mardi 12 avril 2016

THE GROUNDHOGS 1968

 "Pour ma part, il est la définition du Blues dans son expression la plus pure."



THE GROUNDHOGS : Scratching The Surface  1968

Le Blues m'a toujours parlé. Mélancolique et souffrant d'une douleur intime me brûlant les tripes depuis l'adolescence, j'ai trouvé en cette musique un vecteur magique pour exprimer ce qui vibrait au plus profond de moi. Pourtant, je n'ai jamais vraiment trouvé l'artiste Blues légendaire qui me convaincrait d'être un adepte classique du genre. Je l'ai découvert via le Rock, et via des musiciens souvent blancs, qui à priori, selon les vrais amateurs, ne sont que de pâles erstazs. Seul Hendrix avait, de par sa couleur de peau, un tant soit peu de considération. Mais le vrai Blues ne pouvait être que noir. C'est celui de Muddy Waters, BB King, Sonny Boy Williamson, Robert Johnson.... le Delta du Mississippi, Chicago, le Texas... J'appréciai bien une poignée de chansons par ci par là, mais rien que me transcenda comme Led Zeppelin, par exemple. Il y avait bien une petite exception : John Lee Hooker. J'aimais sa voix, la rudesse de son jeu de guitare, la puissance de ses morceaux, joué au plus près de l'os. Mais il me manquait ce groove Rock, qui aurait pu rendre sa musique totalement exceptionnelle pour moi.

Aussi avais-je dans la tête un Blues brut, s'inspirant des accords de Hooker, ce côté hypnotique, accouplé à une batterie et une basse puissante. Eventuellement un peu d'harmonica, comme celui de Howlin' Wolf, mais ce sera la seule petite subtilité. Alors à la découverte des Groundhogs et de leurs somptueux albums, dont Thanks Christ For The Bomb et Split, je tombai un jour sur ce premier disque. Dire qu'il n'a rien à voir avec la suite est une erreur à ne pas commettre. Tout est en place depuis le début, la composition et l'instrumentation se révéleront de plus en plus recherchées, mais le fond du propos restera bien le même : le Blues.

Et pas n'importe lequel. Car les Groundhogs sont en fait en premier lieu un quatuor qui accompagna notamment.... John Lee Hooker sur ses tournées britanniques à partir de 1964 et à trois reprises, mais aussi Champion Jack Dupree, Little Walter et Jimmy Reed. Les enregistrements du Hook de l'époque montrent par ailleurs l'incroyable cohésion entre le bluesman noir et le quatuor de blanc-becs londoniens. A l’origine, l’histoire des Hogs remontent à 1963, et la formation des Dollar Bills par Tony McPhee et le bassiste John Cruikshank. Leur réputation grandira au fur et à mesure de leurs concerts dans les clubs Blues de Londres. Ils deviendront John Lee’s Groundhogs en hommage à leur héros, John Lee Hooker, qu’ils finiront par accompagner. La tournée de 1965 leur échappe pour une autre formation, et les Groundhogs intégreront une section de cuivres afin de davantage coller au son de l’époque, qui s’oriente vers la Soul. Cette mutation ne sied guère à McPhee, et en 1966, le groupe se sépare, d’abord à cause de l’insatisfaction artistique du guitariste, et ensuite car Cruikshank, devenu père de famille, ne supporte plus le rythme des concerts dans les clubs. McPhee poursuit sa carrière musicale dans différentes formations, dont Herbal Mixture ou le John Dummer Blues Band, mais aucune ne le satisfera vraiment. Sa réputation est telle que John Mayall viendra lui proposer de remplacer Eric Clapton au sein des Bluesbreakers. Mais McPhee refuse, ne pensant pas pouvoir trouver sa place derrière un leader comme Mayall. Peter Green sera l’élu.

Pendant ce temps-là, Roy Fischer, l’ancien manager des Groundhogs, contacte Andrew Lauder, le responsable du label Liberty, afin de lui parler de son nouveau projet de films musicaux, ancêtres du clip vidéo. Lauder demande alors des nouvelles des Hogs à Fischer, car il fut emballé par les deux concerts auxquels il assista en 1964 avec John Lee Hooker. L’ancien manager explique que le groupe n’est plus, mais qu’il est encore en contact avec McPhee. Il appelle aussitôt ce dernier, lorsque Lauder propose un contrat discographique aux Groundhogs. Le label Liberty, qui n’a pas encore son groupe de Blues anglais, décide ainsi de faire confiance à McPhee pour aller concurrencer les ténors du genre. L’homme, outre ses faits d’armes auprès des grands Blues noir, est un musicien apprécié, à la réputation flatteuse. Timide, souvent en retrait, préférant enregistrer les autres que son propre groupe, Tony McPhee, le guitariste et chanteur des Groundhogs, décide de sauter le pas et passer quelques jours au Studio Marquee de Londres avec ses musiciens. Il reforme ses Groundhogs, et enregistre sur le vif entre le 5 et le 13 octobre 1968 neuf titres de Blues pur, dont ses toutes premières compositions personnelles. Auparavant, et sur une idée de Roy Fischer, McPhee enregistrera un disque de session Blues, intitulé Groundhog Serie, avec d’autre musiciens connus du circuit : Me And The Devil en 1968. I Asked For Water, She Gave Me… Gasoline en 1969 sera le résultat de d’une seconde session dans cet esprit. On y entend jouer notamment l’harmoniciste Steve Rye, les Groundhogs avec Jo-Ann Kelly, et McPhee interprétant quelques magnifiques Blues acoustiques que l’on retrouvera sur la réédition en CD du premier album des Groundhogs.

Tout cela n'a pourtant guère de prétention dans la tête du guitariste. Le genre est certes au plus haut, mais de nombreux groupes majeurs ce sont déjà imposés, comme les Bluesbreakers, Fleetwood Mac et Savoy Brown. Et il est aussi en plein mutation, avec des formations comme le Jeff Beck Group, Cream ou les Yardbirds. Aussi, que pouvait bien apporter les Groundhogs avec ce premier disque ? En fait rien, ce qui conduira cet album aux oubliettes de l'histoire, cette dernière retenant la concurrence, plus originale. Tony McPhee est un curieux puriste. Il est à la fois très attaché au Blues rural noir dans toute son âpreté et son âme torturé, mais y injecte une brutalité typiquement européenne. Il y a donc tout ce qui fait le charme du Blues dans sa forme originale, mais se greffe une folie et une énergie que l’on ne retrouve que dans les interprétations britanniques du genre.
Pour ma part, il est la définition du Blues dans son expression la plus pure. Tout y est : la force de l'interprétation sans fioriture des pionniers, le parfum du Blues typiquement anglais, et l'énergie du Rock. Et sous des apparences de simplicité, une certaine virtuosité, en particulier sur les soli de guitare de McPhee et ceux d'harmonica de Steve Rye. Enregistré en une prise, on ressent l'urgence de cette musique, le besoin irrépressible de vivre au milieu du merdier. C’est ce qui fait véritablement la différence avec les autres groupes du British-Blues Boom. Chicken Shack et Savoy Brown intègre des cuivres, les Bluesbreakers s’oriente vers une musique plus Jazz, et Cream et Hendrix partent en de longues improvisations scéniques psychédéliques et virtuoses.

Dès l'entrée en matière qu'est « Rocking Chair », on comprend néanmoins que l'on n'a pas affaire à un disque des Moody Blues. On entend la musique arriver comme si l'on rentrait dans le local de répétition du quatuor. McPhee, Rye, Pete Cruikshank, de retour à la basse, et Ken Pustelnik à la batterie débourrent un boogie rugueux. Rythmique en place, puissante, avec un soupçon de swing Rythm'N'Blues, et un riff barbelé de McPhee sur sa vieille Stratocaster. Rye souffle dans son harmonica, répondant au chant du guitariste, voix profonde qui résonne comme celle de Hooker dans les faubourgs de Londres.

Tout au long de ce disque, on retrouve cette colère sourde de l'homme à bout, prêt à tout envoyer en l'air pour retrouver sa liberté. Cette liberté est souvent sentimentale, comme dans « Married Men », « Man Trouble », « You Don't Love Me »... Il s'agit d'un des grands thèmes de prédilection de Tony McPhee, cette frustration masculine de l'homme moyen, pas assez riche et pas assez beau pour pouvoir frimer. Le Blues des Groundhogs est une teigne. Son approche est presque Punk, et annonce avec dix ans d'avance le Gun Club. La guitare est tendue de fil barbelé, la basse de Cruikshank vrombit comme un avion de chasse, partant en embardée comme le souffle d'un moteur. La batterie de Pustelnik tape dur, et la puissance de son jeu rappelle par moments rien de moins que Bill Ward de Black Sabbath. C'est un Blues sombre, urbain, âpre. Comme lorsque l'on relève le col d'un caban râpé, le soir sous la neige, en tirant nerveusement sur une cigarette, les yeux rivés sur la ville hostile, et cette foutue vie de merde qui ne nous épargne rien.

