"L’album se clôt sur un larsen après une dernière explosion électrique."
THE
MACHINE & SUNGRAZER : The
Machine/Sungrazer 2013
C'est
la fin d'un monde. Il y aura un avant et un après. Ma vie aura pris
un tournant. Celle du Rock aussi, sans rapport l’un et l’autre,
bien entendu. L'immense Sungrazer, trio hollandais magique, auteur de
deux prodigieux albums aura succombé à la misère musicale des
années 2010. Soutenu par un vieux compagnon de route batave, The
Machine, ils accoucheront de trois derniers morceaux définitifs
réunis ici.
Le Monde s'est
arrêté le jour de la sortie de cet album, le jour où je l'ai
écouté pour la première fois. C’est ce que l'on appelle
vulgairement un split-album, soit un disque partagé entre deux
groupes, histoire de limiter les frais. Il y en a eu plusieurs. Des
dizaines, même. Mais celui-ci est dantesque. Outre sa pochette
sublime, il allie deux des plus brillants groupes dits Stoner-Rock,
dont la musique, à la fois si singulière et si proche, a créé une
vraie cohérence musicale. C'est tout simplement un vrai album de
musique Rock comme il n'en existe plus. Tout le monde est passé à
côté, totalement. Même les blogs les plus pointus, la presse Rock
la plus hype, qu'elle soit française ou anglo-saxonne. Et même au
Nord de l'Europe. Le mythique festival Roadburn aurait dû programmer
ces deux groupes en tête d'affiche. Mais comme des punks, comme des
cabots errants, le disque a glissé dans l'espace-temps, sans laisser
la moindre trace, et Sungrazer disparut dans l'anonymat le plus total
et le plus rageant qui soit. Monde de merde.
Cet album est celui
qui me fit comprendre ce qu'était définitivement le Blues. Parce
qu'il fut la bande-son d'une période terrifiante de ma vie dont les
braises me brûlent encore. Atteint la trentaine, c'est souvent le
moment d'un premier bilan. On a mille rêves totalement
hypothétiques, et surtout, on se dit que l'on a le temps :
celui d'attendre pour accomplir des choses, et celui pour faire des
erreurs. Je me suis réveillé au bout de dix ans, exsangue,
conscient que j'étais au bord de la mort, que ma vie n'avait plus de
sens, qu'elle était un train de banlieue qui relie ses deux gares
tristes tous les matins avec les mêmes gens tristes.
Soit l'on se
résigne, soit l'on avoue son erreur, et on décide de reprendre le
contrôle de sa vie, et lorsque l'on a tout laissé aller, la
reprise en main est douloureuse et semée d'embûches. On n’accomplit
pas forcément ses rêves de gosse, et lorsque l'on vieillit, on
revoit ses ambitions vers quelque chose de plus réaliste.
Humainement, on comprend davantage la souffrance, ce qu'est l'amour.
On sait ce que l'on désire, et ce que l'on ne veut plus jamais
revivre.
A ma petite
échelle, j'ai fini par comprendre la douleur du Blues. Je n'ai pas
été ouvrier dans un champ de coton, ni chanté dans des rades
infâmes pour gagner un malheureux dollar de plus par semaine. Mais
lorsque l'on ramasse, lorsque l'on connaît les trahisons, les
galères de fric, et que l'on tente de se reconstruire en retrouvant
la flamme de la vie, on saisit mieux la puissance du Blues. On est en
capacité de comprendre la douleur lorsqu'on la respire vraiment.
Peter Green expliqua un jour que sa descente aux Enfers après son
départ de Fleetwood Mac en 1970 était de comprendre la douleur des
bluesmen noirs, lui qui était né dans une famille juive de la
classe moyenne anglaise sans histoire. Tout ce merdier m'aura fait
comprendre ce qu'était la souffrance humaine, et ce qu'exprimait
cette musique, au plus profond. Mais ma bande-son ne fut pas John Lee
Hooker ou Lightnin' Hopkins, mais cet album.
Le Stoner-Rock est
un jardin secret pour initiés. Nous sommes quelques milliers à
aimer cette musique, à aller aux concerts, à vibrer pour ce monde
obscur fait de délires psychédéliques, visuels comme sonores, de
guitares vintages faisant résonner la pulsation de Mountain et Black
Sabbath. Ma découverte en 2010 de The Machine et Sungrazer fut un
moment d'enchantement total. J'avais trouvé le son de mes rêveries
intérieures, à la fois sombres, mélancoliques et totalement
surréalistes. Et puis en 2013, au bord du gouffre, j'étais dans
l'expectative d'un nouvel enregistrement d'un de ces deux groupes :
ce fut ce split-album. Mirador de Sungrazer en 2011 et Calmer
Than You Are de The Machine en 2012 m'avaient époustouflé,
j'étais impatient. La merveilleuse pochette apparut un jour sur la
grande toile. Je commandai le disque dés sa sortie. Un
pressentiment. Il fut au-delà de mes espérances.
D'emblée The
Machine attaque avec « Awe », un puissant Heavy-Rock
d'une brutalité assez inhabituelle pour ces mordus de jams
psychédéliques d'inspiration Kyussienne. Je ne leur connaissais pas
un tel mordant, une telle violence noire. Ils sont sublimes. La
musique transperce le cœur. Même le chant du guitariste de David
Eering est étonnamment lyrique. La guitare vibre de mille échos
liquides. Le court « Not Only » sert d'intermède à
« Slipface », autre longue pièce électrique gorgée
d'électricité inspirée par Kyuss, encore, et le premier Queens Of
The Stone Age. Une merveille dont Josh Homme ferait bien de
s'inspirer. Le morceau glisse lentement en une magnifique
improvisation gorgée de wah-wah hululante, très Jazz-Rock, qui
rappelle par moments John Abercrombie. Un piano électrique scintille
d’ailleurs en soutien de la guitare. The Machine se montre plus
concis qu’autrefois. Leurs trois albums étaient le théâtre
d’improvisations certes imprégnées d’électricité, entêtantes,
mais rêveuses, laissant autant la place à l’amertume qu’à
l’espoir. Les trois morceaux présents sont davantage orientés
vers une violence noire et sourde. Il y a de l’aigreur dans cette
musique. La paix Stoner a laissé la place à une certaine forme de
désenchantement. Ce qui faisait la force des trois albums du trio
est toujours présent, mais la dynamique spatiale planante dotée
d’une certaine forme de naïveté est en partie évaporée.
La seconde face
laisse le champ libre à Sungrazer. « Dopo » en est le
premier acte. Le son saturé, écorché de la Fender Telecaster est
littéralement poussé au mur par la basse Rickenbaker. Des arpèges
cosmiques sur le couplet, une voix douce, presque vaporeuse, avant le
redémarrage du riff, et un chorus spatial, lente procession
électrique tout simplement magique. La basse ne relâche pas son
tempo ni sa mélodie. Thème obsédant dansant dans votre cortex
comme un leitmotiv. Ma vie défile à l'écoute de ce morceau. Des
dizaines d'images, de la douleur, des doutes, de la résignation, et
puis un instant, juste cette musique qui vous tient à bout de bras,
rien que mourir sans pouvoir écouter cela n'a pas de sens. Jamais,
je dis bien jamais on aura joué un Heavy-Blues psychédélique aussi
puissant, aussi riche, aussi captivant. Chaque note, chaque chorus,
chaque rebondissement, chaque harmonie vocale parle quelque part en
vous, impression aigre-douce imprégnée de furie. L’esprit se
prend dans cet univers dense, nuageux, à la fois léger et lourd,
entre flottement psychédélique planant et angoisse emplie de rage.
La musique ne joue pas sur le gras du riff, mais sur une ambivalence
entre la férocité du tempo et l’écho aérien des arpèges
mélodiques. On se sent vivre dans un halo vaporeux, comme un
cosmonaute marchant sur le sol lunaire. « Dopo » est ce
sommet fulgurant de Rock électrique fuligineux, entêtant, d’une
puissance émotionnelle démoniaque. Ce morceau est doté d’une
hargne sourde, régénérante et amère à la fois.
« Yo La
Tango » est un tout autre univers. Il est une promenade le long
d’une plage sur la côte méditerranéenne, les pieds dans le sable
tiède, les yeux perdus dans le soleil se couchant à l’horizon
dans un halo de couleurs rougeoyantes. La mélancolie y est forte, et
c’est ce sentiment doux-amer qui prédomine. On est touché par la
douceur de la chaleur et la sérénité, mais il pèse comme une
adversité dans l’esprit, comme un instant de répit. Comme ceux
que l’on ressent après ces longs moments de douleur, comme
abasourdi, assommé, le cerveau vidé de sa capacité à réagir.
Rutger Smeets fait rugir sa guitare après les deux premiers couplets
dans une incandescente montée d’adrénaline teintée d’une
lumière troublante. Le morceau se poursuit dans un vol délicat
au-dessus de la sierra, laissant l’âme se submerger de douceurs
naturelles rappelant notre fragilité et notre futilité.
Le troisième
morceau revient des terres plus familières pour peu que l’on
connaisse la musique de Sungrazer. « Flow Through A Good
Story » est un épais Heavy-Rock saturé, jouant en permanence
sur un équilibre étroit de larsens. Le riff est machiavélique, et
sa violence est contrebalancée par ce chant doux, presque enfantin.
La basse est lourde, dense, soutenue par une batterie percutante,
inondée de cymbales scintillantes. Il réside une tension prenante,
qui s’accentue avec l’accélération du tempo, violente embardée
électrique sur laquelle flotte ces voix douces, qui s’apparentent
presque à de la psychopathie. Une menace noire plane sur ce morceau,
obsédant, encore.
L’album se clôt
sur un larsen après une dernière explosion électrique. Ainsi
s’achève le dernier enregistrement en date de The Machine, et de
l’histoire de Sungrazer. Le trio hollandais s’est dissous
quelques mois plus tard, après une tournée commune des deux
groupes. Le guitariste Rutger Smeets et le batteur Hans Mulder se
retrouveront dans un quatuor nommé Cigale, au son moins puissant,
moins Stoner-Rock. Cette nouvelle aventure musicale n’apaisait
aucunement le regret de la séparation de Sungrazer, mais après
tout, aucune explication tangible n’avait été avancée. Sans
doute de simples divergences musicales, le manque de temps personnel
à consacrer à la musique pour l’un d’entre eux. Ce manque de
fric, aussi, qui finit par décourager, qui vient à bout de la
flamme sacrée, malgré la passion. Et l’espoir qu’un jour le
trio magique se reformerait, peut-être. Mais la vie sera à nouveau
cruelle.
Rutger Smeets s’est éteint le 13 octobre 2015, à l’âge
de trente-huit ans. Nous n’en saurons pas davantage sur les
circonstances, pas plus que pour celles de la séparation de
Sungrazer. Cet album avait donc la saveur de l’abîme. Il était
définitif, unique. Il possédait en lui l’âme des pierres
philosophales. Il n’était donc pas qu’un simple split-album de
plus, il était un disque important, pour moi, comme pour la petite
histoire du Rock.
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