unique.
Son chant, d’abord, s’approchera de celui d’un saxophone ténor,
inspiré de John Coltrane. Et le son de sa guitare acoustique
s’éloignera de plus en plus de ses sonorités originelles pour
s’aventurer dans
des
horizons électriques rêveurs, à mille lieues du Blues et du Folk
anglais de la fin des années 60. Le succès de l’album Solid
Air,
paru en 1973, vient confirmer que son audace paye. Le disque suivant,
Inside
Out,
s’aventure plus largement dans les horizons Jazz Progressif,
et Martyn perd une partie de son public, davantage attiré par les
chansons que par son brio instrumental. Sunday’s
Child
tentera de retrouver cet équilibre entre chansons et
expérimentations, mais il est trop tard, le succès commercial
stagne. Néanmoins, l’homme s’est installé dans le paysage
musical comme un musicien original, et gardera un public fidèle qui
lui permettra de conserver des ventes significatives, faisant de
chacun de ses disques un petit évènement.
En
1975, John Martyn est un homme en déroute. Si sa tournée se déroule
bien, que les salles sont pleines et que les ventes de son disque
semblent confirmer son statut d’artiste installé, il commence à
perdre pied. Martyn est un homme torturé par une douleur profonde,
une sensibilité qui lui brûle l’âme depuis de longues années.
Difficile d’expliquer les raisons de ce mal-être profond, mais
force est de constater qu’il sera à l’origine de nombreux échecs
dans sa vie personnelle comme de ses plus grandes réussites
musicales.
Même
s’il
ne divorcera qu’au début des années 80, Martyn connaît une vie
sentimentale erratique. Lui qui fonda beaucoup d’espoir dans sa
famille avec sa femme Beverley, il se montre vite mal à l’aise
avec cet apparent bonheur conjugal. Il publie deux disques avec sa
compagne en 1970, deux réussites artistiques totales, mais
uniquement portées par le génie de Martyn. Il s’affiche en
couple, avec ses enfants, paisible musicien Folk, épanoui par cette
nouvelle vie de famille après quelques années à errer dans le
monde des clubs Folk et Blues de Londres. Ce bonheur bucolique de
façade est, comme pour beaucoup d’entre nous, une sorte d’absolu
de vie idéale, aboutissement
de l’homme moderne à la recherche de sens dans sa vie. La session
avec Paul Kossoff le ramène rapidement à la réalité. John Martyn
est un homme torturé par un malaise viscéral. Il a soif de liberté,
il
veut se
sentir indépendant, sans attache, mais toujours à la recherche d’un
bonheur rêvé, d’une plénitude qu’il n’obtiendra que par sa
musique. Son cerveau n’obtient de répit que dans ces instants
magiques où elle
transcende toutes ses émotions les plus contradictoires, et où il
feule la douleur, par sa voix éraillée et douce, autant que par les
accords magiques de sa guitare gorgée d’échoplex.
L’écho…
voilà tout un univers. Nombreux sont les musiciens qui recherchèrent
une raison à leur existence par cette référence à l’écho, à
l’espace, qu’il soit intersidéral ou empreint de nature sauvage.
Pink Floyd, Hawkwind, King Crimson, Yes,… tous ont cherché une
raison d’espérer dans cette recherche désespérée d’un univers
plus vaste, plus ouvert, plus planant aussi. Le simple plaisir de
respirer l’air pur, profiter du silence, immobile, devant de
grandes étendues sauvages, se mouvoir en de grands gestes simples et
lents, portés par le temps qui passe, un espace à mille lieues de
la folie urbaine du monde moderne et de son étroitesse d’esprit,
tout cela fut une obsession. John Martyn l’imprégna d’une fuite
en avant d’homme torturé par les incertitudes de ses attentes en
ce bas-monde.
A
partir de 1973, il va consommer de manière plus ou moins intensive
drogues et alcool, et jouer encore et encore, en quête de sens à
son existence, cherchant le pourquoi de cette mélancolie qui le
hante. Inutile de dire que sa vie conjugale en pâtira sévèrement.
