jeudi 31 octobre 2019

VAN DER GRAAF 1978


"Devant la vitre, mon esprit s'égare. J'ai peur, je suis déstabilisé. Il n'y aura pourtant aucune concession."



VAN DER GRAAF : Vital 1978

Il est presque sept heure du soir lorsque je quitte mon travail. C'est la fin d'une nouvelle journée bien chargée débutée peu avant huit heure ce matin. Je suis fatigué, état compliqué par un rhume tenace. Le ciel est gris, et l'obscurité nocturne enveloppe le ciel. L'air est plutôt doux, le vent souffle en bourrasques dans les grands arbres du quartier. Au loin, de l'autre côté des voies ferrées, je vois les peupliers d'Italie danser en rythme. Les feuilles jaunissent, l'automne s'installe.

Je n'ai pas beaucoup de chemin à faire entre mon lieu de travail et mon immeuble, quelques centaines de mètres au plus. Je suis un salarié flexible, rapidement sur mon lieu de travail, solide soldat du vingt-et-unième siècle qui turbine, paye des factures et consomme. Et encore, la troisième prérogative s'amenuise peu à peu pour se limiter à un étroit confort de vivre caché derrière l'apparence d'une réussite professionnelle et sociale.

Je passe la clé magnétique pour entrer dans le hall de mon immeuble, et j'ouvre ma boîte aux lettres. Je n'ai guère de courrier, et lorsqu'il y en a, il a tendance à m'angoisser. L'enveloppe siglée de ma banque n'est pas pour me réjouir : sûrement un avertissement facturé pour me signaler que je n'ai plus un rond. Je tourne la clé dans la serrure et j'entre dans mon appartement. Je range mon blouson dans la penderie de l'entrée, et j'enlève mes chaussures. La vision de mes livres et de mes disques me réchauffe l'âme. Je suis au coeur de mes passions, de ce qui me permet d'échapper à cette réalité si terne.

Je regarde par la fenêtre, et j'admire la danse des bouleaux dans le vent, leurs petites feuilles jaunissantes tombant sur l'herbe. Elles forment une constellation naturelle. Je laisse mon cerveau divaguer quelques maigres secondes avant de vaquer à quelques occupations ménagères, et de faire le point mental sur les obligations administratives qui me tracassent : un message électronique, un coup de fil, une échéance…. J'ai l'impression d'avoir le cerveau farci de ces tracas. Elles m'angoissent, me rongent. J'ai la sensation d'être harcelé en permanence, de ne jamais réussir à avoir l'esprit tranquille. Lorsque quelque chose s'améliore, c'est toujours pour que deux ou trois affaires se dégradent. Je n'ai plus la possibilité de souffler, de ne penser à rien. Je suis constamment sous la pression de créanciers, de justifications administratives. Je passe mes journées au travail, je dois jongler avec des serveurs d'appel pour dénouer des imbroglios, tout en me disant que tel ou tel loisir ne me sera pas permis, car je ne peux me le permettre financièrement.

Je regarde tomber les feuilles de bouleaux tomber sur l'herbe sous le ciel gris et le vent, et j'ai l'impression d'être obsédé par l'argent, ou plutôt le manque d'argent. Les puissants, eux-aussi obsédés par l'argent, ne font que l'accumuler sur notre dos, et nous, nous le sommes également, obsédés par l'argent, mais parce que nous n'en avons pas assez pour payer nos factures et jouir d'un peu de loisir.

J'ai fini par apprécier les week-ends de pluie, parce que ce temps vous interdit naturellement toute sortie, et donc dépense. Et je reste là, dans mon appartement, à regarder une émission de télévision intéressante dans une mer d'absurdités et d'émissions politiques écœurantes de mépris politique et intellectuel. La lumière douce et mon petit intérieur, mes précieux livres et disques, m'apportent le réconfort. Je suis à l'abri, dans ma petite bulle. Malgré les courriers électroniques, les sms, et toutes les agressions de cette société fasciste libérale, j'ai encore quelques mètres-carrés d'espace préservés dans lequel je peux m'échapper. Mais j'ai de plus en plus la sensation qu'il est violé par l'agressivité de cette société de malades mentaux ultra-libéraux. Nous sommes dans l'ère de la décadence du Capitalisme. La décadence de l'Empire Romain fut celle de toutes les aberrations avant la chute. Mais il n'était alors pas question de voir la nature s'effondrer avec.

