mercredi 22 avril 2015

ELDER ROADBURN

 "Aussi, replonger dans cette musique dans de telles conditions relève presque du suicide."
ELDER : « Live At Roadburn 2013 » 2013

Le grand malheur du Stoner-Rock est, en conséquence de sa modeste diffusion, l'absence où le faible nombre de disques enregistrés en concert. Ce genre Rock, pourtant tellement brillant sur scène, doit se contenter d'une diffusion artisanale d'albums studios.
La raison, disais-je, est sa portée extrêmement modeste, de ce fait, la faiblesse du nombre de concerts possibles, et la taille de ceux-ci. Souvent dans de petites salles ou clubs spécialisées, ils ne peuvent être le matériau adéquat à une bonne captation scénique. Les moyens techniques nécessaires limitent encore plus les opportunités, la captation sur scène étant un exercice périlleux et coûteux du fait de l'obligation, pour un résultat optimal, d'enregistrer plusieurs sets afin d'obtenir un album live de qualité.
Il y a pour cela plusieurs possibilités : soit une série de concerts dans la même salle, à l'acoustique réputée et au public réactif ou conquis d'avance, ou alors la prise de son itinérante sur plusieurs dates d'une tournée. Seuls les grands artistes assis en matière de notoriété peuvent se permettre ce genre d'enregistrement. Pour le Stoner, seuls quelques groupes rôdés au public suffisamment nombreux et aux tournées suffisamment conséquentes peuvent se le permettre. Où alors une opportunité rare se présente, que le groupe concerné se doit de profiter. C'est souvent le cas dans quelques festivals du genre reconnus, qui bénéficient de moyens de diffusion et d'enregistrement significatifs. Samsara Blues Experiment eut cette chance grâce à l'émission allemande de concert retransmis à la télévision : Rockpalast. Le concert au Crossroads Festival de Berlin fut enregistré et diffusé sur disque par le groupe. Le résultat est exceptionnel, et il faudra que je vous en reparle.
Un autre, voir l'autre et unique canal de diffusion est le festival majeur du genre Stoner-Doom-Psyché : le Roadburn Festival à Tilburg aux Pays-Bas. Plusieurs groupes eurent cette chance, les vidéos des prestations étant retransmises toutes ou parties sur le net. Stone Axe publia un live au Roadburn il y a quelques années de cela.
Le souci de ce genre de captation est son caractère exceptionnel et unique. Et qu'en gros, le groupe n'a pas intérêt à se louper ce soir-là. Il s'agit d'une pression supplémentaire, car jouer au Roadburn est déjà un honneur, et l'assurance de se faire connaître et reconnaître dans le monde du Stoner de manière optimale, et donc de sortir de l'anonymat qu'une diffusion aussi passionnée que minimaliste ne peut qu'offrir.
Elder est un prodigieux trio de New York, qui publia notamment un second disque en 2011, « Dead Roots Stirring », totalement insurpassable dans le domaine du Heavy-Rock stoner et épique. Invités à se produire au Roadburn Festival en 2013, il leur fut proposé d'enregistrer ce rare concert hors de leurs frontières américaines.
La pression est immense, car leur album se tailla une réputation plus que flatteuse auprès des amateurs, et il fallait qu'Elder prouve si il était capable de retranscrire la musique intense et passionnée qui est la leur à trois sur une scène. Nicholas DiSalvo à la guitare et au chant, Jack Donovan à la basse, et Matthew Couto à la batterie ont donc une pression immense sur les épaules. Ce qui va être saisi dans la chaleur de la salle ce soir-là est une bien une immense démonstration des capacités de Elder à jouer sur scène et à y développer sa musique.
J'ai longtemps hésité à acquérir ce disque. Les quelques extraits sur le net ne laissaient transparaître qu'un set un peu brouillon, et où la voix de DiSalvo manquait cruellement de coffre. Mais je me trompais totalement. Encore bouleversé par la beauté de leur second album, et la formidable tenue de leur premier, ce live ne pouvait être que parfait, encore plus incroyable que tout ce qu'ils avaient pu publier jusque-là. Et c'est en fait parfaitement vrai. J'avais juste omis deux ou trois points à prendre en considération.