Mais Martyn a besoin de trouver une réponse, et il va chercher,
guitare à la main, composant de nouveaux morceaux, et ratissant son
répertoire, le dotant de cette nouvelle âme qui est la sienne en ce
milieu de décennie.
Cette
volonté aventureuse va même le conduire à enregistrer son premier
disque en public lui-même, et à
le diffuser lui-même par correspondance. Enregistré en octobre 1975
à l’université de Leeds, Martyn va l’habiller d’une pochette
de carton blanche avec un logo en forme de tampon, référence à un
autre Live
At Leeds
célèbre, celui des Who en 1970. Ainsi, les fans pourront se
procurer l’album via une adresse postale, et moyennant quelques
livres, obtiendront le disque numéroté et dédicacé. Rapidement,
devant les très bonnes ventes de l’édition « maison »,
Island, la maison de disque de Martyn, en diffusera une parution
officielle.
Ce
que ce disque révèle a deux facettes : d’abord, la musique
captée sur les albums Solid
Air
et Inside
Out
n’est pas le fruit de traficotage de studio, mais est bien le
résultat de sessions entre musiciens. D’autre part, cette musique
peut être jouée sur scène, et même développée en de superbes
improvisations largement à la hauteur de ses pendants studios. Live
At Leeds,
c’est cela. Rêverie cosmique interprétée sur les planches d’une
modeste université du Nord-Ouest de l’Angleterre, elle projette
l’auditeur dans un monde parallèle de vents, de falaises
rocheuses, et de ciels étoilés aux couleurs étranges. Quelques pas
sur le sable gris d’une plage des côtes de Manche, le soleil se
couchant en une forme d’aurore boréale, illuminant d’un vert
profond les façades abruptes des grands murs calcaires, torturés
par les éléments.
« Outside
In » est une longue divagation Jazz-Folk progressive, sorte de
faux départ permanent, ondulant sous le vent. La contrebasse, les
cymbales et la guitare gorgée d’échoplex se répondent
successivement, puis
se fondent
en harmonie, de longues minutes durant, avant que Martyn ne souffle
quelques vers désabusés, Soul désemparée. Les feuilles ondulent
dans le soleil d’automne, et l’air réchauffé par les derniers
rayons de l’été vient emplir le cœur lourd d’une mélancolie
inexplicable.
« Solid
Air » est d’une beauté transcendentale. Pétrie d’une
mélancolie et d’une amertume viscérale, cette version surpasse en
puissance émotionnelle la pourtant magnifique version studio.Ce
morceau était dédié à son ami Nick Drake, guitariste-chanteur
surdoué mais à la carrière erratique. Le jeune homme sombre dans
la dépression et les drogues, gâchant son splendide talent. Martyn
lui rend hommage, à sa musique et à son amitié, l’exhortant de
sortir de son mutisme noir. Malheureusement, Drake s’éteindra à
26 ans en 1974, laissant derrière lui trois sublimes albums à la
grâce intacte. Un an plus tard, Martyn lui rend hommage avec cette
version, la douleur de la perte inestimable en plus. Il y flotte une
bise glaciale d’automne, triste comme l’été qui se
meurt. « Bless The Weather » possède cette même
âme tourmentée, superbe retranscription âpre au charme nu.
« Make
No Mistake » et « Man In The Station » sont
sensiblement proches de leurs versions d’origine. Par contre, « I’d
Rather Be The Devil » gagne en violence sonore. Martyn
l’attaque le couteau entre les dents, possédé, imprégné de
forces occultes. Poursuivi par la contrebasse de Danny Thompson, il
délivre sans aucun doute la meilleure version de ce Blues
granitique, version Folk des incantations de Robert Johnson.
Magique
mais sentant le souffre, vendu de manière extrêmement
confidentielle, puis sans réelle promotion par Island, le disque ne
connaîtra pas le succès des précédents. En rupture avec le monde,
John Martyn disparaît deux longues années pour se remettre en
question, et en ressortira avec le superbe One
World
en 1977.
tous droits réservés
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire