"Pour
ma part, il est la définition du Blues dans son expression la plus
pure."
THE
GROUNDHOGS : Scratching The
Surface 1968
Le
Blues m'a toujours parlé. Mélancolique et souffrant d'une douleur
intime me brûlant les tripes depuis l'adolescence, j'ai trouvé en
cette musique un vecteur magique pour exprimer ce qui vibrait au plus
profond de moi. Pourtant, je n'ai jamais vraiment trouvé l'artiste
Blues légendaire qui me convaincrait d'être un adepte classique du
genre. Je l'ai découvert via le Rock, et via des musiciens souvent
blancs, qui à priori, selon les vrais amateurs, ne sont que de pâles
erstazs. Seul Hendrix avait, de par sa couleur de peau, un tant soit
peu de considération. Mais le vrai Blues ne pouvait être que noir.
C'est celui de Muddy Waters, BB King, Sonny Boy Williamson, Robert
Johnson.... le Delta du Mississippi, Chicago, le Texas... J'appréciai
bien une poignée de chansons par ci par là, mais rien que me
transcenda comme Led Zeppelin, par exemple. Il y avait bien une
petite exception : John Lee Hooker. J'aimais sa voix, la rudesse
de son jeu de guitare, la puissance de ses morceaux, joué au plus
près de l'os. Mais il me manquait ce groove Rock, qui aurait pu
rendre sa musique totalement exceptionnelle pour moi.
Aussi
avais-je dans la tête un Blues brut, s'inspirant des accords de
Hooker, ce côté hypnotique, accouplé à une batterie et une basse
puissante. Eventuellement un peu d'harmonica, comme celui de Howlin'
Wolf, mais ce sera la seule petite subtilité. Alors à la découverte
des Groundhogs et de leurs somptueux albums, dont Thanks Christ
For The Bomb et Split, je tombai un jour sur ce premier
disque. Dire qu'il n'a rien à voir avec la suite est une erreur à
ne pas commettre. Tout est en place depuis le début, la composition
et l'instrumentation se révéleront de plus en plus recherchées,
mais le fond du propos restera bien le même : le Blues.
Et
pas n'importe lequel. Car les Groundhogs sont en fait en premier lieu
un quatuor qui accompagna notamment.... John Lee Hooker sur ses
tournées britanniques à partir de 1964 et à trois reprises, mais
aussi Champion Jack Dupree, Little Walter et Jimmy Reed. Les
enregistrements du Hook de l'époque montrent par ailleurs
l'incroyable cohésion entre le bluesman noir et le quatuor de
blanc-becs londoniens. A l’origine, l’histoire des Hogs remontent
à 1963, et la formation des Dollar Bills par Tony McPhee et le
bassiste John Cruikshank. Leur réputation grandira au fur et à
mesure de leurs concerts dans les clubs Blues de Londres. Ils
deviendront John Lee’s Groundhogs en hommage à leur héros, John
Lee Hooker, qu’ils finiront par accompagner. La tournée de 1965
leur échappe pour une autre formation, et les Groundhogs intégreront
une section de cuivres afin de davantage coller au son de l’époque,
qui s’oriente vers la Soul. Cette mutation ne sied guère à
McPhee, et en 1966, le groupe se sépare, d’abord à cause de
l’insatisfaction artistique du guitariste, et ensuite car
Cruikshank, devenu père de famille, ne supporte plus le rythme des
concerts dans les clubs. McPhee poursuit sa carrière musicale dans
différentes formations, dont Herbal Mixture ou le John Dummer Blues
Band, mais aucune ne le satisfera vraiment. Sa réputation est telle
que John Mayall viendra lui proposer de remplacer Eric Clapton au
sein des Bluesbreakers. Mais McPhee refuse, ne pensant pas pouvoir
trouver sa place derrière un leader comme Mayall. Peter Green sera
l’élu.