En premier lieu, on ne plonge dans leur musique aussi facilement que l'on pourrait le croire, même si le répertoire est sur le papier familier pour l'essentiel. Le concert est une réinterprétation constante des morceaux enregistrés en studio, et même si les variations ne sont pas d'une grande importance, elles nécessitent de la concentration et de l'ouverture d'esprit.
En second lieu, il s'agit d'un enregistrement en concert sans aucun overdub. Cela signifie donc que la musique livrée ici est telle qu'elle a été jouée et entendue ce soir-là, sans la moindre modification postérieure studio, comme cela se fera couramment, notamment sur de désormais mythiques enregistrements en public comme le « Live And Dangerous » de Thin Lizzy ou « Unleashed In The East » de Judas Priest. Il n'est donc pas à prendre comme le disque live parfait du trio new-yorkais, mais bien le témoignage sonore d'un concert d'importance dans leur carrière. Il est donc à appréhender tel quel.
Enfin, le dernier paramètre est plus personnel. « Dead Roots Stirring » fut le compagnon des pires heures de ma vie. Il est magnifique, sublime, et je l'écoute toujours avec délectation. Mais immanquablement, il remue une fange morale douloureuse.
Et me voilà à trébucher de nouveau à cause de ce lourd passé, moralement épuisé par tant de rebondissements sordides afférents. Aussi, replonger dans cette musique dans de telles conditions relève presque du suicide. Mais finalement, me voilà à redécouvrir la musique de Elder sous un jour nouveau.
Car cet album en concert est prodigieux, totalement saisissant par sa densité musicale. Que le chant soit par moments un peu noyé dans le mixage est totalement contrebalancé par la force de l'interprétation. Et que nous puissions profiter de l'enregistrement de concert est déjà une chance immense. C'est que Walter Jurgen, l'organisateur du Roadburn savait combien Elder est une bête de scène qui ne demande qu'une salle et des conditions techniques adéquates pour donner le maximum de son potentiel.
Le set débute par deux morceaux du dernier album en date : « Gemini » et « Dead Roots Stirring ». Ces deux interprétations restent fidèles à leurs versions originales, mais avec un grain d'agressivité et une corrosivité supplémentaire. Ce qui est admirable, c'est que malgré la complexité des morceaux, Elder arrivent à les retranscrire sur scène sans ajout de bandes sonores, où de
musiciens additionnels sur scène afin de jouer les parties rythmiques ou les chorus en tierce. Le trio joue sa propre musique, aux structures et aux harmonies riches. Ces deux pièces de musique étaient déjà denses, Elder ne fait que les étirer quelques peu par un ou deux soli supplémentaires.
Et puis intervient « Spires Burn ». Ce titre fut publié sur un EP uniquement disponible en vinyl en 2013. Le trio déclenche une véritable tempête sonique sur scène. Le son de la guitare se fait mordant. DiSalvo semble jongler avec une vague d'électricité, une matière mouvante sous ses propres doigts, qu'il sculpte. Tout démarre dans un larsen surmontant un riff de basse grondant. Puis la guitare fait tomber la foudre à travers les rampes d'amplis Marshall. Le son est organique, les dissonances et la distorsion prennent aux tripes. C'est un texte sur une bataille mythologique. Les flèches brûlent. La six-corde hulule sous les coups de wah-wah avant de grogner comme une bête démoniaque, rampante, menaçante, vers sa proie prise au piège. La dimension épique de cette furieuse odyssée transporte l'auditeur hors de son propre organisme. Cette pièce de musique est tout simplement magique, elle atteint les sommets auxquels peu accèdent. Il me vient à l'esprit « The Rover » ou « In My Time Of Dying » de Led Zeppelin, mais avec une furie démultipliée, comme si Jimmy Page avait fréquenté d'un peu trop près Robin Trower et Tony Iommi.
