"Ce
doit être une plaie béante qu’ il doit être bien difficile de
cautériser."
TERRY
REID : Rogue
Waves
1979
Il
est des disques voués à rester dans l’obscurité. Dans les
carrières d’artistes au long cours, on trouve souvent une phase
d’apprentissage, un âge d’or, une descente dans l’abîme, et
parfois une résurrection. Les albums de la période glorieuse sont
ceux qui resteront dans l’histoire, fréquemment cités,
documentés. La phase qui suit est celle du désintérêt progressif
du public, souvent couplé à une perte de qualité en termes de
production artistique. Il y a plusieurs facteurs à cela : les
excès divers, le départ ou le décès d’un ou plusieurs musiciens
essentiels, l’apparition d’un mouvement musical qui pose un voile
de ringardise sur la production discographique à venir. Certains ont
la présence d’esprit de se séparer, puis éventuellement de se
reformer, d’autres insistent. Ces phases complexes produisent des
disques souvent en demi-teinte, dont on aime se gausser, maladroit,
tentant vainement de retrouver une part de magie d’antan.
Ils
ne sont effectivement pas toujours les plus ambitieux, et souffrent
d’une ou deux chansons vraiment médiocres. Pourtant, ils ont leurs
qualités. Et l’une essentielle est de souvent mettre à nu le
malaise humain. La plupart sont dotés d’une forme de mélancolie
intrinsèque, d’une amertume, de blessures intérieures. On sent
que le destin des musiciens leur échappe. Que la fête est finie.
Peu à peu, le rêve s’évapore avec les vapeurs d’alcool. Les
maisons de disques se détournent, les divorces abondent, la presse
ricane sur ces idoles à genoux, quand elle ne les enterre pas
directement. La seconde moitié des années 70 a été impitoyable
avec nombres de groupes de la fin des années 60 : Savoy Brown,
Leslie West, Chicken Shack, Soft Machine, Allman Brothers Band,
Canned Heat, Groundhogs, Stephen Stills, Black Sabbath…. Tous ont
connu ce moment difficile, et beaucoup n’en sont d’ailleurs
jamais revenus, poursuivant à sortir un disque de temps en temps, et
à faire quelques concerts dans de petites salles pour le plaisir
d’un public d’initiés qui ne les a pas oublié.
Terry
Reid, jeune prodige du Rythm’N’Blues anglais de la fin des années
60, va connaître une carrière douloureuse après des débuts
fulgurants, et deux premiers disques brillants et prometteurs d’un
bel avenir. Il refusera deux opportunités majeures pour se consacrer
à sa carrière : le poste de chanteur dans Led Zeppelin, puis
celui
de
Deep Purple en
remplacement de Rod Evans.
Il jouera tout
de même en
première partie de Cream sur leur tournée d’adieu en 1968, sera
ami avec Hendrix, Clapton, et Keith Richards. Mais il commettra une
erreur de taille : signer un contrat avec le retors producteur
Mickie Most. Maître des destinées de Donovan et
Jeff Beck, l’homme n’est pas du genre à lâcher le morceau, et
n’aspire qu’à une seule chose : gagner beaucoup d’argent
en investissant au minimum. Ce qu’il veut c’est du tube sur 45
tours. Les albums concepts, les longues heures en studio ne
l’intéressent absolument pas. Il faut que ce soit efficace,
commercial. Fin
1969, lassé
de son image de belle gueule chanteur de Soul, Terry Reid veut aller
plus loin dans sa musique. Il commence à travailler avec le
multi-instrumentiste David Lindley, mais cela n’est guère du goût
de Most. Les deux hommes se fâchent, mais c’est le producteur qui
aura le dernier mot. Empêchant Reid de partir de son giron, il
bloque toute activité musicale pendant plus de deux ans. Le jeune
guitariste-chanteur survit grâce aux concerts, et maintien l’intérêt
du public grâce à ses apparitions au Festival de l’Ile de Wight
de
1970,
et à celui de Glastonbury en 1971. Il est repêché in-extremis par
Ahmet Ertegun, producteur d’Atlantic, et qui
a
notablement
signé
Led Zeppelin.
Terry
Reid ne sait alors plus quelle tournure donnée à sa carrière, et
va mettre deux années supplémentaires pour accoucher du superbe
River,
en 1973. Cela fera quatre ans que le musicien n’aura pas sorti de
nouvel album, une éternité à l’époque. Et sa musique a changé,
très clairement orientée vers des sonorités West-Coast, où Reid a
déménagé en 1971 avec Lindley pour trouver meilleure fortune.
Crosby, Stills, Nash, And Young, Neil Young, Jackson Brown, les
Byrds… sont des sources d’inspiration majeures d’une musique
complètement différente, qui désoriente le public qui
avait en tête le jeune homme chantant de la Soul blanche.