Désormais, je n'ose plus bouger. Sortir de chez moi me coûte, et je suis aux abois. Je ne pensais pas en arriver à une telle situation. Mais j'y suis, et cela me torture mentalement. Je fais désormais un unique repas complet par jour, et tout le reste me permet de payer mes factures et d'apporter un peu de confort à ma fille. Je suis désormais un chien solitaire qui laisse son maigre butin à ces âmes les plus fragiles.

Devant la vitre, mon esprit s'égare. J'ai peur, je suis déstabilisé. Il n'y aura pourtant aucune concession. Cette musique me provoque des sensations étranges. Elle me parle si intensément en mon for intérieur.
Dans ce cataclysme intérieur émergea un jour un morceau d'un disque en concert de Van Der Graaf Generator. Ou plutôt de Van Der Graaf, parce le quatuor originel formé par Peter Hammill au chant, à la guitare, au piano, Hugh Banton aux claviers, David Jackson aux cuivres, et Guy Evans à la batterie. Je ne sais plus vraiment par quel biais, quel miracle. L'histoire de Van Der Graaf Generator est déjà une malédiction. Le quatuor s'imposa en Italie comme de véritables stars du Rock, alors qu'ils pratiquaient un Rock Progressif élaboré et complexe. Je connaissais Van Der Graaf Generator, jusqu'à ce que je tombe sur une version de « Nadir's Big Chance » en direct, un morceau d'un album solo de Peter Hammill. Je ne pensais pas que je pourrais être réduit à …

Le ciel bas et gris se brouille de bruine, une humidité froide qui pénètre les chairs. Ce devait être le même univers triste lorsque fut enregistré ce double live de Van Der Graaf, le 16 janvier 1978 au Marquee de Londres. Van Der Graaf Generator s'était séparé en 1972 avant de revenir deux petites années plus tard avec toujours autant de vigueur artistique, mais pas commercial. Et l'arrivée du Punk réduisit en cendres les derniers espoirs du quatuor, mis dans le même panier Prog que Pink Floyd, Yes, ELP et Genesis. David Jackson et Hugh Banton se retirèrent, la formation évolua en 1977. Nic Potter prit la basse, un ancien du line-up originel de 1969. Charles Dickie prit les claviers et le violoncelle, et Graham Smith le violon. Le groupe se renomma Van Der Graaf, et sortit le magnifique The Quiet Zone/ The Pleasur Dome.

Cet album live est tiré de la tournée de promotion de ce premier album sous le nom de Van Der Graaf. L'apport des cordes a coupé la musique du groupe de ses fondations Jazz portées par Jackson. L'influence musicale de Peter Hammill est plus présente. Sorte de barde électrique désespéré, il est un alter-ego typiquement anglais de Lou Reed, quelque part. Hammill ne se contente pas de scruter la société et les petites gens, il en est un acteur furieux et possédé, partie intégrante d'un monde brutal dont il est l'une des victimes.

« Ship Of Fools » ouvre le set. C'est une face B d'un simple de 1977. Ce morceau d'une brutalité totale ravage les oreilles des spectateurs imprudents et timides du Marquee. Ce qui frappe l'oreille d'entrée, c'est la ligne de basse monstrueuse de Potter, gorgée de saturation, sale, obsédante. Le violon et le violoncelle virevolte entre la basse, les riffs de guitare et la voix torturée de Peter Hammill. Guy Evans est impressionnant à la batterie, pilonnant ses fûts et sa cymbale ride avec démence. On est dans une forme de Heavy-Metal corrosif et malsain, quasiment symphonique et gothique avant l'heure. Toutefois, il n'est pas question de lamentations vaines et suicidaires. Le ton de Hammill est celui de la rage au ventre, de la colère noire, de l'homme qui se débat dans ses affres quotidiens, jusqu'à la folie. Le titre se termine en musique de chambre lugubre.
L'interprétation de « Still Life », pièce sonore de 1976, injecte son poison malsain. La scansion de Hammill rend la chose vertigineuse de douleur. « Last Frame » est issu du dernier album. La basse tonne sur un tapis de violon hululant et grinçant. Puis la rythmique démarre, celle de Evans et Potter. La mélodie est striée de quelques arpèges de guitare qui accentue la mélancolie profonde du morceau. L'incendie intérieur qui brûle dans la gorge et l'âme de Peter Hammill semble enfin trouvé son véritable accompagnement, son pendant instrumental. On ressent la virulence de l'être bafoué, constamment violenté par la société. Il hurle de rage, des larmes plein les yeux, les maxillaires serrées, de la salive plein la bouche, à genoux sur le sol de son modeste salon, tapant par terre à s'en faire saigner les points.