Derrière ce somptueux obélisque de Heavy-Rock suient « The End ». En introduction, Nick DiSalvo explique combien ce concert au Roadburn est important pour le groupe, et qui les sort du merdier du job alimentaire quelques heures durant. Cette heure de scène permet aux trois modestes gaillards de s'exprimer totalement artistiquement parlant, loin de l'étroitesse du quotidien. « The End » s'amplit de la furie encore chaude de « Spires Burn ». « The End » bénéficie d'un traitement de choc qui va être aussi celui de tous les morceaux suivants. Le solo est ici splendide. Elder joue avec une intensité surnaturelle. DiSalvo n'a de cesse d'écraser sa wah-wah pour déformer encore et encore la matière électrique, poussée par une basse et une batterie faisant totalement corps avec leur leader. Couto a une utilisation des cymbales assez proche de celle de Keith Moon, et une frappe entre Jerry Shirley d'Humble Pie et John Bonham de Led Zeppelin. La cohésion musicale dans un trio doit être totale. Si le guitariste dirige souvent les opérations, il est indispensable que la section rythmique soit créative pour lui permettre de développer ses idées. Ce qu'on appelle l'émulation. Donovan et Couto sont de ceux-là.
La preuve en est encore faite sur le magnifique « Knot ». C'est pour moi le sommet de l'album « Dead Roots Stirring ». Cri de douleur désenchanté, il résonne de rage brûlante. Elder met un soin maniaque à le rendre encore plus intense, plus oppressant. Chaque couplet, chaque séquence appuie un peu plus sur la plaie béante de nos âmes. La voix de DiSalvo se perd dans le mur du son, comme un appel à l'aide au milieu des éléments déchaînés. Cette alternance entre riffs massifs et arpèges grésillants de feu intérieur sonne comme le tocsin de l'enfer. Le groupe fait monter l'intensité jusqu'à l'explosion des deux chorus finaux, magistraux, concis, où chaque note est pesée.
Le set se termine par un extrait du premier album, paru il y a bien longtemps, en 2007. Alors très inspiré par Sleep, Elder développait un Heavy-Rock très doom, y compris dans le chant martial et monocorde similaire à celui de Al Cisneros. « Riddle Of Steel Part 1 » faisait partie des longues pièces épiques de ce premier disque. Le riff introductif est une lente procession possédée, rappelant énormément Matt Pike. Le résultat est génial, saturé. Puis le tempo s'emballe. Nouvel orage électrique. Chorus, retour au riff bavant de distorsion. Puis dans un larsen, la basse redémarre soutenue par la batterie dans une ligne roulant comme les eaux noires d'un torrent. DiSalvo égrène quelques chorus de notes claires suspendus dans l'air lourd, entre jazz et blues. Puis la distorsion éclate à nouveau, gonflant le riff sale, poisseux.
L'air résonne encore de la musique de Elder lorsque le public applaudit le trio à la fin de sa prestation. Il vient de confirmer tout son potentiel artistique, largement au-dessus de la moyenne de la scène stoner-doom, pourtant riche. Et ne parlons pas de la moyenne musicale en général.... Totalement hors de portée, Elder est une fulgurance. Ces trois-là utilise tout le potentiel de leur formation, de leurs instruments, et de ce que le Rock dur offre de meilleur. En tout cas, si cette musique possède encore de la substance de nos jours, c'est bien grâce à des groupes comme Elder.
tous droits réservés

2 commentaires:

Throma a dit…

Budgie,
as-tu jeté une oreille au dernier Elder studio en date ?
"Lore" qui à mon sens surpasse carrément leurs précédents opus.

Julien Deléglise a dit…

Non je n'ai pas encore eu cette chance. J'ai prévu de le commander rapidement et j'ai hâte.