"L’album
Solar Fire
s’achève ainsi, dans l’écho, la poussière, et une certaine
amertume."
MANFRED
MANN EARTH BAND : Solar
Fire
1973
C’était
une petite boutique sur la place du Marché Couvert à Albi. Elle
faisait un angle, entre un bistrot, un coiffeur et un magasin de
farces et attrapes. Elle se situait au rez-de-chaussée d’une
grande maison de briques rouges. Il fallait monter deux marches en
pierres, passer la porte vitrée qui forçait un peu, et l’on se
retrouvait dans une pièce d’une trentaine de mètre-carrés. Au
centre se trouvait des grands bacs de disques compacts sur des
tréteaux. Sur le mur du fond, quelques étagères et au sol
s’amoncelaient de grands bacs de disques vinyles. Immédiatement,
l’odeur des vieux albums vous pénétrait les poumons de leurs
saveurs délicieusement désuètes. J’avais seize ans, et je
trouvais ce lieu formidable. Client régulier, la boutique faisait
parti de mon circuit du samedi, voir du soir lorsque les cours me le
permettaient, ou qu’une commande m’attendait. Il y avait alors
dans la ville trois échoppes de disques hautement dignes d’intérêt,
tous rapidement habitués à ma présence fréquente. Le fait qu’un
gamin de mon âge soit fasciné par la découverte du Rock des années
70 était quelque chose qui semblait attirer
une grande sympathie de la part de ces passionnés d’une
quarantaine d’années, qui avaient tous la grande qualité de
connaître tout ce qu’ils vendaient. Aussi, à ma question
rituelle : « c’est bien ça ? » en montrant
un disque sorti de son
bac, j’avais toujours
une réponse, plus ou moins objective de fan de musique, souvent
suivie d’une écoute. La petite boutique aux murs de pierres et à
la grande vitrine vibrait sous les riffs les plus diverses,
Progressif, Heavy-Metal ou Jazz-Fusion, au plus grand étonnement des
adolescents égarés, des passants, et provoquant un sourire entendu
des quarantenaires de passage. Cela générait d’ailleurs des
discussions spontanées avec certains amateurs en présence, ouvrant
des débats musicaux passionnés. Il y avait toujours un hardos aux
cheveux longs, un motard aux
tempes blanchies,
un amateur de Jazz ou un hippie vieillissant qui traînait là. Ils
trouvaient alors en ces lieux
un adolescent un peu passe-partout échangeant passionnément sur ce
son qui n’était pas de son époque. C’était toujours des
moments agréables et drôles. Je m’y sentais à mon aise, et y
ressentait une vraie connexion. J’y emmenais parfois des copains de
lycées, mais aucun n’habitait sur la ville même, et n’avaient
donc que peu l’opportunité de m’accompagner. De toute façon,
c’était mon monde à moi. J’y étais loin de tout, dans un
univers que je ne partageais avec personne de mon âge. J’avais
bien converti quelques amis à certaines de mes trouvailles, et ma
réputation de fin connaisseur de musique était établie. Mais cela
n’avait pas beaucoup d’intérêt dans la cour du lycée. A seize
ans, écouter Judas Priest et King Crimson ne fait pas de vous
quelqu’un d’estimable. Il faut avoir les bonnes fringues,
regarder les bonnes émissions de télévision, jouer aux jeux vidéo,
parler de scooters, et écouter la musique qui passe à la radio,
sinon on est un tocard. Et comme je n’aimais absolument rien de
tout cela, j’étais à l’écart. J’avais une petite bande de
potes, avec qui discuter d’un peu tout, mais nous étions les
ringards du lycée, ceux que l’on n’invite pas aux boums, ceux
qui n’attirent pas les filles, ceux qui ne brillent pas
particulièrement.
Un
album symbolise cette période de découvertes musicales et de
décalage culturelle adolescent, c’est Solar
Fire de Manfred
Mann Earth Band. Je m’étais converti depuis quelques mois aux
délices du Rock Progressif, grâce à un disque qui fut
un choc majeur de ma
modeste culture musicale de l’époque : In
The Court Of The Crimson King
de King Crimson. Il était pour moi le symbole de la majesté
artistique et de l’audace créatrice. Il était ce que j’avais
entendu de plus beau musicalement, au sens propre du terme. Je
trouvais cela totalement fou, foisonnant d’idées, repoussant les
limites du genre Rock qui se limitaient alors pour moi à Led
Zeppelin, les Who, Deep Purple, Jimi Hendrix et les Beatles. Je
m’intéressai aussitôt au genre Progressif : Yes, Genesis,
Pink Floyd, ou Jethro Tull. Mais rien ne me toucha aussi fortement
que King Crimson. Parallèlement, je découvris quelques groupes liés
au genre de plus ou moins loin, mêlant à ce style audacieux le
Blues-Rock ou le Hard, comme Wishbone Ash par exemple. Deep Purple
avait pour cela été une porte d’entrée majeure dans l’art de
l’improvisation et de l’exubérance musicale.
Et
puis en fouillant dans un bac de disques, je tombai sur une série
d’albums aux pochettes toutes plus mystérieuses les unes que les
autres. Elles avaient toutes un point commun, un nom de groupe en
rouge sur un fond de planète Terre :
Manfred Mann Earth Band. Mon premier repère concernant un disque
était sa date de publication. Pour ceux-ci, ils dataient tous des
années 70 au début des années 80, ce qui était pour moi un bon
présage. L’un d’eux me fascina totalement, c’était Messin
de 1972 avec son
masque à gaz. Je pris quelques renseignements auprès de mon
désormais ami disquaire. Il s’agissait d’un groupe de Rock
Progressif un peu à part. Il ne faisait partie ni de
ceux auteurs de grands
concept-albums pompeux, ni de ceux qui eurent le plus de succès
commercial, du moins dans la première moitié des années 70. La
seconde moitié vit le groupe se tourner vers un Rock plus mélodique
et accrocheur qui fit le bonheur des radios, mais moins celui des
amateurs de Rock Progressif. Ils en conservèrent néanmoins
l’esthétique et la virtuosité. Je fus donc aiguillé vers les
albums du début, et Messin
en faisait partie. Il fut mon premier achat, pour la pochette. Je fus
séduit mais pas conquis. Ma seconde acquisition fut celui-ci, et ce
fut le bon.
Manfred
Mann est un pianiste originaire d’Afrique du Sud, et exilé à
Londres à cause de son engagement contre l’Apartheid. Il fonda un
groupe de Rythm’N’Blues au début des années 60. Ce quintet qui
portait son nom devint très populaire au milieu des années 60 en
publiant plusieurs simples à succès, dont « Do Wah
Diddy Diddy »
en 1964 qui fut numéro des classements en Grande-Bretagne et aux
Etats-Unis. Comme beaucoup de groupes Pop de l’époque, ils furent
incapables de prendre le virage de la fin des années 60
qui s’orientèrent
vers le Psychédélisme et les albums 33 tours plutôt que les 45
tours à succès. Le groupe fut dissous, et en 1969, Manfred Mann
fonda le Chapter Three avec Mike Hugg au chant, qui se tourna
résolument vers le Jazz et une musique plus élaborée, totalement à
l’opposé de ce qu’il publia précédemment. Deux albums
parurent,
fort intéressants au demeurant, et défrichant ce que va être le
Earth Band.
En
1971, Manfred Mann réunit autour de lui Mick Rogers à la guitare et
au chant, Colin Pattenden à la basse, et un batteur alors chevelu du
nom de Chris Slade. Le quatuor s’engage dans une musique résolument
Rock et Progressive, aux textes fortement inspirés par
l’environnement et l’écologie. Bien que parfois assez
développés, les thèmes musicaux restent limités à une petite
dizaine de minutes maximum, là où Genesis et Yes se sont lancés
dans de grandes suites tenant sur une face complète d’album
vinyle. Autre particularité, le Rock Progressif de Manfred Mann’s
Earth Band est plutôt Heavy. Nous ne sommes pas dans les cimes de
Hard attitude d’un Led Zeppelin ou d’un Deep Purple, mais plutôt
dans une approche similaire à Spooky Tooth. C’est un Heavy-Rock
lancinant et obsédant, imprégné de mélodies planantes
interprétées à l’aide des premiers synthétiseurs et de Moog. La
guitare est également très présente, en riffs comme en chorus, et
la rythmique est massive, que ce soit par le jeu de batterie puissant
comme par la basse épaisse et profonde. Ce cocktail particulier
donne une musique enivrante, capable d’attirer aussi bien les fans
de Hard Music que de Progressif, comme pouvait le faire un Wishbone
Ash. On sent aussi l’influence de disques de Pink Floyd comme
Meddle.
Le
Earth Band avait néanmoins une autre particularité qui va devenir
une de ses marques de fabrique sur trois albums : la reprise de
chansons de songwriters américains. Ici
ce sera « Father Of Day, Father Of Night » de Bob Dylan.
Les deux
prochains disques verront le choix se porter sur un jeune inconnu :
Bruce Springsteen. Autres influences de ce disque : la suite des
planètes de Gustav Holst qui servira notamment de bases aux textes,
et la musique expérimentale de Terry Riley. Cette drôle d’alchimie
donne un album plus ambitieux que ses deux prédécesseurs. Ce qui me
fascina est incontestablement cette sensation de planer en permanence
dans l’espace, porté par je ne sais quel courant magnétique, par
une force sourde mais vigoureuse imbriquée dans cette musique. Les
morceaux sont plutôt mid-tempo, hormis l’embardée volcanique sur
la seconde partie de « Saturn Lord Of The Ring/ Mercury The
Winged Messenger ».
Des
voix féminines lointaines résonnent dans l’espace. On semble
flotter dans un halo de poussières galactiques, au-dessus de la
planète Terre, doucement, au gré des vents spatiaux. Débute alors
« Father Of Day, Father Of Night », un morceau de Bob
Dylan, grandement réarrangé. S’écoulant doucement, entre
nostalgie et inquiétude de l’inconnu, sur un mid-tempo lourd,
imprégné d’orgue Hammond et de Mellotron,, Mick Rogers chante les
paroles du Zim, dont la signification semble prendre un jour nouveau
sous cette configuration cosmique. Sa
guitare déroule un
splendide solo, montant avec le thème avant d’exploser en un
chorus tout de colère électrique. « In The Beginning,
Darkness » poursuit le thème lourd, mais en une cavalcade de
métal lourd et fier. La lente dérive au gré des courants
sub-atmosphériques laisse place à un voyage galactique accéléré
par les feux des étoiles se brisant en milliers d’éclats se
rassemblant en constellations primaires.
La basse de Colin Pattenden
est sublime, lourde, tendue. La photo de la pochette intérieure
montre l’homme la tête en arrière, jouant sur une basse Gibson SG
bleue nuit. Il
se servait aussi souvent d’une Rickenbaker noire et blanche. Mais
je me souviens que cet instrument m’avait rappelé la saveur du jeu
de Jack Bruce de Cream transposé dans le contexte du Rock
Progressif. Son style était simple, tout en accords épais,
soutenant le rythme de la batterie. Le jeu de Chris Slade est alors
fait d’un tempo dynamique et carré, enluminé de roulements de
toms et de breaks rapides. On sent à la fois le swing et une
empreinte rythmique forte, dense, rappelant le jeu de John Bonham au
sein de Led Zeppelin. Rogers n’est pas un virtuose forcené, mais
un instrumentiste au service de son groupe, tout comme Manfred Mann,
jamais bavard. Cette cohésion musicale rend chaque morceau massif,
dense, puissant. Chaque chorus emmène l’âme de l’auditeur loin,
en quelques mesures inspirées.
« Pluto
The Dog » est un jeu de mot entre la planète Pluton et le
chien, personnage des premiers dessins animés de Walt Disney. Un
cabot aboie entre chaque ponctuation du thème, intermède
instrumental souriant mais annonçant le sommet qu’est « Solar
Fire ». Il dispose de toutes les caractéristiques citées plus
haut, mais avec une force teintée d’inquiétude qui prend au cœur.
La rythmique tendue, extrême, les synthétiseurs chantant comme de
grands oiseaux océaniques, la mélodie se posant sur ce solide
ensemble : on survole les mers à une vitesse folle, l’air
salé emplissant les poumons, entre émerveillement et angoisse.
Rogers soulève le lourd tempo par un chorus montant dans des aigus
déchirant, comme des sanglots.
« Saturn
Lord Of The Ring/ Mercury The Winged Messenger » est un
instrumental parfaitement progressif. Il
est à la fois totalement
dans l’esprit du disque, mais se découpe en deux parties
musicalement très différentes et complémentaires. La première est
une forme de Boogie aux chorus Blues et aux harmonies en tierce
s’inspirant de Wishbone Ash. On y discerne une teinte rappelant
Status Quo, celui de « Ma Kelly’s Greasy Spoon »,
voire « Piledriver ». Une transition à l’orgue et au
moog, planante à souhait, annonce la suite du morceau : une
envolée lyrique en forme de duel de claviers et de guitare. Le
résultat est ébouriffant de dynamisme et de finesse. Mann joue avec
les dissonances de son moog, Rogers tient la corde raide avec des
chorus rustauds, tendus, serrés, proches de ceux de Ritchie
Blackmore avec Deep Purple. C’est de loin le morceau le plus
Hard’N’Heavy
du disque. Ce fulgurant thème était suivi de « Earth, The
Circle » en deux parties. Le prélude chanté est un prétexte
à un nouveau développement de moog fuligineux. La rythmique est
encore lourde, pour la dernière fois. La seconde partie est
aérienne, teintée de mellotron, de piano, et d’un chant doux et
léger. Quelques friselis de cymbales ouvrent le final à
l’inspiration très Jazz, et au solo délicat et presque enjoué,
comme un espoir, qui se perd bientôt dans l’écho de
l’hyper-espace.
L’album
Solar Fire
s’achève ainsi, dans l’écho, la poussière, et une certaine
amertume. Je la ressentis au plus profond de moi, et de mes seize
ans. J’avais l’impression d’avoir vu un autre monde, d’être
allé plus loin que quiconque. J’avais aperçu l’autre côté du
mur de la musique mainstream commercial. Je savais désormais qu’il
existait autre chose que le bousin infâme que l’on nous obligeait
à ingurgiter. Et moi qui n’avais
goût à rien de ce que la société me proposait, et qui me sentait
si seul, j’avais enfin trouvé
un monde à moi. Et je me sentais enfin un peu mieux dans ma peau.
tous droits réservés
4 commentaires:
On parle rarement de Manfred Mann et comme toujours tu situes le contexte avec cette anecdote, un axe similaire au mien que cette approche qui permet de situer ce, pourquoi, et /ou comment on arrive à aimer ces musiques qui font partie de nos vies respectives... sauf que je suis de la génération des quarantenaires que tu cites et que tu croisais ado, donc maintenant le bon min quinqua... et... je vois très bien où était ce magasin à Albi, parce que, quand j'étais en tournée à chaque fois que j'y passais, j'y allais et faisais une razzia de vinyles...
C'est également par Solar Fire que je suis entré dans ce groupe, le leader clavier me changeait des délires d'ELP qui était mon fer de lance, la voix aussi, c'était une autre approche loin de Wetton ou de Lake.
Cette seconde partie de trimestre j'ai fait découvrir (cours de culture musicale rock ou plutôt musiques actuelles) à mes élèves de cycle 3 le rock dit prog...
Ils ont eu droit à In the court et KC, puis on a décortiqué Supper's Ready et écoute Close to the edge, ensuite le point de non retour (pas celui de Kansas, mais celui réel musicalement de UK).
UK donc, trois maigres albums et qui sonnent le glas du genre (à mon sens) avant les tonitruants Dream Theatre ou les timides et peu créatifs Marillion, mais une revival tout de même...
Ils ont joué l'an dernier le Childhood et là, face à Genesis en mode suite orchestrale ils ont kiffé grave.
On se doit en prof musiques actuelles de positionner les fondements culturels, car le rock en est une de culture et sans culture, bla, bla, bla... je t'épargne le pamphlet.
Mandred Mann c'est pour moi l'avant Supertramp, ce retour à la forme pop et rock (pas Supertramp) avec pourtant l'axe prog...
Ce Solar Fire (Watch aussi que j'affectionne beaucoup) je l'ai usé dès sa sortie, j'avais je crois été de suite attiré par cette pochette incitatrice au voyage...
Et puis le jeu de claviers de Manfred Mann était tellement plus explicite et abordable pour un ado que celui d'Emerson...
me suis régalé avec ton article, les souvenirs, la zic, la voix qui d'entrée s'inscrit même sans réécouter tant je m'en souviens... bref, je vais ressortir ça, le plaisir ne se boude pas.
bonnes fêtes vinyliques.
C'est amusant de voir qu'en tant que pianiste, tu étais un fan d'ELP. J'avais un pote étudiant qui était pianiste amateur plutôt doué qui adorait ça et Chick Corea. Je dois avouer que j'ai toujours été hermétique, hormis le premier album.
Le disquaire s'appelait Croc'Vinyl, un truc dans le style. Nostalgie....
Content de voir que tu as apprécié cet article plus personnel. Bonne fêtes de fin d'année à toi
C'est amusant de voir qu'en tant que pianiste, tu étais un fan d'ELP. J'avais un pote étudiant qui était pianiste amateur plutôt doué qui adorait ça et Chick Corea. Je dois avouer que j'ai toujours été hermétique, hormis le premier album.
Le disquaire s'appelait Croc'Vinyl, un truc dans le style. Nostalgie....
Content de voir que tu as apprécié cet article plus personnel. Bonne fêtes de fin d'année à toi
Ouais c'est bien ça, Croc 'Vinyl...
ça me rappelle qq chose.
à +
Enregistrer un commentaire