« Mirror Images » plane dans une brume de piano électrique liquide surmonté de violon et de flûte. La batterie frappe fort, accompagnée d'une ligne de basse aussi délicate que Potter peut offrir, c'est-à-dire fortement massive. Les nuages gris se dispersent pour laisser place à quelques lambeaux de ciel bleu. Il fait froid, et le vent souffle. Les feuilles jaunies des platanes virevoltent, le soleil n'apparaît que par éclats blanchâtres entre deux masses célestes grisonnantes. Mais cette lumière et ce bleu rallume un peu d'espoir à une journée qui aurait pu être aussi triste que les précédentes, puisque rien ne change.

Après cette interlude pâle, Van Der Graaf plonge dans son passé pour extirper un medley curieux et audacieux : « A Plague Of Lighthouse Keepers » issu de Pawn Hearts en 1971, et « Sleepwalkers » de Godbluff en 1975. Van Der Graaf fouille l'héritage de son passé si proche, jetant la passerelle évidente avec Van Der Graaf Generator, mais se libérant d'une étreinte artistique qui engendra la dislocation du groupe original. Cet audacieux alliage de deux morceaux absolument pas liés historiquement est exceptionnel. Il est encore renforcé par la présence de David Jackson lui-même qui vient apporter en voisin sa contribution, preuve que ces hommes sont artistiquement intensément liés. Aucune note n'est superflue. C'est une symphonie du quotidien, une mise en musique de cette vie de con. Toutefois, il y a ces stries précieuses de vie et d'humanité qui font de l'oeuvre de Van Der Graaf Generator et de Peter Hammill des biens précieux pour l'âme. Batterie et basse imprime un tempo féroce sur lequel se fixe le violon, le haut-bois et le piano. Et puis il y a cette voix féroce et corrosive.

Le second disque débute par une relique de Van Der Graaf Generator : « Pionneers Over C » de l'album H To He Who Am The Only One de décembre 1970. Le morceau se voit injecter une violente dose de colère noire. Le violon, la guitare et la basse accentuent ce terreau de rage furieuse. Ce qui ne sortait que par étincelles des disques originaux dégueulent sur ces deux galettes. L'étrange contraste entre les cordes et les instruments électriques provoquent un choc entre violence et abandon. Puis les deux se rencontrent pour provoquer un cataclysme sonore épais et visqueux comme le pétrole.

« Sci-Finance » est un sarcasme sur ceux qui nous asservissent. Derrière sa barrière folk se cache la haine de ces hommes qui nous condamnent à mourir avec le sourire, pour notre bien. La tension intellectuelle est telle sur scène qu'elle aboutit à l'impressionnant et obsédant instrumental : « Urban/Killer/Urban ».

Le set se clôt sur la reprise du morceau de Peter Hammill : « Nadir's Big Chance ». La chose est Punk soniquement parlant, bien plus que certaines merdes Pop. La furie de Peter Hammill, prestigieuse, plus belle encore que sur son album solo initial de 1975, déjà sacrément solide.

Je ressens la danse sur cette monstruosité sonore. Je bondis sur mon tapis IKEA poussiéreux devant la baie vitrée des années soixante. La lumière solaire baisse, la brume a envahi l'horizon. Nos arbres et nos collines ont soif. Elles vont se reconstituer, pendant que la noirceur de mon esprit rencontre celle du ciel. Cette atmosphère triste et grise ne me déplaît pas. Je n'ai aucun prétexte à sortir, je préfère la chaleur de mon appartement, celui dont le loyer contribue à mes charges. Et puis en fait, je n'en ai pas spécialement envie. Je préfère me replier sur moi-même. Cette météo perturbée est une bien belle excuse à fuir à une vie sociale dont je n'ai finalement pas vraiment envie. Je finis par apprécier la solitude ponctuée de quelques sorties. Je crois qu'il m'ait impossible de faire comprendre la fureur intérieure qui m'anime.

Je passe l'entrée de l'immeuble, et il tombe sur mon visage et mon crâne une pluie disparate. Je remonte la rue. J'aurais presque envie d'aller plus loin. Je n'irai pas. Ainsi s'arrête mon trajet quotidien. Je ne dépense pas grand-chose. Mais je suis cet homme en voisin. Peut-être que mon avenir me réservera un peu d'espoir, au-delà du Nadir.



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