Steve Rye partage le chant avec McPhee, mais l'on sent déjà que la voix du guitariste est plus appropriée. L'harmoniciste est un vocaliste capable, mais sa voix n'a pas de texture suffisamment agressive pour répondre à ses trois acolytes, résonnant parfois comme celle de Al Wilson de Canned Heat. Steve Rye apporte une touche de légèreté sur ce disque, avec une voix moins grave, plus Soul. « You Don’t Love Me » est par exemple porté par ce tempo vif et dansant, mais toujours solidement interprété avec cette violence prégnante. L’harmonica virevolte sur la guitare barbelée de McPhee, et maintient ce Boogie hors de l’eau saumâtre dans lequel baigne le disque, et les musiciens sur la pochette. Son jeu d'harmonica attise pourtant les braises, soutenu par la robuste guitare de McPhee. Comme sur le fantastique « Still A Fool », rappelant la reprise de « Catfish » de Muddy Waters par Hendrix. Rye révèle ses influences, Little Walter notamment, ciselant des chorus ponctuant le morceau à la manière d'une seconde guitare, tempête de poussière aride sur le tempo massif. McPhee révèle ses accents hendrixiens justement, mais toujours au milieu de ce brouet de noirceur.

Le Blues des Groundhogs est intense, profond, terriblement agressif aussi. Il y a une vraie violence dans cette musique, une violence urbaine que le Blues de Hooker portait en lui, l’homme vivant dans la cité industrielle de Detroit à partir du milieu des années 60 après avoir quitté Chicago. McPhee est un petit gars de la banlieue londonienne, et n’a été happé par cette brutalité. Ce dernier s’est toujours senti concerné par les problèmes de la société. Il le démontrera bien davantage avec le disque Thanks Christ For The Bomb en 1970, aux textes ouvertement politisés. Pour le moment, il n’aborde que les sujets traditionnels du Blues : la solitude, les amours déçus, la difficulté de gagner sa vie. Mais on sent que dans sa bouche, comme dans celle de Hooker, ces thèmes prennent une signification très particulière, très impliquée.

Ce premier album ne marchera guère, sans doute à cause de son âpreté. Et encore, les musiciens furent déçus par la production trop policée de Mike Batt, ce qui laisse entrevoir la véritable brutalité de l’interprétation originelle. Liberty va à nouveau faire confiance au Groundhogs avec un second disque, Blues Obituary en 1969. Cet album ne va connaître guère plus d’écho que son prédécesseur, si ce n’est que le simple « BDD » sera numéro un des classements… au Liban. Cette curiosité va alors pousser les Groundhogs à poursuivre, et obtenir la consécration avec leur troisième album. Steve Rye sera auparavant parti, laissant le champ libre à McPhee pour jouer sa propre musique, et s’éloigner peu à peu de l’idiome Blues qui restera sa charnière musicale essentielle, mais n’en sera que le matériau de base à des compositions plus ambitieuses.

tous droits réservés

4 commentaires:

Hard Round Tazieff a dit…

Comme bien évoqué dans ton bouquin nous devons pas faire l'impasse sur ce groupe !!!

Julien Deléglise a dit…

Pour résumer, c'est tout à fait ça. ;)

Malvers a dit…

Bonsoir et merci,
Quelle belle chronique encore une fois, je sens et écoute les Groundhogs exactement de cette manière. Tu résumes tellement bien ce sentiment, c'est comme si Savoy brown jouait à la manière de black sabbat... Et je me rappelle comment j'ai eu des frissons dans le ventre en entendant la version live de "garden", c'est l'un des riffs les plus mélancolique qui soit... Oui c'est un groupe incontournable! mais à mon avis il sont parfois tellement singuliers que pour rentrer dans leur musique il faut qu'elle arrive à un instant particulier de la vie (oui c'est ça globalement avec toute la musique... mais avec eux j'ai l'impression: encore plus...) Les enregistrements acoustiques avec Jo'ann kelly sont magnifiques, des potes ne me croyaient pas quand je leur ai dit que c'était une petite anglaise blanche qui chantait... Moi elle m'a fait beaucoup penser à Janis... Budgie tu as l'air de dire que Mcphee n'accordait pas trop ces premiers enregistrements, pourtant on y sens une telle ferveur et une dévotion énorme pour le Hooker...

Julien Deléglise a dit…

Le premier album des Groundhogs est le premier vrai disque sur lequel McPhee a composé ses premiers morceaux personnels. Ils sont donc encore très imprégnés de ses influences, mais montrent aussi les premiers signes de l'esprit torturé du guitariste. Ce talent explosera évidemment sur les disques suivants.