"Devant
la vitre, mon esprit s'égare. J'ai peur, je suis déstabilisé. Il
n'y aura pourtant aucune concession."
VAN
DER GRAAF : Vital 1978
Il
est presque sept heure du soir lorsque je quitte mon travail. C'est
la fin d'une nouvelle journée bien chargée débutée peu avant huit
heure ce matin. Je suis fatigué, état compliqué par un rhume
tenace. Le ciel est gris, et l'obscurité nocturne enveloppe le ciel.
L'air est plutôt doux, le vent souffle en bourrasques dans les
grands arbres du quartier. Au loin, de l'autre côté des voies
ferrées, je vois les peupliers d'Italie danser en rythme. Les
feuilles jaunissent, l'automne s'installe.
Je
n'ai pas beaucoup de chemin à faire entre mon lieu de travail et mon
immeuble, quelques centaines de mètres au plus. Je suis un salarié
flexible, rapidement sur mon lieu de travail, solide soldat du
vingt-et-unième siècle qui turbine, paye des factures et consomme.
Et encore, la troisième prérogative s'amenuise peu à peu pour se
limiter à un étroit confort de vivre caché derrière l'apparence
d'une réussite professionnelle et sociale.
Je
passe la clé magnétique pour entrer dans le hall de mon immeuble,
et j'ouvre ma boîte aux lettres. Je n'ai guère de courrier, et
lorsqu'il y en a, il a tendance à m'angoisser. L'enveloppe siglée
de ma banque n'est pas pour me réjouir : sûrement un
avertissement facturé pour me signaler que je n'ai plus un rond. Je
tourne la clé dans la serrure et j'entre dans mon appartement. Je
range mon blouson dans la penderie de l'entrée, et j'enlève mes
chaussures. La vision de mes livres et de mes disques me réchauffe
l'âme. Je suis au coeur de mes passions, de ce qui me permet
d'échapper à cette réalité si terne.
Je
regarde par la fenêtre, et j'admire la danse des bouleaux dans le
vent, leurs petites feuilles jaunissantes tombant sur l'herbe. Elles
forment une constellation naturelle. Je laisse mon cerveau divaguer
quelques maigres secondes avant de vaquer à quelques occupations
ménagères, et de faire le point mental sur les obligations
administratives qui me tracassent : un message électronique, un
coup de fil, une échéance…. J'ai l'impression d'avoir le cerveau
farci de ces tracas. Elles m'angoissent, me rongent. J'ai la
sensation d'être harcelé en permanence, de ne jamais réussir à
avoir l'esprit tranquille. Lorsque quelque chose s'améliore, c'est
toujours pour que deux ou trois affaires se dégradent. Je n'ai plus
la possibilité de souffler, de ne penser à rien. Je suis
constamment sous la pression de créanciers, de justifications
administratives. Je passe mes journées au travail, je dois jongler
avec des serveurs d'appel pour dénouer des imbroglios, tout en me
disant que tel ou tel loisir ne me sera pas permis, car je ne peux me
le permettre financièrement.
Je
regarde tomber les feuilles de bouleaux tomber sur l'herbe sous le
ciel gris et le vent, et j'ai l'impression d'être obsédé par
l'argent, ou plutôt le manque d'argent. Les puissants, eux-aussi
obsédés par l'argent, ne font que l'accumuler sur notre dos, et
nous, nous le sommes également, obsédés par l'argent, mais parce
que nous n'en avons pas assez pour payer nos factures et jouir d'un
peu de loisir.
J'ai
fini par apprécier les week-ends de pluie, parce que ce temps vous
interdit naturellement toute sortie, et donc dépense. Et je reste
là, dans mon appartement, à regarder une émission de télévision
intéressante dans une mer d'absurdités et d'émissions politiques
écœurantes de mépris politique et intellectuel. La lumière douce
et mon petit intérieur, mes précieux livres et disques, m'apportent
le réconfort. Je suis à l'abri, dans ma petite bulle. Malgré les
courriers électroniques, les sms, et toutes les agressions de cette
société fasciste libérale, j'ai encore quelques mètres-carrés
d'espace préservés dans lequel je peux m'échapper. Mais j'ai de
plus en plus la sensation qu'il est violé par l'agressivité de
cette société de malades mentaux ultra-libéraux. Nous sommes dans
l'ère de la décadence du Capitalisme. La décadence de l'Empire
Romain fut celle de toutes les aberrations avant la chute. Mais il
n'était alors pas question de voir la nature s'effondrer avec.
