samedi 18 avril 2015

NUCLEUS BREMEN

"Nucleus aura beaucoup donné, et le sextet original se dissolvera dans les semaines à venir."

NUCLEUS : « Live In Bremen » 2003

Je crois avec le temps que je suis un iconoclaste. Une sorte d'original, pas du tout en phase avec sa génération et son temps. Je vis en fait dans mon espace propre, semble-t-il largement éloigné de la mode et des goûts du jour.
Mes références, qu'elles soient musicales, cinématographiques, littéraires, graphiques me semblent toutefois assez vastes. Je reste par ailleurs d'un naturel curieux et m'intéresse à l'actualité. Pourtant, je reste exigeant, et je suis souvent consterné par la médiocrité de la nouveauté, quelle que soit mon âge.
J'ai désormais 35 ans et me voilà commençant une nouvelle vie. Pourtant, l'homme que j'ai toujours été, avec sa culture et ses incertitudes, est toujours là, bien vivant. Et l'une des constantes de mon isolement culturel reste l'affection particulière que je porte pour le jazz-rock des années 70. Il s'agit pourtant par définition de la musique la plus prétentieuse et cérébrale (c'est-à-dire chiante) que cette période ait permis de faire éclore. Et cela, tout le monde en est persuadé depuis le Punk, c'est-à-dire depuis 1977. Musique d'intellos moustachus à lunettes branlant claviers, guitares, cuivres, et autres percussions dans un sérieux à faire pâlir une séance du Sénat. Selon la presse et les gens de bon goût, jamais l'on avait produit une musique aussi prétentieuse et aussi chiante au sein de cette contre-culture Rock qui devait libérer la jeunesse des carcans des années 50. Alors cette musique resta celle des musiciens érudits, s'écoutant parler et jouer, un peu pédants. Bref, une musique inique faite pour les connards. Déjà totalement ringarde en 1977, elle l'est encore plus avec les critères des années en 2010, en pleine phase électro-pop-dance.
Et pourtant.... pourtant.... j'aime cette musique. Du moins, un certain nombre de groupes.
Ce que j'affectionne le plus est le jazz-rock anglo-saxon des années 1969-1976 : Soft Machine, Mahavishnu Orchestra, Isotope, Tony Williams Lifetime.... et Nucleus.
Groupe fondé par le trompettiste Ian Carr en 1969. L'homme a fait partie du Rendell-Carr Quartet, plus dans la veine du quartet de Miles Davis. Mais Carr veut explorer comme Miles la musique Rock électrique. Miles cherche du côté de Hendrix, Carr du côté du heavy-blues naissant anglais. Ce qui rend l'approche des deux hommes parfaitement différentes, malgré quelques similitudes dans le son. Chez Ian Carr, les dérapages free-jazz sont rares, car l'homme aime rester dans le tempo et la mélodie. Il sera en Europe l'un des pères de ce que l'on appellera le jazz-fusion.
Pour cela il s'entoure de Karl Jenkins aux claviers et au hautbois, de John Marshall à la batterie, de Jeff Clyne puis Roy Babbington à la basse, de Brian Smith aux saxophones et à la flûte, et de Chris Spedding à la guitare. Ce dernier, un brin exubérant et prétentieux, préfère les sessions studios et son propre groupe, les Battered Ornaments, et laisse sa place à Ray Russell pour cette tournée de 1971.
Nucleus vient de sortir trois fabuleux albums de jazz-rock : « Elastic Rock » en 1970, « We'll Talk About It Later » et « Solar Plexus » en 1971. On ressent dans cette musique le soin apporté à suivre la mélodie durant l'improvisation, et surtout le groove. Et c'est là que réside la magie de cette musique : le groove entraîne l'auditeur, et sur sa route chemine les épreuves, les pensées diverses. Je dois par ailleurs avouer que les déplacements en voiture sont toujours pour moi une occasion très particulière de réfléchir. A la fois apaisante et déconcertante, elle permet de philosopher sur la vie et ses principes essentiels.
Le jazz-rock m'a permis ces derniers temps de réfléchir sereinement, d'imaginer une vie meilleure, et de laisser voguer mon esprit au gré de ma mélancolie. Lorsque le bitume défile, je me sens à nouveau vivant quelques heures. Je n'ai jamais autant aimé la route que ces derniers mois. Je réfléchis, fait le bilan, philosophe sur la vie.
Ce disque est ainsi magique, même si j'ai parfois l'impression qu'il est maudit. Ainsi, il accompagna quelques trajets douloureux aussi. La précédente mouture de cet article fut même perdue mystérieusement, unique victime d'un bug de mon pc. Comme si ce que j'avais écrit, et ce que ce disque véhiculait était définitivement frappé du sceau du Malin.
