"Nucleus aura beaucoup donné, et le
sextet original se dissolvera dans les semaines à venir."
NUCLEUS : « Live In Bremen »
2003
Je crois avec le temps que je suis un
iconoclaste. Une sorte d'original, pas du tout en phase avec sa
génération et son temps. Je vis en fait dans mon espace propre,
semble-t-il largement éloigné de la mode et des goûts du jour.
Mes références, qu'elles soient
musicales, cinématographiques, littéraires, graphiques me semblent
toutefois assez vastes. Je reste par ailleurs d'un naturel curieux et
m'intéresse à l'actualité. Pourtant, je reste exigeant, et je suis
souvent consterné par la médiocrité de la nouveauté, quelle que
soit mon âge.
J'ai désormais 35 ans et me voilà
commençant une nouvelle vie. Pourtant, l'homme que j'ai toujours
été, avec sa culture et ses incertitudes, est toujours là, bien
vivant. Et l'une des constantes de mon isolement culturel reste
l'affection particulière que je porte pour le jazz-rock des années
70. Il s'agit pourtant par définition de la musique la plus
prétentieuse et cérébrale (c'est-à-dire chiante) que cette période ait permis de faire éclore. Et cela, tout le monde en est persuadé
depuis le Punk, c'est-à-dire depuis 1977. Musique d'intellos
moustachus à lunettes branlant claviers, guitares, cuivres, et
autres percussions dans un sérieux à faire pâlir une séance du
Sénat. Selon la presse et les gens de bon goût, jamais l'on avait
produit une musique aussi prétentieuse et aussi chiante au sein de
cette contre-culture Rock qui devait libérer la jeunesse des carcans
des années 50. Alors cette musique resta celle des musiciens
érudits, s'écoutant parler et jouer, un peu pédants. Bref, une
musique inique faite pour les connards. Déjà totalement ringarde en
1977, elle l'est encore plus avec les critères des années en 2010,
en pleine phase électro-pop-dance.
Et pourtant.... pourtant.... j'aime
cette musique. Du moins, un certain nombre de groupes.
Ce que j'affectionne le plus est le
jazz-rock anglo-saxon des années 1969-1976 : Soft Machine,
Mahavishnu Orchestra, Isotope, Tony Williams Lifetime.... et Nucleus.
Groupe fondé par le trompettiste Ian
Carr en 1969. L'homme a fait partie du Rendell-Carr Quartet, plus
dans la veine du quartet de Miles Davis. Mais Carr veut explorer
comme Miles la musique Rock électrique. Miles cherche du côté de
Hendrix, Carr du côté du heavy-blues naissant anglais. Ce qui rend
l'approche des deux hommes parfaitement différentes, malgré
quelques similitudes dans le son. Chez Ian Carr, les dérapages
free-jazz sont rares, car l'homme aime rester dans le tempo et la
mélodie. Il sera en Europe l'un des pères de ce que l'on appellera
le jazz-fusion.
Pour cela il s'entoure de Karl
Jenkins aux claviers et au hautbois, de John Marshall à la batterie,
de Jeff Clyne puis Roy Babbington à la basse, de Brian Smith aux
saxophones et à la flûte, et de Chris Spedding à la guitare. Ce
dernier, un brin exubérant et prétentieux, préfère les sessions
studios et son propre groupe, les Battered Ornaments, et laisse sa
place à Ray Russell pour cette tournée de 1971.
Nucleus vient de sortir trois fabuleux
albums de jazz-rock : « Elastic Rock » en 1970,
« We'll Talk About It Later » et « Solar Plexus »
en 1971. On ressent dans cette musique le soin apporté à suivre la
mélodie durant l'improvisation, et surtout le groove. Et c'est là
que réside la magie de cette musique : le groove entraîne
l'auditeur, et sur sa route chemine les épreuves, les pensées
diverses. Je dois par ailleurs avouer que les déplacements en
voiture sont toujours pour moi une occasion très particulière de
réfléchir. A la fois apaisante et déconcertante, elle permet de
philosopher sur la vie et ses principes essentiels.
Le jazz-rock m'a permis ces derniers
temps de réfléchir sereinement, d'imaginer une vie meilleure, et de
laisser voguer mon esprit au gré de ma mélancolie. Lorsque le
bitume défile, je me sens à nouveau vivant quelques heures. Je n'ai
jamais autant aimé la route que ces derniers mois. Je réfléchis,
fait le bilan, philosophe sur la vie.
Ce disque est ainsi magique, même si
j'ai parfois l'impression qu'il est maudit. Ainsi, il accompagna
quelques trajets douloureux aussi. La précédente mouture de cet
article fut même perdue mystérieusement, unique victime d'un bug de
mon pc. Comme si ce que j'avais écrit, et ce que ce disque
véhiculait était définitivement frappé du sceau du Malin.
Il fut acheté dans un contexte
atypique. En effet, l'achat eut lieu à Carmaux. Cité minière
historique pour avoir enfanté le mythe Jean Jaurès, elle est
surtout le théâtre d'un festival désormais unique dans le monde :
Rock In Opposition. Il faut savoir que ce mouvement fut créer au
milieu des années 70 par un courant de musiciens affiliés au Parti
Communiste anglais, à la tête duquel le groupe Henry Cow ou Robert
Wyatt. Ils décidèrent de créer des festivals et un système de
diffusion de la musique hors des majors du disque. Il y eut ainsi des
festivals Rock In Opposition en Grande-Bretagne, en France, en
Allemagne, en Espagne, en Italie, mais aussi aux USA et au Japon.
Mais le mouvement mourut avec les utopies des années 70, et
aujourd'hui ne subsiste que le festival de Carmaux. Je vins pour
savourer la vraie raison de ma venue : la prestation de Soft
Machine. Le concert fut tellement beau que j'en pleurai. « Song
Of Aeolus » déploya toute sa magie, quelle qu'en fut la
version. Il me remonta à la gorge toutes ces souffrances, toutes ces
désillusions. Je me sentis brutalement envahi par l'ampleur de mon
échec. Toutes ces années perdues, ces compromis, ces erreurs.....Je
me sentis vieux, fatigué, mais aussi transpercé par la réalité
brutale.
Et je sortis pour acheter quelques
disques. J'achetai donc le dernier live de Soft Machine, le dernier
album, Isotope (fabuleux groupe avec Hugh Hopper à la basse et Gary
Boyle à la guitare, il faut que l'on en reparle rapidement) et puis
ce disque de Nucleus. Si l'écoute de l'album berça ces sombres
heures, je l'écoute toujours quand j'ai besoin de prendre un peu de
distance avec la vie, lorsque mon esprit a besoin d'un peu d'air et
de liberté. Et la musique de Nucleus est parfaite pour cela. Elle
respire littéralement. Jamais hermétique malgré sa nature jazz
originelle, elle reste ancrée dans les tempos Rock, et toutes les
improvisations sont parfaitement accessibles, malgré leur audace.
Tout ce que produisit Nucleus entre 1969 et 1975 est passionnant, de
ce jazz-rock progressive à des sonorités plus funk.
Il s'agit d'un enregistrement de
Nucleus à Radio Bremen, un média allemand très en pointe dans le
domaine du jazz-rock anglais, puisque Nucleus, Soft Machine et
Isotope y ont joué régulièrement.
L'enregistrement date de 1971. Ray
Russell est à la guitare, et l'on découvre plusieurs longues
improvisations sans versions studios qui permettent à la fois à
votre cerveau de s'envoler, et au groupe de démontrer toute
l'étendue de son talent.
Le concert débute par ce qui peut
être considérer par le meilleur morceau de Nucleus : « Song
For The Bearded Lady ». Véritable envolée funk, le thème
sera recyclé par son auteur Karl Jenkins sur le « Six »
de Soft Machine qu'il intégra en 1972.
La version de Nucleus est intense.
Plus nonchalante que la version studio aussi. Mais seulement en
apparence. Car tout y est dense, puissant. La guitare est plus
présente que celle de Chris Spedding, plus sèche et pointilliste.
Le solo de Russell est d'ailleurs plus fourni, plus sauvage, parfait
contrepoint à la trompette de Carr. Marshall et Babbington ramonent
des kilomètres de rythmes intergalactiques, soutenant une musique
plutôt boueuse, jusqu'au solo de Carr.... le swing, la classe.... la
cymbale de Marshall... le piano électrique de Jenkins.... Le cerveau
tourbillonne dans l'air ambiant.... Et puis il y a le solo de
guitare. Foutraque, serré, nerveux. Russell est un déformateur de
lignes mélodiques, distordant en tout va pour obtenir une saturation
totale proche de celle des meilleurs bretteurs anglais, Eric Clapton,
Jimmy Page et Jeff Beck en tête.
« By The Pool » est une
longue divagation à base de flûte, de hautbois très 70's et
d'arpèges de guitare offrant une sorte d'intermède léger à la
hargne du morceau précédent. Les 13 minutes offertes permettent de
décompresser délicatement et sans complexe.
Il ne s'agit finalement que de la
magistrale introduction de « Kookie And The Zoom Club ».
17 minutes durant, le sextet écume le thème principal, alternant
mélodie et soli. Indiscutable déambulation mélancolique, elle est
le théâtre de tout ce que le jazz-rock de cette époque peut
proposer d’excitant. Le puissant et entêtant thème principal,
interprété de concert par le piano électrique, la guitare, la
basse, et la batterie, sur un tempo lourd cale une atmosphère mêlant
colère et résignation. La trompette de Ian Carr divague longuement
sur ce mode heavy, laissant ensuite la place à un solo de guitare
seulement soutenu de la basse et de la batterie, avant que ne
revienne le piano pour renforcer la folie des notes électriques de
Ray Russell. Sous une apparence hirsute et débraillée, les
improvisations de ce dernier emmènent l’auditeur dans une
catharsis émotionnelle à la limite de la folie. Le calme revient
avec la trompette, qui fait atterrir le thème dans une atmosphère
de roman noir.