Désormais,
je n'ose plus bouger. Sortir de chez moi me coûte, et je suis aux
abois. Je ne pensais pas en arriver à une telle situation. Mais j'y
suis, et cela me torture mentalement. Je fais désormais un unique
repas complet par jour, et tout le reste me permet de payer mes
factures et d'apporter un peu de confort à ma fille. Je suis
désormais un chien solitaire qui laisse son maigre butin à ces âmes
les plus fragiles.
Devant
la vitre, mon esprit s'égare. J'ai peur, je suis déstabilisé. Il
n'y aura pourtant aucune concession. Cette musique me provoque des
sensations étranges. Elle me parle si intensément en mon for
intérieur.
Dans
ce cataclysme intérieur émergea un jour un morceau d'un disque en
concert de Van Der Graaf Generator. Ou plutôt de Van Der Graaf,
parce le quatuor originel formé par Peter Hammill au chant, à la
guitare, au piano, Hugh Banton aux claviers, David Jackson aux
cuivres, et Guy Evans à la batterie. Je ne sais plus vraiment par
quel biais, quel miracle. L'histoire de Van Der Graaf Generator est
déjà une malédiction. Le quatuor s'imposa en Italie comme de
véritables stars du Rock, alors qu'ils pratiquaient un Rock
Progressif élaboré et complexe. Je connaissais Van Der Graaf
Generator, jusqu'à ce que je tombe sur une version de « Nadir's
Big Chance » en direct, un morceau d'un album solo de Peter
Hammill. Je ne pensais pas que je pourrais être réduit à …
Le
ciel bas et gris se brouille de bruine, une humidité froide qui
pénètre les chairs. Ce devait être le même univers triste lorsque
fut enregistré ce double live de Van Der Graaf, le 16 janvier 1978
au Marquee de Londres. Van Der Graaf Generator s'était séparé en
1972 avant de revenir deux petites années plus tard avec toujours
autant de vigueur artistique, mais pas commercial. Et l'arrivée du
Punk réduisit en cendres les derniers espoirs du quatuor, mis dans
le même panier Prog que Pink Floyd, Yes, ELP et Genesis. David
Jackson et Hugh Banton se retirèrent, la formation évolua en 1977.
Nic Potter prit la basse, un ancien du line-up originel de 1969.
Charles Dickie prit les claviers et le violoncelle, et Graham Smith
le violon. Le groupe se renomma Van Der Graaf, et sortit le
magnifique The Quiet Zone/ The Pleasur Dome.
Cet
album live est tiré de la tournée de promotion de ce premier album
sous le nom de Van Der Graaf. L'apport des cordes a coupé la musique
du groupe de ses fondations Jazz portées par Jackson. L'influence
musicale de Peter Hammill est plus présente. Sorte de barde
électrique désespéré, il est un alter-ego typiquement anglais de
Lou Reed, quelque part. Hammill ne se contente pas de scruter la
société et les petites gens, il en est un acteur furieux et
possédé, partie intégrante d'un monde brutal dont il est l'une des
victimes.
« Ship
Of Fools » ouvre le set. C'est une face B d'un simple de 1977.
Ce morceau d'une brutalité totale ravage les oreilles des
spectateurs imprudents et timides du Marquee. Ce qui frappe l'oreille
d'entrée, c'est la ligne de basse monstrueuse de Potter, gorgée de
saturation, sale, obsédante. Le violon et le violoncelle virevolte
entre la basse, les riffs de guitare et la voix torturée de Peter
Hammill. Guy Evans est impressionnant à la batterie, pilonnant ses
fûts et sa cymbale ride avec démence. On est dans une forme de
Heavy-Metal corrosif et malsain, quasiment symphonique et gothique
avant l'heure. Toutefois, il n'est pas question de lamentations
vaines et suicidaires. Le ton de Hammill est celui de la rage au
ventre, de la colère noire, de l'homme qui se débat dans ses affres
quotidiens, jusqu'à la folie. Le titre se termine en musique de
chambre lugubre.
L'interprétation
de « Still Life », pièce sonore de 1976, injecte son poison
malsain. La scansion de Hammill rend la chose vertigineuse de
douleur. « Last Frame » est issu du dernier album. La
basse tonne sur un tapis de violon hululant et grinçant. Puis la
rythmique démarre, celle de Evans et Potter. La mélodie est striée
de quelques arpèges de guitare qui accentue la mélancolie profonde
du morceau. L'incendie intérieur qui brûle dans la gorge et l'âme
de Peter Hammill semble enfin trouvé son véritable accompagnement,
son pendant instrumental. On ressent la virulence de l'être bafoué,
constamment violenté par la société. Il hurle de rage, des larmes
plein les yeux, les maxillaires serrées, de la salive plein la
bouche, à genoux sur le sol de son modeste salon, tapant par terre à
s'en faire saigner les points.