Il fut acheté dans un contexte atypique. En effet, l'achat eut lieu à Carmaux. Cité minière historique pour avoir enfanté le mythe Jean Jaurès, elle est surtout le théâtre d'un festival désormais unique dans le monde : Rock In Opposition. Il faut savoir que ce mouvement fut créer au milieu des années 70 par un courant de musiciens affiliés au Parti Communiste anglais, à la tête duquel le groupe Henry Cow ou Robert Wyatt. Ils décidèrent de créer des festivals et un système de diffusion de la musique hors des majors du disque. Il y eut ainsi des festivals Rock In Opposition en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, mais aussi aux USA et au Japon. Mais le mouvement mourut avec les utopies des années 70, et aujourd'hui ne subsiste que le festival de Carmaux. Je vins pour savourer la vraie raison de ma venue : la prestation de Soft Machine. Le concert fut tellement beau que j'en pleurai. « Song Of Aeolus » déploya toute sa magie, quelle qu'en fut la version. Il me remonta à la gorge toutes ces souffrances, toutes ces désillusions. Je me sentis brutalement envahi par l'ampleur de mon échec. Toutes ces années perdues, ces compromis, ces erreurs.....Je me sentis vieux, fatigué, mais aussi transpercé par la réalité brutale.
Et je sortis pour acheter quelques disques. J'achetai donc le dernier live de Soft Machine, le dernier album, Isotope (fabuleux groupe avec Hugh Hopper à la basse et Gary Boyle à la guitare, il faut que l'on en reparle rapidement) et puis ce disque de Nucleus. Si l'écoute de l'album berça ces sombres heures, je l'écoute toujours quand j'ai besoin de prendre un peu de distance avec la vie, lorsque mon esprit a besoin d'un peu d'air et de liberté. Et la musique de Nucleus est parfaite pour cela. Elle respire littéralement. Jamais hermétique malgré sa nature jazz originelle, elle reste ancrée dans les tempos Rock, et toutes les improvisations sont parfaitement accessibles, malgré leur audace. Tout ce que produisit Nucleus entre 1969 et 1975 est passionnant, de ce jazz-rock progressive à des sonorités plus funk.
Il s'agit d'un enregistrement de Nucleus à Radio Bremen, un média allemand très en pointe dans le domaine du jazz-rock anglais, puisque Nucleus, Soft Machine et Isotope y ont joué régulièrement.
L'enregistrement date de 1971. Ray Russell est à la guitare, et l'on découvre plusieurs longues improvisations sans versions studios qui permettent à la fois à votre cerveau de s'envoler, et au groupe de démontrer toute l'étendue de son talent.
Le concert débute par ce qui peut être considérer par le meilleur morceau de Nucleus : « Song For The Bearded Lady ». Véritable envolée funk, le thème sera recyclé par son auteur Karl Jenkins sur le « Six » de Soft Machine qu'il intégra en 1972.
La version de Nucleus est intense. Plus nonchalante que la version studio aussi. Mais seulement en apparence. Car tout y est dense, puissant. La guitare est plus présente que celle de Chris Spedding, plus sèche et pointilliste. Le solo de Russell est d'ailleurs plus fourni, plus sauvage, parfait contrepoint à la trompette de Carr. Marshall et Babbington ramonent des kilomètres de rythmes intergalactiques, soutenant une musique plutôt boueuse, jusqu'au solo de Carr.... le swing, la classe.... la cymbale de Marshall... le piano électrique de Jenkins.... Le cerveau tourbillonne dans l'air ambiant.... Et puis il y a le solo de guitare. Foutraque, serré, nerveux. Russell est un déformateur de lignes mélodiques, distordant en tout va pour obtenir une saturation totale proche de celle des meilleurs bretteurs anglais, Eric Clapton, Jimmy Page et Jeff Beck en tête.
« By The Pool » est une longue divagation à base de flûte, de hautbois très 70's et d'arpèges de guitare offrant une sorte d'intermède léger à la hargne du morceau précédent. Les 13 minutes offertes permettent de décompresser délicatement et sans complexe.
Il ne s'agit finalement que de la magistrale introduction de « Kookie And The Zoom Club ». 17 minutes durant, le sextet écume le thème principal, alternant mélodie et soli. Indiscutable déambulation mélancolique, elle est le théâtre de tout ce que le jazz-rock de cette époque peut proposer d’excitant. Le puissant et entêtant thème principal, interprété de concert par le piano électrique, la guitare, la basse, et la batterie, sur un tempo lourd cale une atmosphère mêlant colère et résignation. La trompette de Ian Carr divague longuement sur ce mode heavy, laissant ensuite la place à un solo de guitare seulement soutenu de la basse et de la batterie, avant que ne revienne le piano pour renforcer la folie des notes électriques de Ray Russell. Sous une apparence hirsute et débraillée, les improvisations de ce dernier emmènent l’auditeur dans une catharsis émotionnelle à la limite de la folie. Le calme revient avec la trompette, qui fait atterrir le thème dans une atmosphère de roman noir.