L’album disparaîtra dans les bacs à soldeur. Terry
Reid
mettra trois années supplémentaires pour sortir un nouvel album,
Seeds
Of Memory,
paru en 1976. Graham Nash vient lui prêter main forte, et le disque
poursuit son exploration de la musique américaine. C’est une
nouvelle réussite artistique. L’album pointe même le coin de sa
pochette cartonnée à la 172ème
place des classements américains. Pourtant, son nouveau label, ABC,
est racheté par la major MCA, qui enterre aussitôt tout
investissement sur le catalogue de sa
nouvelle aquisition.
Le disque disparaît donc à nouveau dans les oubliettes de la
musique.
Terry
Reid consacre désormais majoritairement son temps comme musicien de
session pour de nombreux musiciens : Graham
Nash,
Jackson Browne…. Son talent ne semble pas totalement oublié,
puisque Capitol lui propose un nouveau contrat discographique en
1978. Il investit rapidement les Brother’s Studios de Santa Monica
sous la houlette de Chris Kimsey afin d’accoucher de nouvelles
chansons et de quelques reprises. Pris par ses obligations de
sessionman, Reid n’a que peu de compositions nouvelles, mais ne
veut pas laisser davantage de temps entre deux disques, espérant
profiter du succès commercial de la musique californienne :
Doobie Brothers, Eagles, Fleetwood Mac…. Pour ce nouvel
enregistrement, Terry Reid a décidé de se doter d’une formation
resserrée : Lee Miles à la basse, Doug Rodrigues à la guitare
lead, et John Siomos à la batterie. Quelques menus apports de
claviers et de chœurs sont réalisés, mais le noyau musical est ce
quatuor totalement électrique, hormis la splendide
dernière
chanson, All
I Have To Do Is Dream.
On retrouve ainsi la puissance des deux premiers disques de Terry
Reid, sans fioriture superflue, juste du Rock’N’Soul sauvage.
Nous
sommes donc à Santa Monica fin 1978. La carrière du
chanteur est,
comme je l’ai détaillé plus haut, dans une voie de garage
certaine. Si Terry Reid avait dû exploser internationalement,
c’était huit ans plus tôt. Mais il semble bien que toutes les
chances soient sévèrement compromises, et qu’il ne reste qu’une
infime lueur d’espoir que ce nouveau disque puisse toucher
soudainement un large public. Il paraît bien évident que Reid
lui-même ne doit guère se faire d’illusion à ce sujet, espérant
juste défendre sa propre musique dans de bonnes conditions. Il n’est
pas difficile d’imaginer que cette situation d’espoir déchu doit
être quelque peu douloureux moralement pour lui. Se dire que l’on
a côtoyé, partager la scène et collaborer avec les plus grands,
refuser deux propositions impossibles à refuser avec le recul, et
que l’on a fait l’objet de l’engouement de la presse et des
musiciens pour son talent de chanteur comme de compositeur, pour
finalement finir comme musicien de studio, doit être un sujet
d’amertume profonde. Et ne parlons pas de la rancœur portée à
l’encontre de Mickie Most qui lui sabota sciemment sa carrière, ni
du mépris du public et des maisons de disques dont a fait l’objet
ses deux derniers disques. Ce doit être une plaie béante qu’ il
doit être bien difficile de cautériser.
Rogue
Waves
en distille toute la mélancolie larvée. C’est un album à la fois
très ensoleillé, mais aussi très amer. Il y a une désillusion
immense qui plane sur les interprétations, sur la musicalité de
toutes les chansons. Comme une ballade le soir, seul, au bord de la
jetée, histoire de faire le point sur les événements
de la vie. Terry Reid a pourtant fait une petite sélection de
morceaux de Soul bien sentis, dont deux de Phil Spector : « Baby
I Love You » et « Then I Kissed Her ». Il veut y
croire, faire exploser le vrai Rythm’N’Blues à la face du monde,
rappeler combien cette musique fut essentielle à l’éclosion du
Rock californien de la fin des années 70, ce groove implacable. Mais
aussi que la vraie musique noire n’est pas le Disco, mais bien la
Soul et le Funk. Pourtant, ce rappel érudit n’aura aucune chance
de porter dans un océan de Rock FM calibré qui se fiche bien des
références. Pas plus que ne réussira à le
faire Steve Marriott lorsqu’il voulut faire paraître son nouveau
disque d’Humble Pie gorgé de Blues et de Soul en 1975, et que A&M
lui signifia vertement de garder les bandes et d’enregistrer un
vrai album de Rock.