Pendant ce temps-là, Roy Fischer, l’ancien manager des Groundhogs,
contacte Andrew Lauder, le responsable du label Liberty, afin de lui
parler de son nouveau projet de films musicaux, ancêtres du clip
vidéo. Lauder demande alors des nouvelles des Hogs à Fischer, car
il fut emballé par les deux concerts auxquels il assista en 1964
avec John Lee Hooker. L’ancien manager explique que le groupe n’est
plus, mais qu’il est encore en contact avec McPhee. Il appelle
aussitôt ce dernier, lorsque Lauder propose un contrat
discographique aux Groundhogs. Le label Liberty, qui n’a pas encore
son groupe de Blues anglais, décide ainsi de faire confiance à
McPhee pour aller concurrencer les ténors du genre. L’homme, outre
ses faits d’armes auprès des grands Blues noir, est un musicien
apprécié, à la réputation flatteuse. Timide, souvent en retrait,
préférant enregistrer les autres que son propre groupe, Tony
McPhee, le guitariste et chanteur des Groundhogs, décide de sauter
le pas et passer quelques jours au Studio Marquee de Londres avec ses
musiciens. Il reforme ses Groundhogs, et enregistre sur le vif entre
le 5 et le 13 octobre 1968 neuf titres de Blues pur, dont ses toutes
premières compositions personnelles. Auparavant, et sur une idée de
Roy Fischer, McPhee enregistrera un disque de session Blues, intitulé
Groundhog Serie, avec d’autre musiciens connus du circuit : Me
And The Devil en 1968. I Asked For Water, She Gave Me…
Gasoline en 1969 sera le résultat de d’une seconde session
dans cet esprit. On y entend jouer notamment l’harmoniciste Steve
Rye, les Groundhogs avec Jo-Ann Kelly, et McPhee interprétant
quelques magnifiques Blues acoustiques que l’on retrouvera sur la
réédition en CD du premier album des Groundhogs.
Tout
cela n'a pourtant guère de prétention dans la tête du guitariste.
Le genre est certes au plus haut, mais de nombreux groupes majeurs ce
sont déjà imposés, comme les Bluesbreakers, Fleetwood Mac et Savoy
Brown. Et il est aussi en plein mutation, avec des formations comme
le Jeff Beck Group, Cream ou les Yardbirds. Aussi, que pouvait bien
apporter les Groundhogs avec ce premier disque ? En fait rien,
ce qui conduira cet album aux oubliettes de l'histoire, cette
dernière retenant la concurrence, plus originale. Tony McPhee est un
curieux puriste. Il est à la fois très attaché au Blues rural noir
dans toute son âpreté et son âme torturé, mais y injecte une
brutalité typiquement européenne. Il y a donc tout ce qui fait le
charme du Blues dans sa forme originale, mais se greffe une folie et
une énergie que l’on ne retrouve que dans les interprétations
britanniques du genre.
Pour
ma part, il est la définition du Blues dans son expression la plus
pure. Tout y est : la force de l'interprétation sans fioriture
des pionniers, le parfum du Blues typiquement anglais, et l'énergie
du Rock. Et sous des apparences de simplicité, une certaine
virtuosité, en particulier sur les soli de guitare de McPhee et ceux
d'harmonica de Steve Rye. Enregistré en une prise, on ressent
l'urgence de cette musique, le besoin irrépressible de vivre au
milieu du merdier. C’est ce qui fait véritablement la différence
avec les autres groupes du British-Blues Boom. Chicken Shack et Savoy
Brown intègre des cuivres, les Bluesbreakers s’oriente vers une
musique plus Jazz, et Cream et Hendrix partent en de longues
improvisations scéniques psychédéliques et virtuoses.
Dès
l'entrée en matière qu'est « Rocking Chair », on
comprend néanmoins que l'on n'a pas affaire à un disque des Moody
Blues. On entend la musique arriver comme si l'on rentrait dans le
local de répétition du quatuor. McPhee, Rye, Pete Cruikshank, de
retour à la basse, et Ken Pustelnik à la batterie débourrent un
boogie rugueux. Rythmique en place, puissante, avec un soupçon de
swing Rythm'N'Blues, et un riff barbelé de McPhee sur sa vieille
Stratocaster. Rye souffle dans son harmonica, répondant au chant du
guitariste, voix profonde qui résonne comme celle de Hooker dans les
faubourgs de Londres.
Tout
au long de ce disque, on retrouve cette colère sourde de l'homme à
bout, prêt à tout envoyer en l'air pour retrouver sa liberté.
Cette liberté est souvent sentimentale, comme dans « Married
Men », « Man Trouble », « You Don't Love
Me »... Il s'agit d'un des grands thèmes de prédilection de
Tony McPhee, cette frustration masculine de l'homme moyen, pas assez
riche et pas assez beau pour pouvoir frimer. Le Blues des Groundhogs
est une teigne. Son approche est presque Punk, et annonce avec dix
ans d'avance le Gun Club. La guitare est tendue de fil barbelé, la
basse de Cruikshank vrombit comme un avion de chasse, partant en
embardée comme le souffle d'un moteur. La batterie de Pustelnik tape
dur, et la puissance de son jeu rappelle par moments rien de moins
que Bill Ward de Black Sabbath. C'est un Blues sombre, urbain, âpre.
Comme lorsque l'on relève le col d'un caban râpé, le soir sous la
neige, en tirant nerveusement sur une cigarette, les yeux rivés sur
la ville hostile, et cette foutue vie de merde qui ne nous épargne
rien.