C’est le début de « Torrid Zone ». Russell en soutien égrène les accords funky en arrière-plan, puis emporte le tempo avec la complicité de John Marshall. Carr reste en contrôle, et la musique glisse doucement vers un climat d’angoisse latente. La charley maintient le propos funky en arrière-plan. Carr divague dans les thèmes arabisants propres à Miles Davis avant de laisser la place au piano de Karl Jenkins. Bientôt le thème principal semble fondre en des notes liquides avant de revenir doucement, soutenu de quelques arpèges de guitare. Cette délicatesse apaise, mais la mélancolie reste là, toujours en fond de décor. Brian Smith égrène un thème alternatif à la flûte rappelant celui de « Bullitt » avec Steve MacQueen. C’est le parfait fond sonore pour quelques pas le long de la jetée un soir d’été, une cigarette à la main, les yeux perdus dans l’horizon, l’esprit résolu. Le soleil rougeoyant se perd dans l’océan, colorant les nuages et les façades de reflets et orangés et bleutés. La douceur de l’air apaise les esprits échauffés par la chaleur de la journée, et la sérénité se réinstalle. Ce moment de calme permet de se reprendre et de se sentir à nouveau d’attaque.
La flûte de Smith s’emballe, soufflant un vent de colère, comme un sursaut d’orgueil face à l’injustice. La guitare, le piano et la section rythmique emboîtent le pas. Comme un coup de colère avant que la trompette ne fasse revenir le calme. Le thème se fait à nouveau funky. La trompette de Carr et le saxophone de Smith soufflent de concert le final. Ainsi s’achève le premier set de ce concert.
La seconde session démarre avec « Snakehips Dream ». Morceau à l’influence arabisante directement liée au « Bitches Brew » de Miles Davis, il dispose néanmoins d'un groove que les improvisations Davisiennes ne conservaient pas toujours. Nucleus reste clairement ancré dans le rythme et le tempo. Cela permet néanmoins à chaque instrumentiste des divagations plus ou moins free. Ici, c’est Jenkins et son hautbois qui s’en donne à cœur joie, suivi de Smith et de son sax ténor. Russell maintient toujours une mélodie en arrière-teinte par ses accords entre funk lourd et influences blues anglais. On y retrouve parfois le Peter Green de Fleetwood Mac ou le Eric Clapton des Bluesbreakers. Ces ponctuations du thème principal par quelques notes est caractéristique du Blues. On le retrouvera notamment chez ZZ Top. Les cuivres jouant simultanément clôturent ce beau morceau. S’enchaînent « Oasis » et « Money Mad »issu du premier album. On y retrouve les influences de John Coltrane lorsque l’homme se montrait mélodieux. Il y a souvent des dualités chez les grands génies du jazz, partagés entre inspirations mélodiques et improvisations sauvages totalement free. Jenkins fait des merveilles au hautbois.
Ces deux morceaux aboutissent à une jam collégiale du nom de « Dortmund Backtrack », clotûrée par le court « Bremen Dream ». Souvenirs sous forme musicale de cette tournée de Nucleus en Allemagne de l’Ouest, le groupe y décrit ses impressions sur ce pays étrange, partie occidentale d’une Germanie coupée en deux. En permanence au cœur de la tension, enfants d’une génération qui a vécu et soutenu le nazisme, il règne sur la scène musicale locale un furieux besoin de liberté, une envie de vivre et de jouir vite. On distingue surtout une grande ouverture d’esprit, population influencée par les grands maîtres de la musique classique, les grands compositeurs de musique moderne, et le Rock’N’Roll et la Soul importés par les bases américaines et britanniques.
« Elastic Rock » est un autre morceau issu du premier album. Ce disque fut encensé par la critique à sa sortie, et offrit à Nucleus des opportunités inimaginables pour un groupe de jazz en 1969. Son tempo soyeux poursuit à merveille les précédentes improvisations. Le saxophone de Brian Smith est sublime, sa tonalité rappelle John Coltrane. Russell brode des notes claires de guitare en contre-point. « A Bit For Vic » est un très bon solo de John Marshall, avant que « Persephone's Jive » sonne sur un tempo furieux, d'inspiration soul à la James Brown, la fin de ce concert.
Nucleus aura beaucoup donné, et le sextet original se dissolvera dans les semaines à venir. Des tensions internes sont apparues, et Ian Carr ne contrôlait plus son propre groupe. Il sortira un album solo dans la lignée des trois albums de Nucleus, « Belladonna » en 1972. Il reprendra ensuite le nom de Nucleus, mais y ajoutera son nom, affirmant nettement que ce groupe est sa chose. La coloration musicale se dirigera vers des sonorités plus soul et funk, plus américaines aussi. Cela n'empêchera Nucleus de sortir de très bons disques, mais la formation changera à chaque disque. Et aucun n'atteindra l'apogée créative de cet enregistrement live sublime où chaque note est un mot, et chaque pièce de musique, un voyage.
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