C’est le début de « Torrid Zone ».
Russell en soutien égrène les accords funky en arrière-plan, puis
emporte le tempo avec la complicité de John Marshall. Carr reste en
contrôle, et la musique glisse doucement vers un climat d’angoisse
latente. La charley maintient le propos funky en arrière-plan. Carr
divague dans les thèmes arabisants propres à Miles Davis avant de
laisser la place au piano de Karl Jenkins. Bientôt le thème
principal semble fondre en des notes liquides avant de revenir
doucement, soutenu de quelques arpèges de guitare. Cette délicatesse
apaise, mais la mélancolie reste là, toujours en fond de décor.
Brian Smith égrène un thème alternatif à la flûte rappelant
celui de « Bullitt » avec Steve MacQueen. C’est le
parfait fond sonore pour quelques pas le long de la jetée un soir
d’été, une cigarette à la main, les yeux perdus dans l’horizon,
l’esprit résolu. Le soleil rougeoyant se perd dans l’océan,
colorant les nuages et les façades de reflets et orangés et
bleutés. La douceur de l’air apaise les esprits échauffés par la
chaleur de la journée, et la sérénité se réinstalle. Ce moment
de calme permet de se reprendre et de se sentir à nouveau d’attaque.
La flûte de Smith s’emballe,
soufflant un vent de colère, comme un sursaut d’orgueil face à
l’injustice. La guitare, le piano et la section rythmique emboîtent
le pas. Comme un coup de colère avant que la trompette ne fasse
revenir le calme. Le thème se fait à nouveau funky. La trompette de
Carr et le saxophone de Smith soufflent de concert le final. Ainsi
s’achève le premier set de ce concert.
La seconde session démarre avec
« Snakehips Dream ». Morceau à l’influence arabisante
directement liée au « Bitches Brew » de Miles Davis, il
dispose néanmoins d'un groove que les improvisations Davisiennes ne
conservaient pas toujours. Nucleus reste clairement ancré dans le
rythme et le tempo. Cela permet néanmoins à chaque instrumentiste
des divagations plus ou moins free. Ici, c’est Jenkins et son
hautbois qui s’en donne à cœur joie, suivi de Smith et de son sax
ténor. Russell maintient toujours une mélodie en arrière-teinte
par ses accords entre funk lourd et influences blues anglais. On y
retrouve parfois le Peter Green de Fleetwood Mac ou le Eric Clapton
des Bluesbreakers. Ces ponctuations du thème principal par quelques
notes est caractéristique du Blues. On le retrouvera notamment chez
ZZ Top. Les cuivres jouant simultanément clôturent ce beau morceau.
S’enchaînent « Oasis » et « Money Mad »issu
du premier album. On y retrouve les influences de John Coltrane
lorsque l’homme se montrait mélodieux. Il y a souvent des dualités
chez les grands génies du jazz, partagés entre inspirations
mélodiques et improvisations sauvages totalement free. Jenkins fait
des merveilles au hautbois.
Ces deux morceaux aboutissent à une
jam collégiale du nom de « Dortmund Backtrack »,
clotûrée par le court « Bremen Dream ». Souvenirs sous
forme musicale de cette tournée de Nucleus en Allemagne de l’Ouest,
le groupe y décrit ses impressions sur ce pays étrange, partie
occidentale d’une Germanie coupée en deux. En permanence au cœur
de la tension, enfants d’une génération qui a vécu et soutenu le
nazisme, il règne sur la scène musicale locale un furieux besoin de
liberté, une envie de vivre et de jouir vite. On distingue surtout
une grande ouverture d’esprit, population influencée par les
grands maîtres de la musique classique, les grands compositeurs de
musique moderne, et le Rock’N’Roll et la Soul importés par les
bases américaines et britanniques.
Nucleus aura beaucoup donné, et le sextet original se dissolvera dans les semaines à venir. Des tensions internes sont apparues, et Ian Carr ne contrôlait plus son propre groupe. Il sortira un album solo dans la lignée des trois albums de Nucleus, « Belladonna » en 1972. Il reprendra ensuite le nom de Nucleus, mais y ajoutera son nom, affirmant nettement que ce groupe est sa chose. La coloration musicale se dirigera vers des sonorités plus soul et funk, plus américaines aussi. Cela n'empêchera Nucleus de sortir de très bons disques, mais la formation changera à chaque disque. Et aucun n'atteindra l'apogée créative de cet enregistrement live sublime où chaque note est un mot, et chaque pièce de musique, un voyage.
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