Steve
Rye partage le chant avec McPhee, mais l'on sent déjà que la voix
du guitariste est plus appropriée. L'harmoniciste est un vocaliste
capable, mais sa voix n'a pas de texture suffisamment agressive pour
répondre à ses trois acolytes, résonnant parfois comme celle de Al
Wilson de Canned Heat. Steve Rye apporte une touche de légèreté
sur ce disque, avec une voix moins grave, plus Soul. « You Don’t
Love Me » est par exemple porté par ce tempo vif et dansant,
mais toujours solidement interprété avec cette violence prégnante.
L’harmonica virevolte sur la guitare barbelée de McPhee, et
maintient ce Boogie hors de l’eau saumâtre dans lequel baigne le
disque, et les musiciens sur la pochette. Son jeu d'harmonica attise
pourtant les braises, soutenu par la robuste guitare de McPhee. Comme
sur le fantastique « Still A Fool », rappelant la reprise
de « Catfish » de Muddy Waters par Hendrix. Rye révèle
ses influences, Little Walter notamment, ciselant des chorus
ponctuant le morceau à la manière d'une seconde guitare, tempête
de poussière aride sur le tempo massif. McPhee révèle ses accents
hendrixiens justement, mais toujours au milieu de ce brouet de
noirceur.
Le
Blues des Groundhogs est intense, profond, terriblement agressif
aussi. Il y a une vraie violence dans cette musique, une violence
urbaine que le Blues de Hooker portait en lui, l’homme vivant dans
la cité industrielle de Detroit à partir du milieu des années 60
après avoir quitté Chicago. McPhee est un petit gars de la banlieue
londonienne, et n’a été happé par cette brutalité. Ce dernier
s’est toujours senti concerné par les problèmes de la société.
Il le démontrera bien davantage avec le disque Thanks Christ For
The Bomb en 1970, aux textes ouvertement politisés. Pour le
moment, il n’aborde que les sujets traditionnels du Blues : la
solitude, les amours déçus, la difficulté de gagner sa vie. Mais
on sent que dans sa bouche, comme dans celle de Hooker, ces thèmes
prennent une signification très particulière, très impliquée.
Ce
premier album ne marchera guère, sans doute à cause de son âpreté.
Et encore, les musiciens furent déçus par la production trop
policée de Mike Batt, ce qui laisse entrevoir la véritable
brutalité de l’interprétation originelle. Liberty va à nouveau
faire confiance au Groundhogs avec un second disque, Blues
Obituary en 1969. Cet album ne va connaître guère plus d’écho
que son prédécesseur, si ce n’est que le simple « BDD »
sera numéro un des classements… au Liban. Cette curiosité va
alors pousser les Groundhogs à poursuivre, et obtenir la
consécration avec leur troisième album. Steve Rye sera auparavant
parti, laissant le champ libre à McPhee pour jouer sa propre
musique, et s’éloigner peu à peu de l’idiome Blues qui restera
sa charnière musicale essentielle, mais n’en sera que le matériau
de base à des compositions plus ambitieuses.
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4 commentaires:
Comme bien évoqué dans ton bouquin nous devons pas faire l'impasse sur ce groupe !!!
Pour résumer, c'est tout à fait ça. ;)
Bonsoir et merci,
Quelle belle chronique encore une fois, je sens et écoute les Groundhogs exactement de cette manière. Tu résumes tellement bien ce sentiment, c'est comme si Savoy brown jouait à la manière de black sabbat... Et je me rappelle comment j'ai eu des frissons dans le ventre en entendant la version live de "garden", c'est l'un des riffs les plus mélancolique qui soit... Oui c'est un groupe incontournable! mais à mon avis il sont parfois tellement singuliers que pour rentrer dans leur musique il faut qu'elle arrive à un instant particulier de la vie (oui c'est ça globalement avec toute la musique... mais avec eux j'ai l'impression: encore plus...) Les enregistrements acoustiques avec Jo'ann kelly sont magnifiques, des potes ne me croyaient pas quand je leur ai dit que c'était une petite anglaise blanche qui chantait... Moi elle m'a fait beaucoup penser à Janis... Budgie tu as l'air de dire que Mcphee n'accordait pas trop ces premiers enregistrements, pourtant on y sens une telle ferveur et une dévotion énorme pour le Hooker...
Le premier album des Groundhogs est le premier vrai disque sur lequel McPhee a composé ses premiers morceaux personnels. Ils sont donc encore très imprégnés de ses influences, mais montrent aussi les premiers signes de l'esprit torturé du guitariste. Ce talent explosera évidemment sur les disques suivants.
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