« Mirror
Images » plane dans une brume de piano électrique liquide
surmonté de violon et de flûte. La batterie frappe fort,
accompagnée d'une ligne de basse aussi délicate que Potter peut
offrir, c'est-à-dire fortement massive. Les nuages gris se
dispersent pour laisser place à quelques lambeaux de ciel bleu. Il
fait froid, et le vent souffle. Les feuilles jaunies des platanes
virevoltent, le soleil n'apparaît que par éclats blanchâtres entre
deux masses célestes grisonnantes. Mais cette lumière et ce bleu
rallume un peu d'espoir à une journée qui aurait pu être aussi
triste que les précédentes, puisque rien ne change.
Après
cette interlude pâle, Van Der Graaf plonge dans son passé pour
extirper un medley curieux et audacieux : « A Plague Of
Lighthouse Keepers » issu de Pawn Hearts en 1971, et
« Sleepwalkers » de Godbluff en 1975. Van Der
Graaf fouille l'héritage de son passé si proche, jetant la
passerelle évidente avec Van Der Graaf Generator, mais se libérant
d'une étreinte artistique qui engendra la dislocation du groupe
original. Cet audacieux alliage de deux morceaux absolument pas liés
historiquement est exceptionnel. Il est encore renforcé par la
présence de David Jackson lui-même qui vient apporter en voisin sa
contribution, preuve que ces hommes sont artistiquement intensément
liés. Aucune note n'est superflue. C'est une symphonie du quotidien,
une mise en musique de cette vie de con. Toutefois, il y a ces stries
précieuses de vie et d'humanité qui font de l'oeuvre de Van Der
Graaf Generator et de Peter Hammill des biens précieux pour l'âme.
Batterie et basse imprime un tempo féroce sur lequel se fixe le
violon, le haut-bois et le piano. Et puis il y a cette voix féroce
et corrosive.
Le
second disque débute par une relique de Van Der Graaf Generator :
« Pionneers Over C » de l'album H To He Who Am The
Only One de décembre 1970. Le morceau se voit injecter une
violente dose de colère noire. Le violon, la guitare et la basse
accentuent ce terreau de rage furieuse. Ce qui ne sortait que par
étincelles des disques originaux dégueulent sur ces deux galettes.
L'étrange contraste entre les cordes et les instruments électriques
provoquent un choc entre violence et abandon. Puis les deux se
rencontrent pour provoquer un cataclysme sonore épais et visqueux
comme le pétrole.
« Sci-Finance »
est un sarcasme sur ceux qui nous asservissent. Derrière sa barrière
folk se cache la haine de ces hommes qui nous condamnent à mourir
avec le sourire, pour notre bien. La tension intellectuelle est telle
sur scène qu'elle aboutit à l'impressionnant et obsédant
instrumental : « Urban/Killer/Urban ».
Le
set se clôt sur la reprise du morceau de Peter Hammill :
« Nadir's Big Chance ». La chose est Punk soniquement
parlant, bien plus que certaines merdes Pop. La furie de Peter
Hammill, prestigieuse, plus belle encore que sur son album solo
initial de 1975, déjà sacrément solide.
Je
ressens la danse sur cette monstruosité sonore. Je bondis sur mon
tapis IKEA poussiéreux devant la baie vitrée des années soixante.
La lumière solaire baisse, la brume a envahi l'horizon. Nos arbres
et nos collines ont soif. Elles vont se reconstituer, pendant que la
noirceur de mon esprit rencontre celle du ciel. Cette atmosphère
triste et grise ne me déplaît pas. Je n'ai aucun prétexte à
sortir, je préfère la chaleur de mon appartement, celui dont le
loyer contribue à mes charges. Et puis en fait, je n'en ai pas
spécialement envie. Je préfère me replier sur moi-même. Cette
météo perturbée est une bien belle excuse à fuir à une vie
sociale dont je n'ai finalement pas vraiment envie. Je finis par
apprécier la solitude ponctuée de quelques sorties. Je crois qu'il
m'ait impossible de faire comprendre la fureur intérieure qui
m'anime.
Je
passe l'entrée de l'immeuble, et il tombe sur mon visage et mon
crâne une pluie disparate. Je remonte la rue. J'aurais presque envie
d'aller plus loin. Je n'irai pas. Ainsi s'arrête mon trajet
quotidien. Je ne dépense pas grand-chose. Mais je suis cet homme en
voisin. Peut-être que mon avenir me réservera un peu d'espoir,
au-delà du Nadir.
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