Ma
référence à la formation de Marriott n’est pas innocente, car
Rogue
Waves
est à bien des égards similaire à la musique d’Humble Pie. Outre
la voix puissante et rageuse des deux chanteurs, on trouve un mélange
de compositions originales et de reprises Rythm’N’Blues passées
à la moulinette Heavy-Blues anglais. On y trouve donc toute la
frustration électrique des petits blanc-becs de la banlieue
londonienne, même installés sous le soleil californien, couplée à
ce groove fuligineux inhérent à la musique noire américaine.
« Ain’t No Shadow » qui ouvre le disque débute par un
riff tendu, et tient grâce à une rythmique puissante et Funk.
Petite particularité que l’on retrouvera tout au long des huit
premiers morceaux, le riff est doublé d’accords
gorgés
d’écho, qui amène un sentiment de vague-à-l’âme profond, et
qui est une rare concession de Terry Reid à son époque. Cela ne
nuit bien évidemment absolument pas à l’album, cet effet ne fait
que renforcer la mélancolie prégnante de la musique. « Baby I
Love You » est une version très Heavy-Blues de ce classique
spectorien. On ne retrouve plus le swing de la Soul des années 60,
mais bien la dramaturgie Rock-Blues anglaise. « Bowangi »
en est également doté, par ailleurs une composition originale de
Reid.
La
cohésion du quartet est sans faille. Il est doté d’une fulgurance
électrique totale, capable de tout jouer avec inspiration,
personnalité, et capacité à s’approprier les morceaux. On
pourrait ne soupçonner qu’un agrégat de professionnels de la
musique ultra-pointus, mais là n’est pas la vérité. Car il faut
bien l’avouer, ce disque n’ayant pas d’autre enjeu que de
permettre à Terry Reid de continuer sa discrète carrière solo,
tous participent
à ces sessions musicales qui se dessinent sous le signe du plaisir
de jouer du Rock’N’Soul avec la plus grande conviction et la plus
grande décontraction. Tous en ont sans doute assez soupé de jouer
les longs couteaux derrières diverses
vedettes de variété, de Rock Californien ou de Disco. Alors se
mettre à la disposition d’un immense chanteur comme Terry Reid,
est une magnifique occasion, aussi modeste soit-elle. Et tous se
retrouvent en rangs serrés derrière Terry, qui met une fois de plus
ses tripes sur la table, dans des sessions aux prises de son très
directes, afin de conserver l’authenticité Rock qu’il
affectionne tant.
Et
sous le soleil californien de Santa Monica, entre deux roller-girls
en mini-shorts, et deux Muscle-Cars aux chromes et logos tapageurs,
un petit anglais enregistra à nouveau un grand disque, le dernier
avant un silence de douze longues années. Les seventies et leur
belle folie s’évanouirent, les belles illusions de Terry Reid
aussi. Le disque ne bénéficiera une fois de plus d’aucune
promotion, Capitol étant rachetée par une nouvelle major, EMI. Reid
jouera à nouveau quelques concerts, de plus en plus erratiques, se
résignant à ne consacrer son immense talent que pour des sessions
alimentaires. Et se dispersèrent les belles années dans le vent de
sable au son de « Rogue Waves » et sa belle mélancolie
tellement prémonitoire.
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4 commentaires:
J'aime bien ce disque (que j'avais eu du mal à trouver) ; je le mettrai même en troisième position.
J'attends toujours une remasterisation.
Dire qu'avec un minimum de chance, ce gars là aurait pu (aurait dû) faire partie des grands chanteurs des 70's (et d'au-delà ?).
Il vient d'enregistrer un titre avec Joe Perry pour un nouvel album solo. Iggy Pop et David Johansen seront aussi de la partie. Les vieux se serrent les coudes !
Vraiment ?
Je le croyais à la retraite, sortant en de très rares occasions de sa caverne pour deux ou trois concerts.
J'ai hâte d'écouter ça. En espérant qu'il n'a pas trop perdu sa voix.
Il a sorti un live en 2012, enregistré à Londres : "Live In London". Le disque est de bonne tenue, la voix et le timbre sont encore là, légèrement voilé, il a juste un peu de mal à monter dans les aigus par moments. D'ailleurs, c'est assez cocasse d'entendre sa voix en le voyant, car physiquement, il a bien trinqué pépère.
Il fait toujours des concerts, il était en tournée en Irlande, et avant, il a fait sa première tournée américaine depuis des années. Il joue dans de petites salles. Par contre, il a dû reporter quelques dates à cause d'une infection de la poitrine. On va espérer qu'il ne fasse pas parti de la longue liste des morts du Rock depuis décembre 2015.
Egalement, aujourd'hui sort un disque d'inédits issus des sessions de l'album "River" de 1973. Ca s'appelle "The Other Side Of The River" et je vais me le procurer, car j'adore ce disque.
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